À Hugues II de Salins, le 16 juillet 1654

Note [8]

Tandis que la cour faisait assiéger Stenay, ville appartenant au prince de Condé, les Espagnols prirent une résolution hardie et attaquèrent Arras qui comptait à peine une garnison de 2 000 hommes.

Le 3 juillet, la ville fut investie par Italiens, Lorrains, Flamands, Espagnols et Français mécontents que commandaient l’archiduc Léopold, Fernand de Salis, le comte de Fuensaldagne, le prince de Condé et le duc François de Lorraine. À cette nouvelle, Turenne et La Ferté-Senneterre accoururent à la tête d’une armée de 14 000 à 15 000 hommes et s’établirent à Péronne.

Trop faible pour affronter, dans un pays découvert, une armée de 25 000 hommes, Turenne essaya de l’affamer en coupant toutes ses communications, mais il ne put réussir à fermer la route de Saint-Pol. Il parvint toutefois à faire entrer un renfort assez considérable dans Arras, ce qui porta à 5 000 le nombre des soldats que le gouverneur, Mondejeu, put opposer aux efforts des ennemis.

Les Espagnols déployèrent dans l’attaque une ardeur infatigable, Arras devant retourner au roi catholique si on parvenait à s’en emparer. Des milliers de paysans furent réunis pour creuser les vastes lignes d’investissement qui enfermèrent la ville ; la contrevallation fut formée d’un boulevard et de deux fossés, dans l’intervalle desquels on creusa des milliers de petits puits en échiquier et l’on planta des palissades sans nombre. Turenne et La Ferté-Senneterre, ayant appris que la tranchée avait été ouverte du 12 au 15 juillet, s’avancèrent jusqu’à une lieue et demie de la ville et s’établirent sur la colline de Monchy-le-Preux, entre les deux rivières de la Scarpe et du Cojeul. Dans cette forte position, ils pouvaient inquiéter l’armée assiégeante sans avoir rien à craindre d’elle.

Toutefois, on resta ainsi plusieurs semaines en présence, sans qu’il se fît rien de considérable. Les assiégés se défendaient si vaillamment qu’après un mois de tranchée ouverte les Espagnols n’avaient encore emporté qu’un ouvrage extérieur, tandis qu’ils perdaient un grand nombre de combattants par les coups de canon tirés depuis les remparts de la ville, ou par la désertion.

Sur ces entrefaites, le maréchal d’Hocquincourt, qui avait fait capituler Stenay, vint renforcer Turenne qui, le 20 août, fit, autour du camp et sous le feu des ennemis, une longue reconnaissance qui faillit dix fois lui coûter la vie. Comme ses lieutenants s’étonnaient qu’un si sage capitaine s’exposât à un tel danger :

« Soyez tranquilles, répondit-il, le commandant de ce quartier, Fernand de Salis, n’entreprendra rien de son chef. Il enverra demander permission au général Fuensaldagne, lequel ne fera rien sans en avertir l’archiduc. Mais l’archiduc a tant d’égards pour le prince de Condé qu’il le fera prier de décider avec lui en conseil de guerre sur ce qu’on pourrait faire. Donc, nous avons le temps d’observer, nous ne risquons rien, sauf peut-être un coup de canon. »

Les Espagnols, en effet, ne commencèrent leur mouvement que quand Turenne fut déjà hors de leur atteinte. Effrayés à l’aspect de ces lignes formidables, peut-être aussi par esprit de contradiction et de jalousie, les deux autres maréchaux, soutenus par presque tous les officiers généraux, ne voulaient plus attaquer ; mais Turenne décida qu’on forcerait ces lignes redoutables, et obtint un ordre exprès de la cour.

L’attaque fut résolue pour la nuit du 24 au 25 août. Vers deux heures du matin, plusieurs fausses attaques divisèrent l’attention de l’ennemi qui avait à garder au moins cinq lieues de retranchements, tandis que le gros de l’armée, formée en trois colonnes sous les trois maréchaux, s’avançait contre le quartier de Fernand de Salis et contre la partie la plus voisine de Fuensaldagne qui était en même temps le côté le plus éloigné du prince de Condé. Le maréchal d’Hocqùincourt n’était point encore arrivé, mais Turenne et La Ferté n’en continuèrent pas moins leur mouvement avec une rapidité irrésistible. Les Italiens se préparaient seulement à combattre que déjà les soldats de Turenne, formant la colonne du centre, avaient franchi le premier fossé, comblaient les puits et arrachaient les palissades. La présence de leur illustre général les animant d’une impétueuse ardeur, ils franchirent le second fossé avant même qu’il fût comblé ; cinq bataillons percèrent à la fois en plusieurs endroits et frayèrent la route à la cavalerie.

À la droite de Turenne, La Ferté fut d’abord repoussé par les Espagnols de Fuensaldagne, mais il vint à son tour pénétrer dans les lignes par la trouée qu’avait faite Turenne et jeta le désordre parmi les Espagnols. Enfin, le maréchal d’Hocquincourt arrivant au milieu de la consternation de l’ennemi, se fraya facilement un passage vers la gauche, dans le quartier des Lorrains, et y sema à son tour l’épouvante et la confusion.

Le jour étant arrivé, la victoire semblait complète et les soldats commencèrent à se débander pour courir au pillage. Ce désordre faillit avoir des suites fatales. Condé, avec ses émigrés français et tout ce qu’il avait pu rallier d’Allemands et d’Espagnols, accourait pour protéger la retraite. Il rencontra La Ferté, le chargea impétueusement et le culbuta. Ayant ainsi commencé à jeter la confusion parmi les Français, il marcha à l’attaque d’un corps de troupes qui venait de se former sur une hauteur. Accueilli par une canonnade meurtrière, il devina la présence de Turenne et s’arrêta. Menacé alors d’être pris en queue par la garnison d’Arras et voyant que l’infanterie espagnole se refusait à rentrer en ligne, il commença son mouvement rétrograde. Toujours redouté, même au sein des revers, il sortit de ses retranchements comme on lève un camp que l’on est las d’occuper, rallia ses troupes dispersées et se retira vers Cambrai, ne cessant de présenter un front terrible à ses ennemis.

Le sage Turenne ne poursuivit pas Condé, mais le marquis de Bellefond, moins prudent, ayant attaqué son arrière-garde au passage de la Scarpe, se vit repoussé de manière à ne plus être tenté d’inquiéter la fière retraite du prince. Turenne perdit peu de combattants, mais il fut blessé. Trois mille prisonniers restèrent au pouvoir des Français avec 63 canons, un bagage immense et 9 000 chevaux. La levée du siège d’Arras eut en Europe un prodigieux retentissement.

Par contraste curieux, tandis que le roi d’Espagne, Philippe iv, écrivait au prince de Condé une lettre flatteuse pour le féliciter sur sa vaillante défense et le remercier d’avoir sauvé l’armée espagnole, Mazarin, en France, essayait de s’attribuer toute la gloire de ce brillant fait d’armes aux dépens de l’illustre capitaine qui l’avait accompli ; mais la postérité a dignement vengé le sauveur d’Arras (G.D.U. xixe s).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 16 juillet 1654, note 8.

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(Consulté le 19/04/2024)

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