À Charles Spon, le 27 mars 1657

Note [35]

Guy Patin invitait Charles Spon à lire ce passage (pages 142‑143) de la Doctrine curieuse du P. François Garasse (Paris, 1624, v. note [1], lettre 58) :

« L’an 1573 sous le règne de Charles ix, il y eut dans Paris un méchant homme vagabond, lequel ayant été surpris sur le fait, dogmatisant en secret pour l’athéisme, fut déféré au Parlement et comme impie, condamné à une étroite prison jusqu’à ce que plus pleinement on pût être informé de ses déportements et de sa vie ; et comme l’affaire allait un peu trop languissant, suivant la coutume des bonnes actions, lesquelles se ralentissent sur leur progrès, Sorbin, évêque de Nevers {a} et confesseur du roi, étant informé de l’affaire, eut le courage de remontrer à Sa Majesté, le jeudi saint, {b} après sa confession, qu’elle ne pouvait être en bonne conscience jusqu’à ce qu’elle eût commandé que le procès fût fait à cet impie, lequel était criminel de lèse-majesté divine au premier chef. Le roi, qui était pieux de sa nature, ordonna que sur l’heure on terminât cette affaire, et le même jour ce malheureux fut condamné d’être brûlé en Grève pour ses méchantes propositions, desquelles il ne voulut jamais se dédire, quoique plusieurs habiles docteurs, et entre autres le Père Charles Sager de notre Compagnie, fussent appelés pour lui arracher cette maudite créance.

Son erreur était entièrement contraire à celle de nos nouveaux dogmatisants car il soutenait qu’il n’y avait autre Dieu au monde que de maintenir son corps sans souillure ; et en effet, à ce qu’on dit, il était vierge, de la même façon que les frères de la croix des roses, et les torlaquis de Turquie ; {c} il avait autant de chemises qu’il y a de jours en l’année, lesquelles il envoyait laver en Flandres à une certaine fontaine renommée pour la clarté des eaux et le blanchissement excellent qui s’y fait ; il était ennemi de toutes les ordures, et de fait et de parole, mais encore plus de Dieu, et faisant semblant d’aimer la pureté, il haïssait purissimum purissimorum : {d} c’est ainsi que le grand Hippocrate définit la divinité au livre de Morbo sacro. {e} Il fut impossible à tous les docteurs de rappeler cet homme en son bon sens, il vomissait d’étranges blasphèmes, quoiqu’il les proférât d’une bouche toute sucrée et d’une mine doucette, mais non moins dangereuse en son extrémité que celles des beaux esprits prétendus parmi leurs ivrogneries. Le feu qui purge tout purifia par ses flammes les puretés prétendues de cette impure créature, car par commandement du roi on en fit un beau sacrifice à Dieu en la place de Grève, le propre jour du jeudi saint, et fut brûlé à demi vivant. »


  1. Arnaud Sorbin de Sainte-Foi (vers 1532-1606), évêque de Nevers de 1578 à sa mort.

  2. Jeudi absolu.

  3. V. notule {b}, note [6], lettre 853, pour la confrérie de la Rose-Croix.

    Les torlaquis, proches des derviches, étaient des moines ascétiques turcs. Le géographe Nicolas de Nicolay (1517-1583) leur a consacré le chapitre xviii, livre iii, de ses Navigations et pérégrinations orientales (Lyon, Guillaume Roville, 1568, in‑4o), pages 117‑118, avec une gravure.

  4. « le plus pur des plus purs ».

  5. « de la Maladie sacrée » (l’épilepsie).

Le supplicié du jeudi saint de 1573 était Geoffroy ii Vallée natif d’Orléans, grand-oncle du conseiller Claude Vallée, seigneur de Chenailles. {a} Venu jeune à Paris, il y mena une vie de plaisirs et de dissipation, et il publia un unique écrit, qui le mena au bûcher (G.D.U. xixe s.) :

La Béatitude des Chrétiens, ou le Fléo de la Foy {b} par Geoffroy Vallée natif d’Orléans. Le vrai Catholique ou Universel. {c}


  1. La note [1] du Patiniana 2 fournit une généalogie de la famille Vallée, avec un renvoi à la minutieuse étude d’Alain Mothu qui situe la naissance de Geoffroy ii vers la fin des années 1520.

  2. Fléau de la Foi.

  3. On ne connaît qu’un exemplaire de l’édition originale, qui est conservé à la Bibliothèque Méjanes (Aix-en-Provence) et d’après lequel a été faite, vers 1770, une réimpression, sans lieu ni nom ni date, in‑8o de 20 pages.

    Le Mazarinum (Bibliothèque Mazarine) met en ligne une copie manuscrite datée de 1764, avec une note historique de M. Falconet (Camille Falconet, mort en 1762, v. note [36] du Manuscrit 2007 de la BIU Santé), écrite de sa main « à la fin de la copie figurée [entièrement fidèle] de l’ouvrage de Vallée sur le seul exemplaire imprimé qui soit à Paris, dans le cabinet de M. le président de Cotte ».


Le texte de Vallée n’occupe que 13 pages de cet opuscule et consiste en six déclarations qui en résument bien le propos :

  1. Le Papiste – Je n’ai que crainte en Dieu, de Dieu je suis peureux ;

  2. Le Huguenot – Je n’ai que crainte en Dieu, de Dieu j’ai espérance ;

  3. L’Anabaptiste – Je suis peureux en Dieu, de Dieu j’ai espérance ;

  4. Le Libertin – Je suis douteux de Dieu, sans Dieu je suis tourmenté ;

  5. L’Athéiste – J’ai ma volonté sans Dieu, en Dieu n’ai que tourment ;

  6. Qui est en crainte, quelque crainte que ce soit, ne peut être heureux.

Les six pages d’annexes contiennent une vie de Vallée et divers jugements sur lui, dont celui de Bayle (1702) :

« C’est un livre plein de blaspèmes et d’impiétés contre Jésus-Christ. L’auteur fut brûlé pour son hérésie l’an 1574. On l’appelait ordinairement le beau Vallée. […] Maldonat a fait une fausse réflexion sur une chose contenue dans ce livre à ce qu’il prétend. Je m’étonne qu’il y ait si peu d’auteurs qui parlent de cet athée, et que presque tous ceux qui en font mention < se > soient fondés sur le témoignage de ce jésuite espagnol. » {a}


  1. V. note [12] du Grotiana 1 pour le R.P. Juan Maldonado. Bayle renvoie à ce passage de ses Commentarii in quatuor Evangelistas [Commentaires sur les quatre Évangélistes] (deuxième édition, Lyon, Ioannes Baptista Buysson, 1598, in‑fo), sur Matthieu, chapitre xxvi, haut de la colonne 584, Godefridus a Vallé Lutetiæ anno 1571, publice exustus : {i}

    Nonnulli progressi sunt longius, ut nihil crederent, quorum unus, cum libellum quendam his annis de arte nihil credendi composuisset, nihil in eo, nisi hoc unum, verum dixit, oportere prius Calvinistam fieri, qui atheus esse volet. Fuerat ille antea Calvinista, fuit postea atheus, et unicuique in sua arte credendum est. Verissima sententia ; nam quisquis Calvinista est, si ea, quam ingressus est, incredulitatis via ire pergat, ad nihil credendum perveniat necesse est.

    [Certains sont même allés plus loin, en ne croyant rien. L’un d’eux, dans un opuscule qu’il a composé ces dernières années sur l’art de ne rien croire, n’y a dit qu’une seule chose vraie : qui veut adopter l’athéisme doit d’abord se faire calviniste. Cet homme avait été calviniste avant de devenir athée, et de vouloir convaincre chacun de sa profession. Sa sentence est profondément vraie : {ii} tout calviniste, s’il continue d’avancer sur le chemin de l’incrédulité où il s’est engagé, en viendra nécessairement à ne plus croire en rien].

    1. « Geoffroy Vallée brûlé publiquement à Paris l’an 1571 [sic] ».

    2. Le souci est que Vallée n’a rien dit de tout cela dans son petit livre ; mais comme la plupart de ceux qui l’ont commenté avant le milieu du xviiie s., Bayle semble ne pas avoir eu la possibilité de le lire.

Un autre membre de la famille Vallée, Jacques iii, seigneur des Barreaux (v. note [13], lettre 868), cousin germain de Claude, s’est signalé par les scandales de son libertinage.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 27 mars 1657, note 35.

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(Consulté le 24/04/2024)

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