À Claude II Belin, le 28 octobre 1631
Note [6]
Entraient ici en scène les deux héros antiques (sinon mythiques) de Guy Patin et de presque tous ses confrères de l’époque. Seuls en effet s’étaient écartés de cette vénération aveugle les médecins chimistes, tels Van Helmont (v. note [11], lettre 121), qui se référaient à Paracelse (v. note [7], lettre 7), et que Patin tenait ouvertement pour impies et hérétiques.
« n’a aucun besoin d’une supposition vide, comme les choses occultes et douteuses, pour lesquelles, si on veut en discourir, il faut nécessairement se servir d’hypothèses : par exemple dans les dissertations sur les objets célestes ou souterrains, quand même celui qui parle prétendrait savoir ce que sont ces objets, ni lui, ni ceux qui écoutent, n’auraient aucune évidence de la vérité ou de la fausseté des assertions ; car toute vérification est impraticable. »
Doté d’une très vaste érudition Galien sut échafauder un corpus complet de la médecine de son temps, formé sur les débris de toutes les doctrines qui l’avaient précédé, en privilégiant celle d’Hippocrate. Son œuvre constitue une véritable encyclopédie de la médecine antique. Relayés et enrichis par les Arabes, les enseignements de Galien ont exercé une influence extraordinairement durable sur la théorie et la pratique de la médecine en Europe : ses conceptions, anatomiques en particulier, étaient encore vénérées du temps de Guy Patin, malgré tous les préjugés et toutes les erreurs, contraires à l’observation, qu’elles contenaient, dont le plus flagrant exemple est celui de la circulation du sang.
Aucun écrivain de l’Antiquité n’a été aussi prolifique que Galien : on lui a attribué près de 500 traités de médecine (tous écrits en grec) ; plus de la moitié a été perdue, mais ce qui reste représente une somme considérable. Écrites, pour autant qu’on sache, par une seule et même plume, les œuvres de Galien touchent au gigantisme : elles représentent un volume plus de dix fois supérieur au Corpus hippocratique complet et totalisent à elles seules le huitième de toute la littérature grecque antique qui est parvenue jusqu’à nous ; elles n’ont encore jamais été entièrement traduites en une de nos langues vivantes. V. note [13], lettre 35, pour les éditions bilingues complètes, grecques et latines, qu’ont publiées René Chartier au xviie s. (en les mêlant aux œuvres d’Hippocrate) et Karl Gottob Kühn au xixe s. (celle dont j’ai principalement utilisé le latin pour mon travail). Charles Daremberg a traduit en français (1854-1856) quelques traités de Galien (notamment les 17 livres sur l’Utilité des parties du corps humain).
Lors de la conférence qu’il a donnée le 27 janvier 2017 à la Faculté de médecine Paris Descartes (Master Class d’Histoire de la médecine) John Scheid, historien spécialiste de l’Antiquité romaine et professeur émérite au Collège de France, a remarqué qu’aucune inscription ni aucun ouvrage contemporains de Galien ne le mentionnent. Sans mettre absolument en doute la réalité du personnage (comme on peut se le permettre, pour la même raison, au sujet de Quinte-Curce, v. note [22], lettre 197), il semble que sa célébrité posthume ait très largement dépassé le renom qu’il aurait dû avoir de son vivant. V. note [9], lettre latine 186, pour le silence de saint Augustin sur Galien, quand il dissertait (au ve s.) sur l’authenticité des écrits d’Hippocrate ; tandis que saint Bernard de Clairvaux, écrivant au xiie s., n’ignorait plus Galien.
Selon Vivian Nutton, Emeritus Professor, Centre for the History of Medicine, University College London (avec qui j’ai eu le privilège de discuter le 20 octobre 2017), les textes grecs de Galien aujourd’hui connus n’égalent pas en volume tous ceux que les Arabes (v. note [4], lettre 5) ont traduits dans leur langue et qui n’ont pas encore été défrichés. V. Nutton m’a aussi ingénument confié préférer Galien à Hippocrate, « parce qu’on comprend ce qu’il dit » (avis que je partage volontiers). Il est notamment auteur de :
Je laisse à plus savant que moi le soin de disserter sur la troublante homonymie existant entre Γαληνος (Galênos), le nom grec de Galien, et γαληνη (galênê), premier nom qu’Andromaque l’Ancien a donné à sa thériaque, au ier s. de notre ère (v. note [2], lettre 1001). Pour abréger badinement un doute iconoclaste qui me tarabuste, je me demande si une encyclopédie médicale moderne, qui aurait le volume du Corpus galénique, ne pourrait pas être signée Morphée et intitulée Morphine…
Sans penser à tout cela (car ç’aurait été prêter trop d’importance aux Arabes), Patin prisait tout particulièrement les très nombreux commentaires de Galien sur le Corpus hippocratique et ses deux traités sur la saignée (Περι φλεβοτομιας, De venæ sectione [Sur la phlébotomie], et Περι φλεβοτομιας προς Ερασιστρατον, De venæ sectione adversus Erasistratum [Sur la phlébotomie contre Érasistrate]). Avec d’autres, il était pourtant d’avis (surtout quand ça l’arrangeait) que Galien n’a pas écrit tous les traités qu’on lui attribue, notamment les deux qui traitent de la thériaque (à Pison et à Pamphilien, v. notes [6], lettre 213, et [6], lettre latine 129) ; mais ce pouvait être par détestation de cette mixture extravagante et hors de prix (v. note [9], lettre 5, et l’observation xi), jugée indigne du grand génie gréco-romain de la médecine.
Dans ses lettres, pour qualifier ce qui se rapporte à Galien, Patin a employé deux adjectifs, galénique et galéniste, mais avec une nuance : il attachait le premier à la médecine (doctrine) et aux écrits de Galien, et le second, aux médecins qui la pratiquaient et l’enseignaient. J’ai suivi la même règle dans mes commentaires. Une seule fois, Patin a utilisé galénien (v. note [43], lettre 101), mais péjorativement, pour blâmer l’abus des mélanges médicamenteux. La galénique est à présent l’art pharmaceutique (devenu industriel) de préparer les médicaments pour assurer la stabilité de leur conservation, de leur absorption et de leur action.
La chronologie et l’authenticité des sources médicales gréco-latines antiques posent de vertigineuses questions que j’ai effleurées dans la note [9] de la lettre latine 61, à propos d’Oribase.
Les corpus hippocratique et galénique n’ont surtout exercé leur immense influence en Europe qu’à partir du xvie s., après l’invention de l’imprimerie. Les œuvres complètes de Galien traduites en latin ont été publiées pour la première fois par les Junte à Venise en 1541, suivies de 8 rééditions qui se sont échelonnées jusqu’en 1625 (v. note [1], lettre 716. Les éditions bilingues (gréco-latines) ultérieures, dont celles de René Chartier (avec les œuvres d’Hippocrate, 1638-1689) et de Kühn (1821-1833), en ont repris le latin (v. notule {c}, note [3], lettre 710).
Adulés ou contestés, Hippocrate et Galein ont été les indiscutables géants de la Renaissance médicale. Pour éviter les anachronismes, en croyant qu’au temps de Patin, tout le monde avait accès à leurs œuvres, il est utile d’avoir en tête une liste de ce qui en avait été traduit en français au xvie s. :
Cette liste ne s’est guère allongée au xviie s. Sans la connaissance du grec ou du latin, l’accès direct au Corpus hippocratico-galénique était alors impossible.
Les Belles Lettres (Collection des universités de France, série grecque, dite Collection Budé), ont entrepris des éditions bilingues (grec et français) des œuvres complètes :