L. latine reçue 36.  >
De Reiner von Neuhaus,
le 1er août 1669

[Neuhaus, Centuria vii, Epistola xxxiv, page 195 | LAT | IMG]

Au très noble M. Guy Patin, médecin de Paris et professeur royal. À Paris.

Très noble Monsieur Patin, [a][1][2]

L’an passé, je vous parlai de mon fils Edoardus, [1][3] qui voyageait alors en solitaire. Afin de vous mettre face à une image de mon sang et de ceux que je chéris, il devait vous rendre visite, dans le désir de se gagner votre affection et vos bons soins. Voilà bien ce de quoi les jeunes gens [Neuhaus, Centuria vii, Epistola xxxiv, page 196 | LAT | IMG] manquent principalement de nos jours, et la raison pour laquelle ils demeurent ignorants. Au complet mépris des bonnes mœurs et des usages, ils s’approprient le suc et les talents de l’univers tout entier, pour s’imprégner de l’air différent qui émane des peuples étrangers. Je sais que vous lui auriez volontiers tendu la main, unissant ainsi les amis que nous sommes, tous deux animés par le désir de promouvoir les études et les arts que nous choyons, car on vante fort ceux qui vous protègent et vous guident en votre cheminement dans cette direction. S’était aussi fidèlement et solennellement porté garant de mon fils le très distingué M. Rompf [4] ; il vous est très lié par l’amitié et le goût des belles-lettres[2][5] et jouit parmi nous de la parfaite estime de son nom et d’une grande réputation. Cependant, comme les guerres s’embrasaient alors chez vous, [6] mon voyageur a craint, tout comme moi, pour la sûreté de sa personne et de ses biens ; il est précipitamment rentré à la maison, après n’avoir visité qu’une première partie de la France, sans être allé à Paris. Voilà comment lui a été ôtée toute occasion de jouir de votre fort heureuse rencontre. Faute de cela, il a laissé mes lettres à son hôte, dont une vous était adressée. Confiés aux mains d’autrui, ces rejetons s’en sont allés. J’en suis profondément peiné car j’y avais consigné toutes mes bonnes grâces envers vous. M. Henric Piccardt, un de mes proches apparentés, [3][7] me procure aujourd’hui une nouvelle occasion de vous écrire. De nombreux voyages et une grande habitude du ciel de France l’ont entièrement transformé en un de vos compatriotes ; Lucine elle-même n’aurait pas fait naître chez vous plus honorable que lui pour les mœurs, ni plus habile pour la langue ; [8] le talent de tout accomplir et de s’y connaître parfaitement en tout est tellement inné en cet homme que nul autre Protée ne pourrait y mieux réussir, et plus savamment. [4][9] Dieu soit pourtant loué que les susdites guerres aient cessé depuis peu ! Par la volonté du roi Louis, [10] les affaires ont pris meilleure tournure, c’est-à-dire qu’elles se sont tournées vers les heureux augures de la paix ; [11] et grâce à eux, voici que l’Europe et le monde tout entier jouissent de la tranquillité ; tout comme si, sous un nouvel Auguste, le temple de Janus s’était refermé. [5][12][13] Quand mon fils repartira d’ici, puisse le pouvoir royal empêcher que de rudes haches n’en sortent à nouveau, et que ce Gradivus exerce désormais son art dans ce monde où il s’est fort heureusement transporté ; [6][14] pour ces défenseurs courageux, il y a là [Neuhaus, Centuria vii, Epistola xxxiv, page 197 | LAT | IMG] de quoi faire. [15] Nous, en Flandres, Cœlo supinas nunc fecimus manus[7][16] parce que cette Tisiphone a enfin cessé de nous tourmenter. [17] Puisse Dieu tout-puissant venir dorénavant en aide à ces alcyons ! [8][18] Très noble Monsieur, je vous ferai envoyer ma Thalia par les Jansson, [19], n’ayant pas osé encombrer mon parent de cet incommode colis : comme il était déjà suffisamment alourdi par ses propres bagages, j’ai laissé ma nouvelle Suadæ centuria [20] en dépôt chez l’imprimeur. J’ai aussi placé le livre vi de mes Epistolæ sous la même garde ; on y lira en maints endroits les honneurs dus à votre famille et les lettres échangées avec le Magnus Patinus y seront imprimées. [9] Voilà bien l’homme pour qui je formule des vœux toutes les fois que je songe aux Muses, car son incorruptible sincérité le rend toujours plus brillant. Vale, mon cher Patin, valete avec vos excellents fils. [10][21][22]

À Alkmaar, [23] le 1er d’août 1669.


a.

Lettre de Reiner von Neuhaus à Guy Patin, imprimée dans Neuhaus, Centuria vii, Epistola xxxiv, pages 195‑197.

1.

V. note [1] de la précédente lettre de Reiner von Neuhaus, datée du 15 mars 1668, pour son fils Edon ii : voyageant en France, le jeune homme, âgé de 25 ans, lui avait écrit des nouvelles de Guy Patin, faisant ainsi penser qu’il était passé le voir à Paris. Ni le ms BIU Santé no 2007 ni les Épîtres familières de Neuhaus ne contiennent de réponse que Patin ait donnée à cette lettre de mars 1668.

La typographie employée ici pour imprimer le prénom du jeune homme, Edoardus, signifie qu’en mémoire de son grand-père, Edo Neuhusius (v. note [16], lettre 126), on l’abrégeait en Edo (Edon).

2.

En traduisant literis par « le goût des belles-lettres », et non pas, tout simplement, par « les lettres » (la correspondance), j’ai suivi le contexte et opté pour Constantijn Rompf (v. note [2], lettre 827), secrétaire de l’ambassadeur des Provinces-Unies à Paris, au lieu de son frère aîné, Petrus Augustinus, médecin de La Haye, à qui Guy Patin a écrit une lettre de notre édition, datée du 14 juillet 1667 ; les ellipses du latin qui se veut élégant et concis sont souvent ambiguës, incitant leur interprète à s’autoriser quelques libertés.

3.

Le porteur de la lettre était Henric Piccardt (Picart ou Picardt ; Woltersum, Groningue 1636-Harkstede, même province 1712). Bien qu’issu d’une famille de pasteurs et de théologiens calvinistes, il avait opté pour l’étude du droit à Franeker (v. note [11], lettre 1032). Son premier diplôme lui avait été conféré à la suite d’un Oratio de Eloquentia et Conjunctione Ejusdem cum Jurisprudentia, habita in Illustr. Frisorum Academiæ Templo ipsis Id. Decemb. ciɔ iɔc lviii [Discours sur l’Éloquence et son lien avec la jurisprudence] (Franeker, Joh. Arcerius, 1659, in‑4o). Il s’était ensuite rendu à Orléans, où il avait été reçu docteur en droit vers 1660, puis était allé vivre à Paris. Il y menait la double existence d’un poète et d’un courtisan, fréquentant les « salons littéraires » (v. notule {a}, note [4], lettre 23), les académies savantes et les palais. Il avait publié Les Poésies françaises dédiées à Madame Suzanne de Pons, dame de la Gastevine (Paris, Jacques le Gras, 1663, in‑fo) et obtenu une charge de gentilhomme ordinaire de la Chambre du roi. Au début des années 1670, il rentra dans les Provinces-Unies et y mena une carrière politique avec le prestigieux titre de pensionnaire des Ommelanden (province de Groningue, hormis la ville homonyme).

En dépit de son long séjour dans le grand monde parisien, je n’ai pas trouvé trace de Piccardt dans les chroniques et biographies françaises. Les Epistolæ familiares de Reiner von Neuhaus m’ont fructueusement guidé dans mes recherches grâce aux trois lettres qu’il a échangées avec Piccardt, en le désignant toujours comme son cognatus, mais sans jamais expliquer ce lien de proche parenté :

4.

Lucine, déesse romaine (Lucina) « qui présidait aux accouchements et à la naissance des enfants ; tantôt c’est Diane, et tantôt Junon » (Fr. Noël).

V. note [8], lettre de Jean de Nully, datée du 21 janvier 1656, pour Protée.

5.

V. notes [37] du Borboniana 9 manuscrit, pour Janus, premier roi mythique d’Italie, dont on fermait le temple à Rome en temps de paix, et [6], lettre 188, pour la Pax Romana dont Rome jouit sous le règne d’Auguste, son premier empereur.

Dans son enthousiasme pour la paix universelle, Reiner von Neuhaus semblait passer sous silence les sombres menaces que l’Empire ottoman faisait encore peser sur la chrétienté, mais il allait y faire allusion dans la suite immédiate de son propos.

6.

Gradivus (Fr. Noël) est un :

« surnom de Mars, {a} de gradiri, marcher, {b} ou de l’action de lancer le javelot, cradainein. {c} En temps de guerre, on le représentait armé d’une pique et dans l’action d’un homme qui marche à grands pas. »


  1. Dieu romain de la guerre, v. note [16], lettre de Samuel Sorbière écrite au printemps 1651.

  2. En latin.

  3. En grec.

L’autre monde où était parti Mars était Candie assiégée par les Turcs (v. note [2], lettre 958).

7.

« nous avons tourné nos mains suppliantes vers le ciel » ; réminiscence d’Énée (v. note [14], lettre d’Adolf Vorst, datée du 4 septembre 1661) s’éveillant d’un rêve prémonitoire dans Virgile (Énéide, chant iii, vers 176‑178) :

Corripo e stratis corpus tendoque supinas
ad cælum cum voce manus et munera libo
intemerata focis
.

[Je m’arrache du lit, j’élève les deux mains ouvertes vers le ciel en priant à haute voix, et je répands sur le foyer des offrandes immaculées].
8.

Dans la mythologie (Fr. Noël) :

« Tisiphone, celle qui punit les homicides, de tiein, punir, et phonos, meurtre, est une des trois Furies. {a} Couverte d’une robe ensanglantée, elle est assise et veille nuit et jour à la porte du Tartare. {b} Dès que l’arrêt est prononcé aux criminels, Tisiphone, armée d’un fouet, les frappe impitoyablement et insulte à leurs douleurs ; de la main gauche, elle leur présente des serpents horribles, et appelle ses barbares sœurs {c} pour la seconder. C’est elle qui répandait parmi les mortels la peste et les fléaux contagieux. »


  1. V. première notule {d}, note [35], lettre 399.

  2. Les enfers.

  3. Mégère et Alecto.

Les alcyons sont des oiseaux mythiques, consacrés à la Néréide Thétys. Protégés par Zeus, ils pondaient leurs œufs sur les rives de la mer, avec la réputation de calmer les flots au moment et à l’endroit où ils faisaient leur nid. Cette particularité me semble avoir donné à Reiner von Neuhaus la lyrique idée de les comparer ici aux paisibles Bataves (Flamands des Provinces-Unies). Sans vraiment convaincre, certains ont voulu assimiler l’alcyon au martin-pêcheur, au goéland ou au pétrel.

9.

V. note [2] de la précédente lettre de Reiner von Neuhaus, pour sa nouvelle Thalia Alcmariana [Thalie d’Alkmaar] (Amsterdam, Jan Jansson, 1669), avec son ode à Guy Patin.

Dans la présente lettre imprimée, se lit ici le nom fautif de Suædæ centuria, à la place de Suadæ centuria, « centurie de Suada » : ouvrage publié à Amsterdam en 1660 (v. note [3], lettre latine 248), dont Neuhaus espérait une réédition, que je n’ai pas trouvée.

Le livre vi des Epistolæ familiares [Épîtres familières] de Neuhaus n’a vu le jour qu’en 1678, avec les livres vii à ix (vBibliographie) ; il contient sept lettres de notre édition, écrites par :

10.

Reiner von Neuhaus n’était visiblement informé ni des Déboires de Carolus ni de Comment le mariage et la mort de Robert Patin ont causé la ruine de Guy.

s.

Neuhaus, Centuria vii, Epistola xxxiv (pages 195).

Nobilissimo Viro,
D. Guidoni Patino,
Med. et Professori Regio, Parisiis.
Parisios.

Nob. D. Patine,

Præterito anno, per Filium meum, EDOardum,
Te sum alloquutus : ut constaret Tibi coram de
sanguine et pignoribus meis. Quando etiam apud
Te intercedebat, ut, in peregrine solo, ipsi affectum
et operas tuas præstares. Quibus homines juvenes,
tali

t.

Neuhaus, Centuria vii, Epistola xxxiv (pages 196).

tali præsertim tempore, indigent, cum plane ver-
sentur inter ignotos. Morum et Consuetudinis
prorsus ignari ; totiusque cœli et populorum, apud
quos aliam auram imbibunt, alium succum et in-
dolem assumunt. Libenter, scio, manum illi por-
rexisses, in conciliandis talibus amicis, qui hujus-
modi artes et studia promovent. Plurimum enim
refert, quos Patronos et arbitros habeas in tali viâ et
itinere. Præstitit illi quoque fidem et sacra Clarissi-
mus Dominus Romphius. Tibi Familiaritate et
literis conjucntissimus. Qui apud nostrates Famâ
et existimatione sui nominis egregiè audit. Cum
verò Bella apud vos tunc gliscerent, et peregrini in
metu corporis et Fortunarum, meus quoque,
rellictis Parisiis, visaque Galliæ tantum prima par-
te, properè domum rediit. Adeo, ut fuerit illi in-
terclusa omnis occasio felicius Te fruendi. Hoc
absente, literæ datæ ad hospitium, et Tibi quoque
inscriptæ. Periere miseri fætus inter manus alienas.
Quo seriò dolui, quia omnes meas Gratias illis
credideram. Nova nunc accidit opportunitas ad
Te scribendi. Idque per Cognatum intimum,
D. Henricum Picart, qui multa peregrinatione, et
usu Cœli Gallici, totus factus indigena vester.
Quo nec decentiorem moribus, nec disertiorem
linguâ illic fecisset Lucina ipsa. Adeo isti homini
nativum sit cuncta agere et callere, ut non alter
Proteus illa omnia melius ac doctius. Bella tamen
illa, de quibus dicebam, Laus Deo, brevi defævie-
runt.
Rege Ludovico in meliores euntes partes. h. e.
in læta pacis Auspicia. Quibus nunc Europæus hic
orbis totus tranquillus. Tanquam Iani Templo
clauso, sub novo Augusto. Utinam ! Fascibus istis
strictæ secures postliminio non iterum emineant.
In illo orbe nunc Gradivus iste se exerceat, in
quem feliciter transiit. Ubi istis Defensoribus ani-
misque

u.

Neuhaus, Centuria vii, Epistola xxxiv (pages 197).

misque est opus. Nos, in Belgio, Cœlo supinas nunc
fecimus manus ; quod desierit tandem illa Tisiphone.
Porrò ad ista Halcyonia sit adjutor O. m. DEus !
Ego, quod promisi, N. V. Thaliam meam ad Te mit-
tam, per Ianssonios, non ausim iniquo hoc Fasce Co-
gnatum meum onerare. Cui satis est oneris a pro-
priis impedimentis nova Suædæ centuria apud ty-
pographum deposita. Etiam lib. vi. Epist. in eadem
tutelâ. Ubi sæpius decora tuæ Familiæ leguntur,
Magnusque Patinus paginam habet. Pro quo Viro
toties vota mea facio, quoties de Musis cogito.
Quem incorrupta Fides semper illustriorem reddit.
Vale, mi
Patine, cum Filiis Excellentissimis Vale.

Alcmariæ cIɔ Iɔ clxiix. Cal. Augusti.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Reiner von Neuhaus, le 1er août 1669

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(Consulté le 19/04/2024)

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