À Charles Spon, le 26 octobre 1643

Note [3]

« dans les Épîtres de Joseph Scaliger, homme incomparable ».

Guy Patin renvoyait ici à la lettre lviii de Joseph Scaliger à Isaac Casaubon, datée de Leyde le 24 avril 1601(Ép. lat. livre i, pages 185‑188). Il vaut la peine d’en transcrire les deux premiers tiers, tant pour ce qu’elle dit que pour procurer un échantillon du style qui a inspiré Guy Patin dans l’écriture de ses propres lettres.

Binas nudiustertius a te literas accepi, quæ non dico maiori me lætitia, an mœrore affecerunt. Nam omne gaudium quod ex illis percipere debebam, contaminavit sollicitudo animi tui, quam in illis de arrogantia quæstorum expressisti, quo genere hominum nullum tibi infensius fore post pædagogos augurabat ; a quibus plus tibi inuidiæ quam damni imminere sciebam. Sed, mi Casaubone, non tu primus es, qui horum hominum superbæ obiectus es ; si hoc aliquid ad leuandum dolorem tuum facere potest. Parum tamen erat superbiam in te incidisse, nisi etiam rapacitas experienda esset. Eorum maior pars fraterculi Gigantum, Terræ filii, quum hos honores adhamauerunt, atque eo ascendisse se, ex quo decipiunt homines, viderunt, quid eis insolentius ? quid intolerabilius ? Itaque merito regnant, quia summates viros obnoxios sibi habent. Hæc vero est omnium tempestatum spurcissima, quam tranquillitati tuorum studiorum semper metui. Iccirco non solum te, ut de ea cogitares sæpe monui, sed etiam magnos amicos tuos, qui te ex honesto illo otio sollicitarunt, ut te ab illa securum præstarent, rogavi ; neque committerent, ut te Lutetiam traduxisse viderentur, non ut te docti homines, sed ut tu Terræ filios curares, et nunc primum patientiæ tuæ, quam nondum in discrimen vocasses, periculum faceres. Sed speculæ aliquid reliquum video in illis summis amicis, quorum fides et humanitas tibi spectata est. Hi tibi crebro adeundi, ut per eos ad Regem ipsum querela tua deferatur. Quæ est ultima anchora ; si nihil aliud το απανθρωπον δυσωπειν poterit. Nam certe hoc modo expugnandi sunt illi Pici, qui aureos montes colunt. Miseram Galliam quæ tot Alastorum iniuriis opportuna est. In ea pisces minutos magnus comest : magistratus miserorum sanguine farciuntur : et, quo nihil exitiabilius fore puto, in tanta veritatis luce, tenebræ mendacii homines, prudentes, ac videntes occupant. Nunquam alias tantum sacrificulorum ac monachorum fuit. Quotidie in nostra Aquitania, in Tectosagibus examina Loiolitarum crescunt : et quod procul dubio fiet, in ipsum pristinum nidum Lutetiæ aut restituentur, aut irrumpent. Absque istis omnibus incommodis, quibus omnis bonus in Gallia, et nusquam alibi quam in Gallia, obnoxius est, iamdudum in præsidium meum Aquitanicum et me, et Musas meas abdidissem, ut si nihil aliud, saltem hoc consequerer, ut in illo angulo grabatulum meum collocarem, in quo sanctissimus senex parens meus, quos indigna fuit Aquitania, tot libros elaboravit. Nam nescis, mi Casaubone, quantum desiderium me illius gurgustioli tenet. Qui tamen, quare hoc honestum, quo fruor, otium etiam deferere velim, non habeo ; et tum omnia mihi adversa in Gallia proposita sunt, quæ nouerca semper ingeniorum pacis et quietis amantium fuit. Sed obdurabo. Et Hollandiam, ubi mihi bene est, matrem ; Aquitaniam de me pessime meritam, nouercam habebo.

[J’ai reçu deux de vos lettres il y a trois jours. Je ne sais dire si elles m’ont plus comblé de joie qu’affligé de tristesse. C’est que l’inquiétude de votre esprit a gâté tout le plaisir que je devais en tirer, à cause de ce que vous y avez exprimé sur l’arrogance des trésoriers, genre d’hommes auxquels, après les pédagogues, nul ne peut vous être plus importun. Je vous savais plus menacé par leur malveillance que par leur cupidité ; mais, mon cher Casaubon, si cela peut vous consoler un peu, vous n’êtes pas le premier à être exposé à la morgue de ces individus. Que leur superbe vous tombe dessus aurait pourtant été peu de chose, si vous n’aviez aussi eu à subir leur rapacité. La plupart d’entre eux sont les petits frères de géants {a} et des fils de la Terre, mais on les a vus s’élever jusqu’au point d’abuser les hommes qui leur ont insufflé ces charges : qu’y a-t-il de plus insolent, de plus intolérable qu’eux ? Les voilà donc qui règnent, puisqu’ils se tiennent à juste titre pour capables de nuire aux plus éminents hommes. C’est en vérité la plus affreuse des tempêtes que j’aie jamais redoutée pour la tranquillité de vos études. C’est pourquoi je vous en ai souvent averti afin que vous vous y prépariez, et pourquoi j’ai aussi prié vos grands amis de vous inciter à sortir de votre candide insouciance ; ils auraient dû s’unir pour vous éloigner de Paris, non pas pour que de savants hommes prennent soin de vous, mais pour que vous vous préoccupiez des fils de la terre et pour que vous ne mettiez pas en péril votre patience, que vous n’aviez encore jamais mise en telle situation. Mais je vois quelque reliquat d’espérance dans ces éminents amis, dont vous pouvez attendre fidélité et bonté. Ils doivent vous aller souvent visiter pour présenter votre doléance au roi lui-même. C’est l’ultime recours, même s’il n’y a rien de plus inhumain que s’humilier. Pourtant, c’est sans doute ainsi qu’il faut s’y prendre pour mater ces griffons qui habitent les montagnes d’or. {b} Misérable France, qui est propice aux outrages de tant de démons ! Le gros poisson y mange le menu fretin ; les magistrats s’y gavent du sang des misérables ; et ce que je crois être le plus pernicieux de tout quand partout brille la vérité, les ténèbres du mensonge se rendent maîtres des hommes prudents et prévoyants. Nulle part ailleurs il n’y eut tant de prêtres et de moines. En notre Aquitaine, pays des anciens Tectosages, {c} les essaims de jésuites croissent un peu plus chaque jour : et ce qui est hors de doute, soit ils se rétabliront dans leur nid d’origine à Paris, soit ils l’envahiront. Sans tous ces inconvénients, auxquels tout homme de bien est exposé en France, et nulle part ailleurs qu’en France, je me serais depuis longtemps réfugié dans ma retraite d’Aquitaine, avec mes Muses, pour, à tout le moins, rechercher à placer mon grabat là où mon très sacré père s’est appliqué à tant de livres, dont l’Aquitaine ne fut pas digne. Vous ne pouvez savoir, mon cher Casaubon, à quel point m’habite le regret de cette petite masure. Quand je voudrais m’accorder cet honnête repos, pour en jouir, je ne le puis même plus car la France, qui a toujours été la marâtre des esprits amoureux de la paix et du repos, m’a gratifié de tous les revers imaginables. Mais je tiendrai bon ; et j’aurai pour mère la Hollande où je me sens bien, et l’Aquitaine pour marâtre, qui a mérité le pire de moi].


  1. Juvénal, v. note [6], lettre latine 239.

  2. V. note [4], lettre latine 320.

  3. Tectosages : « noms de peuples de l’ancienne Gaule, fort connus dans l’Histoire. Après avoir parcouru divers pays, ils passèrent dans l’Asie Mineure, s’y établirent dans le pays depuis appelé de leur nom Galatie et Gallogrèce, parce qu’étant gaulois, ils se mêlèrent avec les colonies grecques du pays » (Trévoux).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 26 octobre 1643, note 3.

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(Consulté le 19/04/2024)

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