L. française reçue 29.  >
De N. Le Clerc,
le 11 mars 1657

De Toul, [1] ce 11e mars 1657.

Monsieur, [a][2][3]

Au retour de la campagne, d’où je viens de traiter une demoiselle malade, j’ai trouvé dans ma chambre une lettre pour vous de M. de Péricard, [1][4] ancien conseiller de ce parlement, homme très savant, mon bon ami et mon compatriote, à qui votre réputation, avec ce que je lui ai pu témoigner, vous a fait connaître ; en sorte qu’il cherchera occasion de faire amitié avec vous ; et si vous lui faites réponse, vous pourrez m’adresser vos lettres chez M. du Pasquier, chanoine de la cathédrale de Toul. [2][5] J’arrivai ces jours passés du Châtelet, auprès de Neufchâteau, [3][6] où je fus appelé pour M. le marquis de Bassompierre, neveu de feu M. le maréchal de Bassompierre, trois jours avant sa mort. [4][7][8] C’était un homme de débauche et qui buvait continuellement quantité de vin d’Espagne, [9][10] de rossolis, [11] d’eau-de-vie, [12] et du vinaigre tout pur, [13] des rôties de poivre, [5][14] et autres choses semblables. Après avoir traîné trois ou quatre mois assez languissant, avec inappétence et vomissant parfois, à la fin il a été obligé de s’aliter ; et durant vingt ou vingt et deux jours qu’il a été malade, ni médicament, de quelque manière que l’on lui ait donné, ni aliment solide ou liquide, sa boisson même, n’a pu demeurer l’espace d’un demi quart d’heure dans son estomac. Il vomissait vingt fois le jour trois chopines ou un pot < d’>un vomissement érugineux, [6] comme de la lie détrempée, acide, et qui prenait au nez. Dix ou douze jours avant mourir, le sanglot l’a pris deux mille fois le jour et la nuit ; επι εμετω λυγξ, [7][15] etc. Per morbi tempus nihil deiecit, etsi alvus enematis sæpius sollicitavit ; ob forsan intestinorum exinanitionem motusque éorum peristaltici labefactionem ; [8][16] et pendant tout ce temps-là, point de fièvre, son pouls seulement commença à se dérègler, trois ou quatre jours avant mourir. Après sa mort, Mme la marquise de Bassompierre, [17] sa femme, et Mme la marquise d’Haraucourt, sa sœur, [9][18] désirèrent que l’on l’ouvrît, tant pour voir la cause de sa mort que pour l’embaumer, car elles ont dessein de le mener à Nancy dans son église des minimes, que leur Maison a, je crois, fondée. [10][19] Nous avons trouvé un squirre au pylore de l’estomac, [20] gros comme un œuf, fait d’une pituite gypsée, [11][21] dur presque comme du cartilage. Au milieu de la substance de ce squirre, il y avait comme du petit gravier blanc. Enfin, il bouchait si exactement le pylore, ou le pylore lui-même était tellement squirreux ut nequidem stylus quamvis tenuis potuerit introduci ; [12] les tuniques de l’estomac < étaient > fort étendues et fort minces, les rugosités qui paraissent à sa membrane intérieure ne se remarquaient plus ; et point de cette pituite muqueuse qui les enduit. [13] La rate attachée à l’estomac fort désemplie et fort petite. Le foie était fort beau. Et dedans tous les grands vaisseaux, il n’y avait pas deux palettes de sang ; de sorte que omnino erat exsanguis[14] Je ne cesserai jamais de vous demander, mais comme je ne cesserai jamais de porter la qualité de votre écolier, je serai toujours dans la possession de vous importuner de mes demandes. J’ai dessein de me remettre à lire Galien de bout en bout plus exactement que je n’ai encore fait, je vous prie de me noter les livres que vous ne croyez pas et qui ne sont pas censés venir de lui ; et des siens, me marquer les meilleurs afin que je commence par ceux-là. [22] Il y a cinq ou six mois que je m’étais donné l’honneur de vous écrire pour un Galien grec que l’on me veut vendre, mais je ne sais si vous avez reçu ma lettre. Je vous prie de continuer d’aimer et d’enseigner,

Monsieur,

votre très humble et très obéissant serviteur,

Le Clerc.

Messieurs vos fils auront ici mes très humbles baisemains, s’il vous plaît.


a.

Lettre autographe de N. Le Clerc, médecin de Toul, « À Monsieur/ Monsieur Patin docteur en médecine de la Faculté de Paris/ dans la place du Chevalier/ du Guet rue Saint-Denis/ À Paris » : ms BIU Santé no 2007, fo 374 ro‑375 vo ; ayant sans doute eu l’œil attiré par le mot Bassompierre en parcourant la lettre, un lecteur anonyme a écrit dans la marge du haut : « Mr le marquis/ de Bassompierre ».

1.

V. lettre de Jacques Péricard, datée du 10 mars 1657.

2.

Sébastien du Pasquier, chanoine et trésorier de l’église cathédrale de Toul.

3.

Neufchâteau (Vosges) est à 42 kilomètres au sud de Toul ; Nicolas Luton Durival, Mémoires sur la Lorraine et le Barrois… (Nancy, Henry Thomas, 1783, page 163) :

« Il y avait anciennement un bourg à l’endroit où Thierry d’Enfer ou du Diable, tige de la Maison du Châtelet, fit bâtir un fort château, qu’on appela le Châtelet. Il était à droite de la rivière de Vair, élevé sur une éminence à deux lieues de Neufchâteau. Il ne reste plus qu’une des deux tours fortes, d’où les seigneurs différents se faisaient la guerre. Le Châtelet était le chef-lieu de la baronnie ; il est dans la Paroisse de Barville. »

Une branche de la Maison du Châtelet s’était unie aux d’Haraucourt (cités plus loin dans la lettre), ce qui expliquait la présence du marquis de Bassompierre en cet endroit.

4.

V. note [10], lettre 85, pour le maréchal François de Bassompierre (mort en 1646). Son neveu, fils de Georges-Africain de Bassompierre, se prénommait Charles : baron de Dompmartin, puis marquis de Bassompierre après la mort de son frère aîné, Anne-François (tué dans un duel en 1646), Charles était colonel d’un régiment dans les troupes de Lorraine, maréchal de camp. À ces détails biographiques, François-Alexandre Aubert de La Chesnaye (Dictionnaire généalogique, héraldique, chronologique et historique… Paris, Duchesne, 1757, tome i, page 175) ajoute que Charles de Bassompierre est mort en 1665 ; mais Moréri le dit mort « avant 1665 ».

5.

Rôtie : « Morceau de pain délié qu’on fait sécher en le rôtissant. On fait des rôties au beurre, à l’huile ; on les trempe dans l’hypocras [v. notule {a}, note [80], lettre latine 351], et autres vins de liqueur. On fait des rôties pour mettre dans des sauces, dans des étuvées, pour mettre sous un rognon, sous des bécasses. On dit proverbialement qu’un homme fait des rôties d’une chose lorsqu’il en mange ou qu’il en boit avec avidité, ou avec profusion » (Furetière).

6.

Érugineux : « Qui tient de la rouille de cuivre ; qui est de la couleur de vert-de-gris. Crachats érugineux, crachats verdâtres et porracés, dont la couleur est analogue à celle du vert-de-gris » (Littré).

7.

« en plus du vomissement, le hoquet [lugx en grec] ». Synonyme de hoquet, le sanglot est une « respiration violente et entrecoupée, poussée par une grande douleur ou une grande affliction. Il se fait par une contraction des fibres nerveuses de l’estomac à dessein de pousser dehors certaines vapeurs qui lui nuisent, et il arrive par réplétion et inanition, ou par quelque vice de la partie » (Furetière).

8.

« Il n’a rien exonéré [émis aucun excrément] pendant le temps de la maladie, bien que des lavements eussent très souvent sollicité le ventre ; en raison peut-être de l’épuisement des intestins et de la suppression de leur mouvement péristaltique [v. note [4] de la Consultation 19] ».

9.

Charles de Bassompierre s’était marié en 1644 avec Henriette d’Haraucourt, demoiselle de Chambley, fille de Ferry d’Haraucourt, seigneur de Chambley et Dombasle.

Anne-Marguerite de Bassompierre, sœur cadette de Charles, avait épousé Charles, marquis d’Haraucourt et de Faulquemont, etc., maréchal de Lorraine, général de la cavalerie de l’électeur de Bavière, gouverneur de Marsal (Moselle, place forte sise entre deux bras de la Seille) et parent éloigné de Henriette.{a}


  1. Histoire généalogique et chronologique de la Maison royale de France… Par le P. Anselme, augustin déchaussé, continuée par M. du Fourny. Revue, corrigée et augmentée par les soins du P. Ange et du P. Simplicien, augustins déchaussés, troisième édition, Paris, Compagnie des libraires associés, 1730, in‑fo, tome huitième ; page 467.

10.

Christophe de Bassompierre, père du maréchal, avait fondé le couvent des minimes de Nancy en 1592. Il a été détruit à la Révolution pour bâtir le lycée impérial, depuis lycée Raymond-Poincaré.

11.

Gypsé : « qui est rempli, couvert ou enduit de plâtre » (Trévoux).

V. note [1], lettre 330, pour la définition anatomique du pylore.

12.

« que pas même un stylet, si fin fût-il, n’a pu y être introduit. »

13.

Il y avait une dilatation extrême de l’estomac (en amont du pylore obstrué) avec disparition des plis de sa membrane interne et du mucus qui la tapisse normalement.

14.

« il était entièrement exsangue » : anémie profonde qui résultait du saignement chronique de cet ulcère pylorique (cancéreux ou peptique) ; v. note [5], lettre 70, pour la palette (ou poêlette) de sang.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De N. Le Clerc, le 11 mars 1657

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(Consulté le 26/04/2024)

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