À Hugues II de Salins, le 22 février 1667

Note [16]

« mais qui le réparera ? »

L’Euphormion de Jean Barclay (v. note [20], lettre 80) contient plusieurs allusions à l’instruction des enfants. Puisque Guy Patin évoquait ici le rôle que les moines y prennent et qu’il y incluait les jésuites, on peut choisir de citer le passage (pages 34‑37) où Barclay introduit son Acignius (anagramme d’Ignacius, Ignace de Loyola, v. note [3], lettre 320).

Euphormion et son ami Percas cheminent vers Basilée (Pont-à-Mousson) et rencontrent un homme qui s’y rend aussi

« pour être témoin d’un nouveau bonheur qui est arrivé dedans ce lieu, mais aussi pour y participer.

[…] Il était grand parleur de son naturel. Ayant l’esprit assez mauvais, il admirait tout. Il s’imaginait que chacun fût obligé de trouver bon tout ce qui était à son goût. “ Je crois, dit-il, que vous avez ouï parler d’Acignius ? C’est un homme d’une intégrité de vie admirable. Comme il a le courage grand, il a méprisé la bassesse des choses ordinaires et communes, et s’est arrêté à celles que le ciel à peine était capable de comprendre. Il ne s’est pas contenté d’entretenir son âme de hautes imaginations, il a désiré que ceux de sa maison tinssent pour maxime que c’était une impertinence d’employer sa jeunesse aux voluptés puisque cet âge était dédié naturellement au travail, que c’était une vanité de désirer impatiemment des choses que l’on est pas assuré d’avoir ou qui échappent quand on les possède, qu’il y a plus d’honneur à rejeter les plaisirs du monde qu’à les rechercher. Ces préceptes et plus que tout, sa vie exemplaire ont conduit si noblement les siens au droit chemin de la vertu que l’on s’est persuadé qu’elle avait établi chez lui sa demeure. Chacun a voulu être de ses sectateurs. Chacun a secondé ses bonnes intentions. Tous y ont contribué de leurs biens, de leur crédit et de leur avis. Bref, il s’est rendu si puissant que ceux qui l’avaient élevé n’ont plus eu la puissance de l’abaisser. Il retenait le menu peuple par une certaine crainte des choses sacrées et de la religion qu’il leur imprimait dedans l’esprit. La jeunesse qu’il avait instruite le portait avec une extrême passion. Il gouvernait les grands en leur faisant voir qu’il maniait les esprits de leurs sujets. Il disposait des magistrats en leur faisant croire qu’il avait l’oreille de leurs maîtres. Il y avait chez lui des hommes de toute qualité. Il faisait les gouverneurs et les officiers des provinces et des villes.

[…] Depuis que les grands ont commencé à appréhender cette puissance qu’ils avaient eux-mêmes élevée, on l’a blâmé de tout ce qu’il faisait. L’on a interprété à son désavantage tout ce qui venait de sa part. Les bonnes œuvres qu’il faisait ont passé pour des crimes. Bref, on a chassé Acignius.

[…] Les sciences en furent méprisées, les bonnes lettres demeurèrent sans honneur. Il n’y avait plus de probité parmi les hommes : elle avait suivi Acignius. Cette disgrâce avait imprimé une telle crainte parmi les plus beaux esprits que cela les rendait incapables de quelque production que ce fût. C’est pourquoi il fut nécessaire de rappeler Acignius par un décret souverain […]. ” Le libre discours de cet homme nous donna bien du contentement. Il approuvait tout ce qui venait de la part d’Acignius. […] “ Je m’imagine, lui dis-je, {a} que vous étonnerez tout le monde du seul nom d’Acignius aussitôt que vous aurez été quelque temps en sa maison, et qu’il n’y aura personne qui, à votre persuasion, ne se sente honoré de le servir, puisqu’il est si grand et si absolu. ” Il branla la tête. “ Ces considérations, me dit-il, ne m’ont pas ému {b} à le rechercher. J’en ai eu des occasions bien plus puissantes. Tout enfant que j’ai été, j’ai toujours désiré d’être savant. Je ne pense pas avoir appris mes principes, et ce n’est point le repentir de n’avoir jamais rien fait en ma jeunesse qui me pousse à l’exercice des lettres, qui a la réputation d’être fort pénible. Il faut dire la vérité, aussi bien je m’en vais dans un lieu où je dois faire profession d’humilité. Il me semble que tant plus je vais en avant, tant plus je sens diminuer la force de mon esprit.

[…] Ayant cru qu’il n’y avait personne chez Acignius qui n’excellât en toutes les connaissances qui peuvent faire un habile homme et que personne n’y était reçu qui ne fût tel, j’ai reconnu que c’est l’esprit de la maison qui remplit ceux qui en sont d’une science qui leur est infuse à l’heure même qu’ils y entrent, que la robe noire que l’on y prend opère des prodiges et des miracles, et que l’on paraît éloquent et judicieux aussitôt qu’on l’a vêtue. De fait, tous ceux qui avaient encore moins de capacité que moi, qui n’en ai que fort peu, aussitôt qu’ils sont entrés là-dedans ont été prisés de tous ceux de leur volée. […] ” Non seulement, dit-il, on me promettait que je deviendrais savant si j’avais l’heur d’entrer en cette maison, mais on me menaçait que l’ignorance serait en moi un accident inséparable au cas que je fisse le contraire. ” »


  1. Le narrateur est Euphormion.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 22 février 1667, note 16.

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(Consulté le 16/04/2024)

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