L. latine reçue 33.  >
De Reiner von Neuhaus,
le 15 mai 1664

[Neuhaus, Centuria vi, Epistola lxi, page 87 | LAT | IMG]

À l’illustre M. Guy Patin, médecin royal de Paris, à Paris.

Illustre Monsieur Patin, [a][1][2]

Quelques mois ont passé depuis que je vous écrivis ma dernière. Vous y ayant remercié comme il convenait pour l’immense ouvrage numismatique de votre fils Charles [3] et pour ces autres livres qui ont vu le jour sous votre soleil, j’espère que vous aurez perçu ma gratitude pour la lettre que j’avais reçue de vous avec félicité. Honte à moi si la mienne était mal tournée et si vous m’avez tenu pour indigne de vous, bien que cela se fît sans mauvaise intention ni offense de ma part. Aussitôt que [Neuhaus, Centuria vi, Epistola lxi, page 88 | LAT | IMG] M. Vander Linden [4] m’a remis ce paquet béni de vos livres, j’avais pris la plume, témoignant en deux pages de mon intime affection, tant pour vous que pour votre fils et toute votre famille ; elle s’est ici acquis gloire et renom parmi tous les érudits, comme étant un riche atelier où abondent tous les savoirs, d’où oracles et habiles discours se répandent dans le monde entier. [1] Je reconnais être vraiment heureux d’avoir, par je ne sais quelle faveur du sort, pénétré en cette maison, moi que ni les tiares elles-mêmes ni ces dieux apolliniens ne méprisent et n’ignorent totalement. [2][5][6] Le ciel fasse que, si l’occasion s’en présente à moi, je puisse un jour vous rendre dignement la pareille des bienfaits que j’ai reçus de vous, et célébrer à hauteur de leurs mérites le renom et l’éclat des Patin. Pour en témoigner, je me permettrai seulement d’insérer ici ces vers :

Tot veterum monumenta Ducum, tot Templa Minervæ, [7]
Et Druidum tot sacra Schola, Regumque Penates, [8]
Et cum Borboniis insumere tempora Musis
[3]

Mon cher Patin, les tristes funérailles du très distingué Vander Linden viennent ternir ces réjouissances et ces lauriers ; [9] lui que voilà arraché à notre École, [10] au grand dam de tout le public. La mort d’un homme dont le renom et la splendeur étaient si grands a couvert nos yeux de ténèbres et de cruauté. Comme vous verrez, j’ai commis quelques petits vers en hommage à ses mânes immortels, non sans célébrer son illustre renom. [4] Je préférerais pourtant que quand ils en auront le temps, par dévouement et affection pour lui, Apollon et les Muses célestes n’aillent point jusqu’à le chanter après moi, pour le porter aux nues plus noblement que dans mon style tragique et lyrique. Autrement, je n’ai rien qui soit digne de vous être dit. Nous vivons ici dans la paix, souhaitant être exempts des soupçons de guerre et de malheurs qui pourraient s’ensuivre, mais spemque metumque inter dubii[5][11] comme il est ordinaire ici-bas. Vous, qui avez fait la paix avec Rome, [12] allez tout droit dans une guerre contre le Turc[13] en envoyant à l’empereur [14] des troupes de renfort parce que la conjoncture le demande. Je souhaite au monde chrétien [Neuhaus, Centuria vi, Epistola lxi, page 89 | LAT | IMG] de réussir et qu’à la fin, les bonnes alliances ayant été conclues et l’ennemi mis en fuite, César victorieux [15] puisse considérer, en présence du roi Louis, [16]

             tutos interim Germania Fines
Viderit, et sese Pax alta in sceptra reponat
[6]

J’en ai fini.

Alkmaar, [17] le 15e de mai 1664. [7]


a.

Lettre de Reiner von Neuhaus, imprimée dans Neuhaus, Centuria vi, Epistola lxi (pages 87‑89).

1.

Dans sa précédente lettre à Guy Patin (datée du 21 octobre 1663), Reiner von Neuhaus avait principalement loué les Familiæ Romanæ [Familles romaines] (Paris, 1663) et des Epigrammata [Épigrammes] (ibid. 1660) de Charles Patin (v. ses notes [1] et [4]), et chanté pompeusement la gloire de sa famille ; mais Patin n’avait plus écrit à Neuhaus depuis le 4 juillet 1663. Son correspondant lui faisait donc gentiment comprendre son étonnement de n’avoir toujours pas reçu de réponse à sa dernière.

2.

Avec le lyrisme pompeux qui lui était coutumier, Reiner von Neuhaus rappelait à demi-mot que Guy Patin avait engagé leur correspondance par sa lettre du 18 mai 1662, puis l’avait prié, dans celle du 22 juin suivant, d’écrire une épigramme à placer dans les Familiæ Romanæ de son fils Carolus, qu’on imprimait alors à Paris. Ces vers (v. note [5], lettre latine 199) une fois écrits et insérés dans l’ouvrage, Neuhaus exulta quand il apprit par Johannes Antonides Vander Linden (à qui Patin l’avait écrit un peu avant la fin de sa lettre du 24 février 1663) que Louis xiv en personne avait demandé à Charles Patin de l’informer sur leur auteur.

Ayant ces souvenirs à l’esprit, on comprend mieux que, sous la plume de Neuhaus, les « tiares » [Tiaræ] figuraient la Couronne de France et « ces dieux apolliniens » [Apollini illi Dei], les Patin père et fils :

3.

Vers composés pour l’occasion, à l’adresse de Guy et Charles Patin, par Reiner von Neuhaus :

« Tant, avec l’aide des Bourbons, vous consacrez de votre temps aux Muses, aux chefs-d’œuvre tirés des maîtres anciens, aux temples dédiés à Minerve, {a} à l’École sacrée des druides {b} et aux pénates des rois. » {c}


  1. Déesse de la sagesse et des arts (v. note [13], lettre 6), cabinets (musées privés) et bibliothèques étaient ses temples modernes.

  2. Allégorie de la Faculté de médecine de Paris.

  3. Allusion plausible au Trésor royal du Louvre dont Louis xiv avait ouvert les coffres à Charles Patin pour l’aider dans ses recherches numismatiques : dans la Rome antique, les pénates étaient des dieux privés, protecteurs des maisons, qu’on figurait par des statues placées dans le lieu le plus secret de la demeure.

    Ayant pris quelques libertés avec la syntaxe, ma traduction est sujette à caution.

4.

Ces vers sont ceux qu’on trouve imprimés à la fin (pages 277‑278) de la Johannis Coccei S. Theol. D. et Professoris Oratio in V.C. Johannis Van der Linden, Medicinæ Practicæ Prof. primi, Funere. Dicta ii Martii A. m. dc. lxiv. [Discours que Johannes Cocceius (v. note [58], lettre latine de Christiaen Utenbogard, datée du 21 août 1656), docteur et professeur de sainte théologie, a prononcé le 2 mars (vieux style, julien, 12 mars nouveau style, grégorien) 1664 aux funérailles du très distingué M. Johannes Antonides Vander Linden], imprimé dans la Memoriæ Medicorum nostri seculi clarissimorum renovatæ Decas secunda, curante M. Henningo Witten [Seconde décade du souvenir ravivé des plus brillants médecins de notre siècle, par M. Henning Witte] (Francfort, Martin Hallervord, 1676, in‑8o) :

In tristissimum Obitum
Incomparabilis Viri,
D. Johannis Antonidæ
Van der Linden
,
in illustri Batav. Acad. Medic. Facultatis Professoris Primarii.

Leida suum Nomen jam dudum æquavit Olympo,
Sub Geminoque sibi Sole Trophæa videt.
Sexcentis plus clara Viris : Quos atra Cupressus,
Proh dolor ! atque Erebi flebilis unda tenet.
Has dederat Laudes non una ex
Pallade Laurus :
Hac propria Phœbi Laurus in
Æde fuit :
Cujus tot Populi vitam duxere sub Umbra,
Hippocratesque suum jactat et ipse Genus.
Leida tuum Nomen, par Immortalibus Astris,
Nunc iterum in Cineres cernimus ire suos.
Ipsos Magnates et Summa papavera quando
Falce manuque sua Mors truculenta metit.
Et, post
Vorstiadem, Centum Caput Artibus illud :
Nunc
Heroa Novum Tartara adire facit.
Lindanum et Fato Batavis subducit iniquo,
Vultque simul Cunctas hic periisse Deas.
Quis furor, ô Superi ! Cognatis parcite, quæso,
Numinibus. Semper nec Iovis ira premat.
Cocceji vox Sacra decet, quam vulnere multo
Saucia Pieridum facta sit inde Domus ;
Cui tunc a Frisiis, ut prima pene Iuventa,
Chara fuit tanti Fama stupenda Viri.
Si tibi nec satis est Lacrymarum, ô
Leyda : Dolorem
Hunc, inter Druidas, Sequanaque Ipse dolet.
Patinusque, illic Pater et, Natusque cruentis
Hæc Lacrymis cupient Busta rigare suis.
Hoc agite, Æternas
Lindani Manibus Aras,
Illius et Centum ponite Thura Focis.

Reinerus Neuhusius.

[Sur la très triste mort de l’incomparable M. Johannes Antonides Vander Linden, premier professeur en la Faculté de médecine de l’illustre Université de Leyde.

Depuis bien longtemps, Leyde a égalé l’Olympe en renom, elle exhibe ses trophées au Levant comme au Couchant. Elle doit sa célébrité à plus de six cents hommes que gardent hélas le noir cyprès et l’onde affligeante de l’Érèbe. {a} Pallas {b} avait décerné plus d’un laurier à leurs mérites, mais le laurier dont je parle est venu du Temple de Phébus, {c} sous l’ombre de qui tant de gens ont prolongé leur existence et dont Hippocrate se targue d’être le descendant. {d} Leyde, nous voyons maintenant à nouveau ton renom, égal aux astres immortels, retomber en cendres. Le pavot est le suprême remède quand la cruelle Mort moissonne de sa faux et de sa main les plus grands eux-mêmes. Et après Vorst, ce cerbère {e} a maintenant par ses ruses fait partir au Tartare {f} un autre héros : par une injuste fatalité, elle a soustrait Linden aux Bataves ; et en même temps que toutes les déesses, elle a voulu sa mort. Ô divinités, quelle folie ! Préservez-nous, je vous prie, des injonctions de cette sorte, et que la colère de Jupiter cesse de s’acharner contre nous ! La sainte voix de Cocceius a le devoir de faire que cette profonde blessure ne nous transforme pas en pays meurtri des Piérides ; {g} lui qui, quand il vivait en Frise, presque dès sa première jeunesse, a chéri la merveilleuse réputation d’un si grand personnage. {h} Ô Leyde, si tes larmes ne suffisent pas, sache que là-bas, au pays des druides, la Seine elle-même est affligée par le chagrin, et les Patin, le père comme le fils, désireraient inonder ce tombeau de leurs larmes sanglantes ! Édifiez d’éternels autels aux mânes de Linden et faites-y brûler ses encens en abondance.

Reiner von Neuhaus].


  1. L’un des fleuves mythiques des enfers (v. notule {a}, note [7], lettre de Reiner von Neuhaus, datée du 1er juin 1673).

  2. Pallas et Athéna sont les noms grecs de Minerve, déesse de la sagesse, des sciences et des arts (v. supra notule&nbs;{a}, note [3]).

  3. Apollon, dieu de la médecine (entre nombreuses autres qualités, v. supra note [2]).

  4. Selon la légende, Hippocrate, le père de la médecine (v. note [6], lettre 6), descendait, par Machaon (v. note [4], lettre 663), d’Esculape, fils d’Apollon (v. note [5], lettre 551).

  5. Adolf Vorst était mort le 8 octobre précédent.

    V. notule {e}, note [29] du Borboniana 6 manuscrit pour Cerbère, le chien effrayant qui gardait la porte des enfers, et qu’Horace appelait belua centiceps [le monstre aux cent têtes] (Odes, livre ii, xiii, vers 34) ; pour évoquer la Mort sans nuire à l’harmonie de son vers, Neuhaus a préféré centum caput à centiceps.

  6. Autre nom des enfers (v. notule {b}, note [2], lettre 125).

  7. Les Piérides étaient « filles de Piérus, roi de Macédonie. Elles étaient neuf sœurs, et excellaient dans la musique et la poésie. Fières de leur nombre et de leurs talents, elles osèrent défier les Muses, furent vaincues et métamorphosées en pies » (Fr. Noël). Ce nom est aussi employé comme synonyme de Muses.

  8. Johannes Cocceius (né en 1603, v. note [58], lettre de Christiaen Utenbogard datée du 21 août 1656) et Vander Linden (né en 1609) s’étaient liés d’amitié quand ils étaient collègues à l’Université de Franeker en Frise, l’un enseignant les langues orientales (de 1636 à 1650) et le second, la médecine (de 1639 à 1651).

5.

« hésitant entre espoir et crainte » (Virgile, Énéide, chant i, vers 218).

6.

« l’Allemagne aura alors vu que ses frontières sont sûres, et qu’une profonde paix s’est rétablie entre les royaumes » : vers pour lesquels je n’ai pas identifié d’autre source probable que la plume fleurie de Reiner von Neuhaus.

« César victorieux » [victor Cæsar] était l’empereur (Kaiser en allemand) Léopold ier de Habsbourg.

7.

La réponse embarrassée de Guy Patin est datée du 26 juin 1664.

s.

Neuhaus, Centuria vi, Epistola lxi, pages 87

Epistola lxi.
Illusti Viro,
D. Guidoni Patino,
Medico Regio Parisiensiis.
Parisios.

Menses aliquot præteriere, quod postremum
ad Te scripserim. Habitis tunc ritè gratiis, pro
ingente illo opera Numismatum Caroli F. et reli-
quis illis, quæ nata sub vestro Sole. Spero, quod
gratum me intellexeris ex Litteris, feliciter à Te ac-
ceptis. Quæ si male essent curatæ, pro pudor ! quam
turpiter apud Te audirem ! Quamquam sine meâ
culpa et injuria hoc foret. Qui statim, quando à

t.

Neuhaus, Centuria vi, Epistola lxi, pages 88

Domino Lindano supellectilem, illam sacram, li-
bros tuos, acceperam, ad calamum me dedi. Inti-
mum meum animum utraque pagina testatus, cum
in Te, tum in Filium, et Familiam tuam totam.
Quæ, puto, solis eruditis nomen et famam illic
sibi paravit. Omnium scientiarum officina instru-
ctissima. Unde in orbem universum tot oracula
et voces disertæ. Qui verè felicem me fateor, quod
in illam Domum, nescio, qua fatali clementia in-
ciderim. Inter ipsas Tiaras, et Apollineos illos
Deos non ex toto ingloriosus, et ignotus. Utinam !
sic res meæ ferant, ut aliquando beneficiis tuis,
pro dignitate, possem respondere.
Patinumque No-
men ac claritudinem, pro merito celebrare. Quo
uno argumento, etiam ingredi licet

Tot veterum monumenta Ducum, tot Templa Minervæ,
Et Druidum tot sacra Schola, Regumque Penates,
Et cum Borboniis insumere tempora Musis.

Hæc Læta et Lauros, mi Patine, interturbant tri-
stes exequiæ Clarissimi
Lindani. Qui, cum publi-
co damno, Academiæ nostræ est ereptus. Vir tan-
ti Nominis et splendoris, ut, ab Ipsius morte, penè
tenebræ nobis et barbaries sit oborta. Nos in manes
Ejus immortales, paucos, ut hic vides, versiculos
effudimus. Non sine memoria illustris sui Nomi-
nis. Quod nolim tamen eodem officio et affectu
adhuc prosequi, suo tempore, ab ipso Apolline et
Musis Cœlestibus, digniore Cothurno et Carmine
in Cœlum extollendum. Cæterum, Vir Nob.
nihil te dignum habeo. Nos in pace hic vivi-
mus, securi, utinam ! Suspiciones hinc inde Belli,
malorum. Ut solet in hac vita.
Spemque metumque
inter dubii. Vos, pacata jam Roma recta in Turcam
itis. Et Cæsari, quod res nunc postulat, auxiliares
copias mittitis, Utinam ! Christiano orbi Feliciter

u.

Neuhaus, Centuria vi, Epistola lxi, pages 89

hæc cedant. Tandemque, Compositis Rebus, Fu-
gato Hoste, Victore Cæsare, Spectante hoc coram
Ludovico Rege,

             tutos interim Germania Fines
Viderit, et sese Pax alta in sceptra reponat,

Dixi.

Alcmaria cIɔ Iɔ clxiv Idib. May.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Reiner von Neuhaus, le 15 mai 1664

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(Consulté le 12/12/2024)

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