L. latine reçue 37.
De Reiner von Neuhaus,
le 1er juin 1673

[Neuhaus, Centuria vii, Epistola ii, page 148 | LAT | IMG]

À l’illustre M. Guy Patin, médecin royal. À Paris.

Très célèbre Patin, [a][1][2]

Voilà longtemps que je n’ai rien reçu de France venant de vous, alors que nous avions coutume de nous écrire fréquemment. Avec la fin de la paix, [Neuhaus, Centuria vii, Epistola ii, page 149 | LAT | IMG] ont cessé, me semble-t-il, les rites de notre ancienne amitié ; comme si la guerre que nous menons contre votre roi interdisait le commerce qu’entretiennent les Muses[1][3][4] Je suis sincèrement peiné, mon cher Patin, que ces funestes combats nous opposent avec rage, nous qui fûmes jadis soudés par le lien si sacré d’un très saint amour, car les rois de France ont toujours été parfaitement disposés à l’égard des Flamands et des Bataves. Sous leurs heureux auspices et avec leurs secours, je le dis franchement, nous nous sommes élevés à un très haut niveau de gloire et de splendeur ; mais maintenant, hélas ! les haines et les glaives s’entrechoquent avec une telle furie qu’on peine à imaginer d’honnêtes conditions qui puissent venir à bout d’un si profond embarras. Voilà déjà deux ans que les armées des plus grands rois troublent si pitoyablement notre tranquillité. [2] Quantité de villes et de places fortes se sont chez nous mobilisées ; je crois qu’en voir la liste écrite dans les annales ne provoquerait pas seulement les larmes et les gémissements légitimes de nos compatriotes, mais aussi ceux de nos ennemis. [3] Puisse-t-il m’être permis de voir et vivre un jour ce Siècle d’or [5] où les colères et la rage des princes et des rois se seront dissipées, et où les vieilles alliances, qui nous unissaient naguère si étroitement, se seront ressoudées ! Ainsi, toute l’Europe retrouverait-elle, sur terre comme sur mer, son éclatante splendeur, et en nos deux pays, les Muses, comme revivifiées par une nouvelle jeunesse, engageraient-elles le concert de leurs célébrations et de leurs actions de grâces. Je serai, moi, le premier panégyriste du roi de France, Louis le Grand. Mes vers seront bien meilleurs que ceux que je suppliai jadis ma Thalie de jeter aux pieds de ce personnage sacré. [4][6] Ce n’étaient alors que de petits ruisseaux s’écoulant de notre Hélicon ; [5][7] mais maintenant, s’il plaît aux dieux, ce seront toutes ses sources qui jailliront pour louer le roi très-chrétien. Au printemps prochain, puisse Dieu empêcher que, de part et d’autre, les terribles épées ne ressortent des fourreaux ; de la même façon, je pense, qu’il y a presque toujours eu une nation ou une autre pour nous faire la guerre au cours de ces dernières années. [6][8] Nous verrons si ce sera [Neuhaus, Centuria vii, Epistola ii, page 150 | LAT | IMG] pour notre gloire ou pour notre plus grand malheur. Si nous avons alors pu, par la grâce de la plus haute divinité du ciel, résister à un combat incertain, il y a espoir que nous serons dans la très glorieuse perspective d’une paix prochaine. Je pense, mon cher Patin, que vous partagez mes vœux, car vous savez bien que nos honnêtes Muses ne se cabrent pas quand elles sont placées sous la protection de Pallas. [9] Dans cette confiante expectative et chemin faisant, je désirerais faire quelques vers de supplication.

Ut Pacem Ludovicus amet, Pacem inferat Orbi
Antiquam. Bellique minas Erebique furorem
Infames Martis titulos, cane pejus et angue
Oderit. Ac Batavos prisco dignatus honore,
Hunc iterum populum fido tibi jungas amore,
Borbonio de more Patrum, Regisque Britanni.
Et cessent inter gentes, et avita Potentum
Nomina, sic tote Bella exitalia Mundo.
Horrida Bella Mari, cunctis Bella horrida Terris
[7][10]

Tant que vous serez encore en vie, très célèbre Monsieur Patin, je tiens pour assuré que vous répondrez à ma lettre. Vous m’y direz comment vos affaires publiques suivent leur cours. Si votre vieillesse vous a conservé vigoureux et intact, Dieu tout-puissant fasse que nous puissions bientôt nous féliciter mutuellement de la paix avec les deux rois, le Français et le Britannique. [8][11] Vale, très distingué Patin, vous qui êtes le délice et l’ornement de l’Europe ! 

D’Alkmaar, [12] le 1er de juin 1673.

a.

Lettre de Reiner von Neuhaus, imprimée dans Neuhaus, Centuria vii, Epistola ii (pages 148‑150). Le contenu établit que sa date n’est pas une erreur typographique, bien qu’il s’agisse du 1er juin 1673, soit plus d’un an après la mort de Guy Patin (30 mars 1672). Cette lettre posthume est la seule de notre édition.

1.

Louis xiv, en alliance avec la Grande-Bretagne, avait déclaré la guerre aux Provinces-Unies le 6 avril 1672 (v. note [51] de l’Autobiographie de Charles Patin). Les troupes françaises allaient entrer en Limbourg pour prendre Maastricht le 29 juin 1673, mais les Hollandais demeuraient invincibles sur mer.

Il était surprenant que Reiner von Neuhaus pût encore ignorer la mort de Guy Patin, survenue le 30 mars 1672. N’étant pas médecin, sans doute ne connaissait-il guère les amis hollandais de Patin qui auraient pu le renseigner : Christiaen Utenbogard, Jan van Horne, Hendrik Vander Linden ou Christianus Augustinus Rompf et son frère Christiaen Constantijn. V. infra note [8], pour mon hypothétique justification finale.

2.

La première bataille de la guerre de Hollande avait eu lieu sur mer à Solebay, devant Southwold (Suffolk, sur la côte est de l’Angleterre), le 7 juin 1672, opposant la flotte anglo-française à celle des Provinces-Unies, sans victoire nette de l’une sur l’autre. En disant qu’on entrait dans la troisième année des hostilités (tertio anno labente), Reiner von Neuhaus y incluait une année de préparatifs.

3.

Ma traduction suppose une faute typographique (non répertoriée dans l’errata du livre, v. infra note [4]) : excutiant [provoqueraient] pour excutiat [provoquerait].

4.

Au début de cette phrase latine de la page 149, l’errata du livre demande de remplacer nummos [la monnaie] par numeros [les vers] dans Longe supra illos nummos.

En intitulant Thalia Alcmariana [Thalie d’Alkmaar] trois des recueils poétiques qu’il avait publiés (1661, v. note [3], lettre latine 278 ; 1658 et 1669, v. note [2] de sa lettre datée du 15 mars 1666), Reiner von Neuhaus semblait les placer sous l’égide de Thalie, la muse de la comédie, dont Fr. Noël a donné ce plaisant portrait :

« C’est une jeune fille à l’air folâtre, couronnée de lierre, tenant un masque à la main, et chaussée de brodequins. Quelquefois on place un singe à ses côtés, symbole de l’imitation. »

Voilà de quoi soulager et faire sourire un traducteur éreinté par la prose et les vers endimanchés de Neuhaus ; mais trêve de plaisanterie, il se référait sûrement à une autre Thalie : celle des trois Grâces qui était dévolue à l’abondance (v. note [27] du Faux Patiniana II‑7).

V. note [5], lettre latine 199, pour les vers que Neuhaus avait écrits le 1er juillet 1662 à la louange de Charles Patin, incluant un hommage à Louis xiv qui lui avait donné accès aux collections royales pour écrire son ouvrage sur les médailles des Familiæ Romanæ [Familles romaines] (Paris, 1663). Dans sa lettre du 10 octobre 1662 (fin du premier paragraphe), Guy Patin avait écrit à Neuhaus que sa poésie avait retenu l’attention du roi en personne.

V. note [27] du Faux Patiniana II‑6 pour le Siècle d’or.

5.

L’Hélicon est un massif montagneux de Béotie (mythique Aonie), au centre de la Grèce, entre le Parnasse (v. note [2], lettre de Samuel Sorbière, datée du 30 novembre 1650) et le Cythéron. Lieu sacré de l’Antiquité chanté par les poètes, la mythologie y situait la fontaine d’Hippocrène, née d’un coup de sabot donné par le cheval ailé Pégase, et surtout les grottes où se réfugiaient les Muses.

6.

Amer souvenir de la guerre anglo-hollandaise, puis française, de 1665-1667.

7.

« Puisque Louis aime la paix, il apportera l’antique paix au monde. Plus que chien et serpent, il haïra les infâmes menaces de la guerre et la furie d’Érèbe, {a} qui sont les enseignes de Mars. Ayant jugé les Bataves dignes de ton estime d’antan, Bourbon, tu te lierais {b} alors ce peuple par un fidèle amour, suivant la coutume de tes pères, comme du roi de Grande-Bretagne. Et ainsi cesseraient de par le monde entier les ancestrales revendications des puissants et les pernicieuses guerres : horribles guerres sur mer, horribles guerres sur toutes les terres ! » {c}


  1. À l’Érèbe (les enfers), j’ai préféré la divinité qui le hante : « Érèbe, fils du Chaos et de la Nuit, père de l’Éther et du Jour [mais aussi des Parques (v. note [31], lettre 216) et de Charon (v. note [3], lettre 975)], fut métamorphosé en fleuve et précipité dans les enfers pour avoir secouru les Titans. Il se prend aussi pour une partie de l’enfer et pour l’enfer même » (Fr. Noël).

  2. Je ne suis pas parvenu à comprendre (et traduire) sans remplacer jungat [lierait] par jungas [lierais] (mais sans la permission de l’errata du livre).

  3. Imitation de Virgile, Bella, horrida bella (v. note [13], lettre 188).

8.

Ces précautions oratoires conditionnelles me poussent tout de même à penser que Reiner von Neuhaus envisageait l’éventualité que son correspondant fût décédé (v. supra note [1]). Peut-être trouvait-il sa lettre si belle qu’il ne voulut pas renoncer à l’imprimer ; néanmoins, comme elle était déjà si chargée des horreurs de la guerre, il n’a pas souhaité l’assombrir davantage en y disant la mort de Patin. Je ne vois du moins pas comment il aurait pu se tirer d’un tel dilemme mieux que par ce pieux artifice.

s.

Neuhaus, Centuria vii, Epistola ii (pages 148).

Illustri Viro,
D. Guidoni Patino,
Medico Regio.

Parisios.

Nobilissime Patine,

Longum est, quod nihil à Te ex Gallia accepe-
rim : Qui solebamus frequenter ad literas nos
invicem provocare. Videntur una, cum Pace su-

t.

Neuhaus, Centuria vii, Epistola ii (pages 149).

blata, cessare veteris Amicitiæ sacra. Tanquam si
interdictum sit ipsis Musis, ne commercia inter se
agant, propter bella, quæ cum Rege vestro geri-
mus. Doleo ex animo, mi
Patine, quod arma
hæc funesta inter nos sæviant : Qui olim tam sacro
glutino sanctissimi amoris conjuncti fuimus. Gal-
liarum Regibus semper optime affectis in Belgas et
Batavos. Sub Quorum auspiciis et auxiliis in tan-
tum, libere dico, decus et Splendorem assurexi-
mus. At nunc pro dolor! utrinque odiis armisque
ita sævientibus, ut vix appareat, quomodo tantæ
molis opus honestis conditionibus componi possit.
Jam, tertio anno labente, quod maximorum Re-
gum Exercitus tam infeliciter Quietem nostram
turbarint. Ereptis nobis tot urbibus, ac propug-
naculis, ut eorum seriem in fastis descriptam vide-
re credo, ipsis hostibus nec nepotibus tantum no-
stris, fletum et lacrymas jure excutiant. O si illud
aliquando tempus aureum vivere ac videre liceret,
quo Regum Principumque illæ iræ atque rabies se
deponerent. Et antiqua iterum fædera, quibus tam
egregie nuper devincti eramus, nova fide ac pietate
coalescerent ! Ita fieret, ut terra marique univer-
sa Europa pristinum splendorem reciperet. No-
stræque Musæ, nova quasi juventa revitescentes,
in utrumque opulum suas gratulationes ac sacra
commoverent. Primus Ego Gallici Regis, magni
Ludovici, panegyrista futurus. Longe supra illos
numeros, quibus olim ad sacros illos pedes Tha-
liam meam supplex advolvi. Quando rivuli tan-
tum ab Helicone nostro fluebant. Nunc, superis si
placeat, totis fontibus in laudem
Christianissimi Re-
gis promanaturis. Stant in procinctu, quod Deus
avertat, cum primo hoc vere, terribiles hinc, inde
acies. Bellum, puto cui vix simile, præteritis
annis, ab aliqua gente est gestum. Magno aut no-

u.

Neuhaus, Centuria vii, Epistola ii (pages 150).

bis detrimento, aut gloriæ futurum. Qui si hac
æstate, per gratiam Altissimi in cælo Numinis, vel
ancipiti marte pugnare possimus, spes est, brevi de
Pace gloriosissomas nos primitias habituros. A qu-
ibus votis, mi
Patine, nec alienum Te puto. Qui
nosti sub Palladis ista Ægyde, non caput suum
attollere ingenuas nostras Musas. Super qua fide et
exspectatione, obiter Vates esse desiderem, pre-
corque.

Ut Pacem Ludovicus amet, Pacem inferat Orbi
Antiquam. Bellique minas Erebique furorem
Infames Martis titulos, cane pejus et angue
Oderit. Ac Batavos prisco dignatus honore,
Hunc iterum populum fido tibi jungat amore,
Borbonio de more Patrum, Regisque Britanni.
Et cessent inter gentes, et avita Potentum
Nomina, sic tote Bella exitalia Mundo.
Horrida Bella Mari, cunctis Bella horrida Terris.

Nobilissime D. Patine, quando in vivis adhuc es,
certus sum de literarum response. Audiamque ex
Te, quo fato illic fluant Res Communes. Tua-
que senectus an adhuc satis cruda et integra faxit
Omnipotens Deus, ut brevi de Pace cum Utroque
Rege, Gallo et Britanno, mutuo gratulari nobis
possimus. Vale, Europæ Decus et Delicium,
Pa-
tine clarissime.

Dabam Alcmariæ cIɔ Iɔc lxxiii.
Cal. Iuniis.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Reiner von Neuhaus, le 1er juin 1673

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(Consulté le 20/04/2024)

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