À André Falconet, le 24 avril 1657

Note [14]

Sur ce sujet, la Grande Mademoiselle, première fille de Gaston d’Orléans, a donné un bel échantillon de ce qu’était la mentalité des princes du sang (Mlle de Montpensier, Mémoires, première partie, volume 3, chapitre xxv, pages 28‑31) :

« Son Altesse Royale {a} alla voir Mme d’Aiguillon, comme il fit beaucoup d’autres. Le lendemain, ses gens d’affaires dirent que Son Altesse Royale avait été l’assurer du déplaisir qu’il avait d’avoir affaire à elle et qu’il n’avait entrepris cette affaire que pour m’obliger à lui céder ce qu’il désirait, et qu’à son égard, il la servirait en tout ce qu’il pourrait à mon préjudice. On vint rapporter ce discours à Son Altesse Royale, qui en fut dans une horrible colère ; il voulait aller au Palais pour dire que cela n’était point ; on lui dit que c’était assez d’y envoyer M. de Choisy, son chancelier, et de lui donner un billet pour désavouer toutes ces impostures. J’étais cependant dans inquiétudes non pareilles, j’écrivais sans cesse au président de Nesmond et à l’avocat général Talon ; car j’avais écrit deux fois à tous mes juges et je ne crois pas qu’il y ait de propositions que je ne leur aie faites pour nous donner satisfaction, à Monsieur et à moi. Quand on n’a qu’une affaire, cela ouvre l’esprit et fait voir des choses que les autres ne voient pas : M. de Nesmond trouvait que j’entendais bien mon affaire et que je donnais de bons expédients. Enfin, on me manda le jour que l’on devait plaider ; je fus fort en impatience, et le jour que je devais recevoir la nouvelle, de même. On me vint éveiller à quatre heures du matin et on me dit que mon affaire était gagnée.

L’avocat général Talon fit des merveilles, et tout d’une voix on alla aux conclusions qui furent que l’arrêt contre Son Altesse Royale serait cassé et qu’il subsisterait à mon égard. Son plaidoyer fut admirable, j’espère que quelque jour on le verra. Il éleva fort la Maison royale et blâma l’audace des favoris ; n’oublia pas d’exagérer l’ingratitude du cardinal de Richelieu envers la reine, ma grand-mère, {b} sa tyrannie envers Monsieur et envers la Compagnie, {c} leur disant qu’il n’y en avait pas un qui n’eût été exilé, ou leurs proches. Comme c’était une chose extraordinaire que ce qui se faisait, il établit les raisons pour lesquelles on le devait faire, et ensuite cita deux exemples, quoique la chose n’en demandât point, cette affaire étant inouïe. Il donna sur les doigts aux gens {d} de mon père et dit qu’il était bien honteux à ceux qui avaient traité pour lui d’avoir craint les menaces, et encore plus s’ils avaient été gagnés, ne pouvant être qu’une de ces deux raisons qui le leur eût pu faire faire.

[…] J’appris que, lorsque l’on vint dire cette nouvelle à Son Altesse Royale, elle allait et venait de chambre en chambre comme elle a accoutumé, et attendait avec impatience et inquiétude le jugement de cette affaire, parce qu’elle n’attendait que cela pour partir. Elle eut beaucoup de joie que les choses eussent réussi à son contentement. Son Altesse Royale entra dans son cabinet, où était le cardinal Mazarin, qui était venu prendre congé d’elle, et lui dit : “ Monsieur le cardinal, j’ai gagné mon procès. ” Il lui répondit : “ Mes neveux n’auront jamais de pareilles affaires avec les enfants de Monsieur ; je sais le respect que nous devons à nos maîtres. ” Le roi ne fut point voir Son Altesse Royale, ce qui fut remarqué et on s’en étonna, et Son Altesse Royale en fut fâchée.
Le gain de ce procès fit fort parler le monde : les uns en étaient bien aises ; les amis du feu cardinal de Richelieu en étaient fâchés ; personne ne trouvait que l’on eût trop fait à mon égard. Mais on trouvait l’arrêt injuste à l’égard de Son Altesse Royale. Pour moi, qui avais mon compte, il m’importait peu des discours que l’on faisait là-dessus. Son Altesse Royale envoya quérir l’avocat général Talon et le remercia fort, car assurément c’était lui qui avait fait gagner l’affaire. Son Altesse Royale lui en témoigna aussi une extrême reconnaissance. Il y eut des gens dans le monde qui le blâmèrent et qui trouvèrent que sa modestie le devait obliger à s’excuser de rendre ses devoirs à Monsieur, pour éviter toutes les louanges et les remerciements qu’il se devait attendre de recevoir.

Pour moi, je lui écrivis dans des sentiments fort reconnaissants et je ne pus m’empêcher à lui marquer dans ma lettre comme, parmi tant d’essentielles obligations que je lui avais en ce rencontre, je n’avais pas laissé de ressentir encore le coup de patte qu’il avait donné dans son plaidoyer aux gens de Son Altesse Royale et qu’il me paraissait qu’il l’avait fait exprès pour justifier ma conduite que l’on avait tant blâmée, voulant faire passer l’affaire de Champigny pour une chicane.

L’avocat de M. <nbsp;le ducnbsp;> de Richelieu dit contre moi la chose du monde la plus sotte : “ Si Mademoiselle aime tant les corps de ses pères et qu’elle soit d’un si bon naturel qu’elle veut que l’on la croie, que ne va-t-elle à Saint-Denis où sont enterrés tous les rois ses prédécesseurs ? Cela lui serait bien plus commode que Champigny : il n’y a que deux lieues de Paris, {e} et à l’autre, il y en a quatre-vingts. ” C’est faiblement soutenir une cause, quand elle ne l’est que par des railleries aussi faibles que celle-là, dont la dignité des sujets rend la chose plus basse quand elle n’est pas traitée avec tout l’éclat et le respect qui lui est dû. »


  1. Gaston d’Orléans, père de la Grande Mademoiselle.

  2. Marie de Médicis.

  3. Le Parlement.

  4. Il reprit les gens.

  5. De Saint-Denis (v. note [27], lettre 166) à Paris.

Le succès de cette affaire devait mettre un terme à la brouille qu’elle avait instaurée entre la Grande Mademoiselle, héritière légitime du domaine de Champigny, et son père, qui l’avait cédé à Richelieu (ibid., chapitre xxvi, page 38) :

« Le comte de Béthune m’écrivit pour se réjouir du gain de mon procès et me mandait qu’il voyait de grands acheminements à un raccommodement avec Son Altesse Royale. On me manda de Paris que le cardinal Mazarin avait écrit un billet à Mme d’Aiguillon pour lui dire qu’elle ne se mît point en peine de chercher de l’argent pour me payer, et que les obligations qu’il avait au feu cardinal de Richelieu l’obligeaient en cet rencontre à lui offrir tout ce qui dépendait de lui, et qu’il se chargeait de payer cette somme. Cela ne m’épouvanta pas, je trouvai la finesse de Mme d’Aiguillon la plus mauvaise du monde. Elle croyait par là me faire faire quelque avance pour m’accommoder et lui relâcher beaucoup pour avoir peu, dans la crainte de n’avoir rien du tout ; mais cela ne me fit point détourner de mon chemin. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 24 avril 1657, note 14.

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(Consulté le 29/03/2024)

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