L. française reçue 3.  >
De Julien Bineteau,
le 1er octobre 1651

À Monsieur Monsieur Patin, doyen de la Faculté de médecine de Paris. [a][1]

Monsieur, [2][3]

Loin de trouver mauvais, je me sens votre obligé de l’honneur que vous m’avez fait de m’écrire touchant la gageure que je voulais mettre à votre sujet, sur la parole d’un honnête homme. [1] Je défère trop au rang que vous tenez dans la Faculté de Paris pour me fâcher de ce que vous m’avez mandé contre l’antimoine. [4] Il y a longtemps que je sais que vous le combattez, sans l’abattre, par écrits, thèses et paroles. [2][5] Je n’ai pas assez de vanité ni de présomption pour entrer en lice avec vous, dont l’éloquence et l’affluence des beaux mots ravissent vos auditeurs. Si, néanmoins, la franchise et les civilités avec lesquelles vous me traitez me permettent de vous répondre, je vous dirai que plures imperitos ac imparatos aggredi ac vincere aliquando facile est ; unum vero peritum ac paratum, difficile[3] J’ai eu l’honneur d’apprendre une partie de ma science dans votre honorable Faculté, dont je chéris et révère les doctes maîtres ; si j’eusse eu six ou sept mille francs à perdre, peut-être que j’eusse pris mes licences et le bonnet chez vous ; [6] mais j’ai autant aimé les prendre ailleurs, assuré que je suis que l’habit ne fait pas le moine, et qu’il y a autant de lettres et plus d’effets en doctus qu’en doctor[4] Je crois que si vous aviez fait l’anatomie analytique des métaux et minéraux, vous auriez remarqué qu’ils sont composés d’atomes ou petites parties, dont aucunes sont bénignes et douces, les autres, âcres et malignes en quelque façon. [5][7] Celles-ci sont aisément séparées de celles-là par le feu et l’art, ut cuilibet experto notum est[6] Les bénignes restantes peuvent et doivent être pratiquées dans la véritable médecine, laquelle, sans l’aide de la chimie, est manque et imparfaite puisque, sans elle, vous ne trouverez point ces grands remèdes que demande le divin Hippocrate : [8]

Extremis prosunt extrema remedia morbis[7]

Votre proposition ne vaut rien, qu’un bon chimiste et médecin antimonial ne peut être qu’un méchant homme et que ceux qui usent de l’antimoine sont plutôt carnifices quam medici[8] Je m’étonne que vous ayez avancé cela puisqu’il est vrai que carnificum est, imo tortorum, neque vero medicorum, sanguinem mittere humanum, ac toties profundere[9][9] et non pas aux médecins galéno-chimistes qui, tous les jours, guérissent des malades que les autres abandonnent après les avoir mis à l’extrémité de leur vie. [10][10] Vous pourrez voir la preuve de ma proposition à votre porte, [11] dans la rue Saint-Germain, [12] chez une fille léthargique, [13] âgée de 14 ans, abandonnée par trois de vos plus fameux et mieux huppés confrères, laquelle j’ai mise sur pied en quatre ou cinq jours, ope Dei, et vini emetici[11][14] Et pour vous informer plus amplement des douces et merveilleuses opérations de l’antimoine aux maladies, quand il vous plaira, je vous enverrai une liste de plus de 300 malades à qui j’en ai donné depuis trois ans, tant en vin, sirop, que poudres émétiques et non émétiques, où vous serez étonné d’apprendre que presque pas un n’est encore mort, à qui j’en aie donné, et que plus de 290 extrêmement malades aient été sauvés du mal et de la mort en si peu de temps que cela est incroyable, si les personnes qui en ont pris n’étaient encore vivantes, qui vous en assureront. Huit ou neuf autres furent guéris peu après ; et l’opération des dits médicaments a été si facile que tous ceux-là souhaitent les mêmes remèdes quand ils seront malades. Divinum est remedium, quod sanat tuto, cito, jucunde[12] Ainsi, Monsieur, permettez-moi de conclure pour l’antimoine, à qui la meilleure partie de votre Faculté fait la cour, sans vous apporter les autorités d’un million de très excellents et véritables médecins qui le louent, le révèrent et le mettent en pratique, et de vous assurer que je serai toujours ravi de l’honneur que vous me ferez d’écrire sur ce sujet et de m’employer à vous rendre service ; à quoi je me porterai avec autant de cœur et d’affection que je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

J. Bineteau, médecin.

À Paris, ce 1er octobre 1651.


a.

Lettre de Julien Bineteau à Guy Patin, imprimée dans Bineteau, pages 205‑208 ; réimprimée par Paul Delaunay dans Vieux médecins sarthois (Paris Honoré Champion, 1906), Une polémique de Guy Patin. – Les idées de Maître Jean [sic] Bineteau (pages 191‑192).

1.

« Trouver » est ici à prendre au sens de consentir : « on dit aux gens qu’on honore, je vous prie de trouver bon que je fasse telle chose ; vous ne trouverez pas mauvais, si je vous poursuis, après vous avoir fait cette civilité » (Furetière). « Loin de trouver mauvais » veut dire loin de ne pas consentir à vos propos.

V. note [1], lettre 1036, pour le contexte et le motif de la querelle née entre Julien Bineteau et Guy Patin, tout-puissant doyen de la Faculté de médecine de Paris, qui lui avait reproché son impertinente gageure dans sa lettre acerbe datée de la veille. L’« honnête homme » de bonne foi était l’apothicaire parisien qui avait confié à Bineteau avoir honoré des ordonnances d’antimoine prescrites par Patin.

2.

« Il a jadis attaqué plusieurs personnes sur cette matière, qui ne lui ont point répondu. » Julien Bineteau se méprenait dans cette addition marginale à sa lettre imprimée : Théophraste Renaudot avait été le principal adversaire de Guy Patin dans leurs querelles sur maints sujets, dont l’emploi de l’antimoine, et n’avait jamais manqué de lui répondre, par écrit et devant le Parlement (outre de nombreuses références fournies dans notre index, le , vL’ultime procès de Théophraste Renaudot…, en 1644).

3.

« il est facile d’attaquer et de vaincre maints ignorants en les prenant au dépourvu, mais ardu d’en faire autant d’un seul qui soit savant et bien armé » (joli latin de Julien Bineteau).

4.

Subtil jeu de mots sur deux dérivés du verbe latin docere (enseigner, instruire) : le participe passé doctus (instruit, savant) et le substantif doctor (maître, enseignant coiffé du bonnet). Les « lettres » sont à comprendre comme le savoir, et les « effets », comme l’efficacité (dans la pratique du métier).

Sans dire de quelle faculté il était docteur (il ne figure pas dans la liste établie par Dulieu pour Montpellier), Julien Bineteau donnait ici une estimation de la somme totale à sacrifier pour jouir du titre de docteur régent de la Faculté de médecine de Paris, si le postulant n’était pas tenu pour indigent (v. note [9], lettre 750). V. la biographie de Bineteau pour une explication possible du fait que, malgré son doctorat « étranger », il était autorisé à exercer à Paris.

Quoi qu’il en soit, Bineteau fournissait ici une estimation contemporaine, et donc très précieuse, sur le coût global d’un cursus médical complet suivi à Paris (v. note [60] des Décrets et assemblées de 1651‑1652 dans les Commentaires de la Faculté de médecine). L’ultime procès de Théophraste Renaudot… fait état d’une somme un peu inférieure (« quatre ou cinq mille francs [livres] ») en 1644 (v. sa note [19]).

5.

Atome avait essentiellement le sens, philosophique plutôt que physique, de particule de matière indivisible (atomos en grec). À la définition de Furetière, « petit corpuscule de toutes sortes de figures, qui entre dans la composition de tous les autres corps », le Dictionnaire de Trévoux a ajouté :

« Les atomes sont la matière première et préexistante, et incorruptible, de laquelle toutes choses sont engendrées, et dans laquelle toutes choses se résolvent en dernier lieu. Les atomes ne sont pas censés indivisibles seulement parce que, étant dénués de toute grandeur, ils n’ont point de parties, mais ils sont indivisibles parce qu’ils sont si solides, si durs et si impénétrables qu’ils ne donnent point lieu à la division, et qu’il n’y a aucun vide qui donne entrée à une force étrangère pour les séparer et pour en désunir les parties. Comme les atomes sont la matière première, il faut bien qu’ils soient indissolubles afin qu’elle soit incorruptible. »

Julien Bineteau décrivait ici la chimie pour ce qu’elle était alors (et demeure en partie), à savoir l’art de dissocier (puis de rassembler différemment), à l’aide de diverses techniques, les composants élémentaires des corps métalliques et minéraux.

6.

« comme sait bien quiconque s’y connaît en la matière. »

7.

« Les remèdes extrêmes sont utiles aux extrêmes maladies », ou « Aux grands maux, les grands remèdes », ou, en étant plus fidèle à Hippocrate (Aphorismes, 1re section, no 6, Littré Hip, volume 4, page 463) :

« Pour les extrêmes maladies, l’extrême exactitude du traitement est ce qu’il y a de plus puissant. »

8.

« bourreaux que médecins » : v. note [4], lettre du 30 septembre 1651, pour cette « proposition » de Guy Patin.

9.
« il appartient au bourreau, et même au tortionnaire, mais non pas au médecin, de faire couler le sang humain et le répandre à profusion ».

10.

On a longtemps distingué deux sortes de pharmacie selon les préceptes qui régissaient la composition (mélange) des médicaments (Renauldin in Panckoucke) :

« La pharmacie galénique consiste dans la préparation mécanique des médicaments, dans le simple mélange de leur substance, sans avoir égard aux principes dont elle est composée. C’est ce qui la différencie d’avec la pharmacie chimique, dont toutes les opérations ont pour but de rechercher les divers éléments qui entrent dans la composition des corps médicamenteux et d’observer l’action réciproque qui résulte de leur mélange. Du temps de Galien, la chimie n’existait pas, {a} et elle restera dans le néant bien des siècles après ce grand homme. Aussi la distinction entre l’une et l’autre pharmacie n’a été faite que lorsqu’il y a eu des médecins chimistes pour établir la différence de ceux qui restaient attachés à la doctrine de Galien d’avec ceux qui formaient la secte chimique. » {b}


  1. Point de vue simplificateur et contestable : v. note [3] de l’observation x.

  2. La pharmacie chimique, dont l’initiateur, au xvie s., a été Paracelse (v. note [7], lettre 7), s’est depuis longtemps acquis tous les suffrages, hormis dans l’esprit et la pratique arriérés des herboristes.

La médecine et la pharmacie galéno-chimique cherchaient alors à réconcilier et combiner les deux dogmes. Les ouvrages de Daniel Sennert (v. note [8], lettre 13), de Pierre Le Paulmier (v. note [18], lettre 79) ou de Johann Daniel Horst (v. note [37], lettre 469) ont œuvré dans ce sens, pour échafauder un clairvoyant compromis que Guy Patin tenait pour une effroyable hérésie.

11.

« par l’opération de Dieu et du vin émétique. »

« Huit ou neuf saignées qu’ils lui firent en huit jours la rendirent léthargique » : note que Julien Bineteau a ajoutée dans la marge de la lettre.

Aujourd’hui rue Saint-Germain-l’Auxerrois (ier arrondissement), la rue Saint-Germain était à deux pas du nouveau logis de Guy Patin, place du Chevalier du Guet.

12.

« C’est un remède divin qui guérit sûrement, rapidement et heureusement [devise attribuée à Asclépiade de Pruse (v. note [42] du Patiniana I‑3)]. »

La démonstration arithmétique (« statistique ») qui mène à cette belle conclusion est pour le moins confuse, mais ma transcription est fidèle. La précision la plus intéressante est que Bineteau disait ici avoir pratiqué la médecine à Paris depuis trois ans.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Julien Bineteau, le 1er octobre 1651

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=9089

(Consulté le 24/04/2024)

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