À Sebastian Scheffer, le 24 mai 1665

Note [85]

Page 412 (Paris, 1646), livre ii, chapitre cxl, De Mandragora, la Mandragore, végétal dont Guy Patin n’a jamais parlé dans sa correspondance, mais suffisamment célèbre et fabuleux pour mériter d’abord une description (Furetière) :

« Plante qui assoupit, qui quelquefois est cause de folie, ou de mort. Dioscoride {a} appelle la mandragore, antimelus ou circea, parce qu’elle est bonne pour faire aimer. {b} Il y en a deux espèces. La noire, qu’on estime femelle, a des feuilles ressemblantes à la laitue, quoique plus petites et plus étroites, et qui s’étendent sur la terre. Elles ont l’odeur forte et mauvaise. Elle porte des pommes semblables aux cormes, {c} qui sont pâles et odorantes, et qui ont au-dedans une graine semblable à celle des poires. Elle a deux ou trois racines fort grandes, entortillées ensemble, noires en dehors et blanches au-dedans, couvertes d’une écorce épaisse ; et elles ne jettent point de tiges. L’autre espèce de mandragore, qui est mâle, est appelée morion. Elle a les feuilles grandes, blanches, larges et lissées comme des feuilles de bette. Ses pommes sont deux fois plus grosses que celles de la femelle, et ont une couleur tirant sur le safran, et une odeur bonne et aucunement forte. Sa racine est plus grosse que celle de la précédente. Son jus, quand on en prend trop, fait mourir ; et celle de l’espèce appelée morion rend les gens insensés et endormis. On s’en sert quand on veut couper ou cautériser quelque membre. {d} Dioscoride ajoute que si on la fait bouillir pendant six heures avec de l’ivoire, elle le rendra si mou qu’on en fera tout ce qu’on voudra.

Les médecins font un vin composé qu’ils appellent de mandragore. C’est une fable que ce qu’on dit, que leur racine est faite comme un homme, et qu’il la faut faire arracher par un chien, et se boucher cependant les oreilles ; quoique Pythagore ait appelé cette plante anthropomorphos, c’est-à-dire en forme et figure d’homme, à cause que ses racines sont fourchues par en bas. {e} On tient que les pommes de mandragore étant mûres et dénuées de pépins, peuvent être mangées sans danger, mais qu’autrement elles sont mortelles. La mandragore a une odeur si fâcheuse et un goût si amer qu’il est impossible qu’on ne s’aperçoive que c’est un poison.

Il y a dans la province de Pékin en la Chine une espèce de mandragore, qui est une racine dont une livre vaut trois livres d’argent ; car on dit qu’elle restitue tellement les esprits vitaux aux moribonds qu’ils ont souvent assez de temps pour se servir d’autres remèdes pour recouvrer leur santé. {f}

On contrefait les mandragores avec la racine de brione, ou coulevrée, {g} qu’on taille en forme de mandragore. On la pique ou on la larde avec des grains d’avoine, puis on la met quinze jours dans terre. L’avoine qui germe s’y incorpore et la couvre de petits poils qui achèvent sa ressemblance. Des charlatans à la foire Saint-Germain, il y a peu d’années, en exposèrent une ainsi faite par artifice, et abusèrent de la crédulité du peuple, qui crut voir une chose fort rare. Les sorciers s’en servent pour faire leur prétendue main de gloire. » {h}


  1. V. supra notule {c}, note [10].

  2. Dans son commentaire sur Dioscoride, Matthiole donne antimelus et circea pour synonymes de mandragora (Venise, 1554, page 477, joliment illustrée).

    • Dans le § 3 de son chapitre sur la mandragore (Paris, 1646, page 411), Caspar Hofmann énumère ses autres dénominations, avec cette explication du mot antimelus :

      Credunt quidam esse Dudaim in sacris, et vocatum fuisse Græcis αντιμηλον, eo sensu, quo αντιθεος est divinus, ut sit bonum divinum.

      [Certains croient que c’est le Dudaim des saintes Écritures, {i} et que les Grecs l’on appelée antimêlon, dans le sens où antithéos signifie “ divin ”, {ii} pour dire que c’est “ un bien divin ”]. {iii}

      1. Nom hébreu d’une mystérieuse plante odoriférante, que les traducteurs ont généralement considérée comme étant la mandragore, citée dans la Genèse (30:14‑15) et dans Le Cantique (7:15).

      2. Étymologiquement, « à l’égal de Dieu ».

      3. Étymologiquement, « un fruit divin ».

    • V. note [7] du Traité de la Conservation de santé, chapitre viii, pour Circé la magicienne, dont vient apparemment le mot circea.

  3. Fruits du cormier.

  4. Ancêtre putatif des anesthésiques généraux, le morion porte aussi le nom de morelle somnifère : « Les bandits d’Égypte se servent de cette graine pour enivrer les marchands dont ils s’accostent en feignant de voyager avec eux. Ils mêlent de cette graine pilée dans quelque viande ou quelque boisson, lorsqu’ils sont près de se mettre à table, et la vertu en est telle que ceux qui en prennent demeurent assoupis quelquefois deux ou trois jours ; ce qui donne à ces bandits l’entière facilité de les voler, et d’être loin avant que les marchands soient sortis de leur assoupissement » (Thomas Corneille).

  5. Allusion à la théorie des signatures (v. note [5], lettre 340).

  6. Cette mandragore chinoise était apparentée, sinon similaire à la coréenne, plus connue aujourd’hui sous le nom de ginseng ; son nom latin, panax (panacée), la range parmi les charlataneries modernes (sans qu’elle soit pour autant parfaitement anodine car elle contient des substances toxiques).

  7. Noms d’une plante ressemblant, voire identique à l’arum, v. supra note [34].

  8. Altération du mot mandragore, la main de gloire est, en sorcellerie, une main humaine, idéalement prélevée sur un pendu, qui est censée (entre autres maléfices imaginaires) rendre son possesseur invisible.

Pour en venir à la page 412 (§ 6), Caspar Hofmann s’y penchait sur les discordances philologiques entre les auteurs quant aux autres noms de la mandragore. Guy Patin demandait d’y remplacer non (négatif) par enim (affirmatif) à la ligne 13, et fortassean erit par fortasse an in (correction d’une coquille, ajouter une espace manquante entre fortasse et in) à la ligne 15 dans :

An παραμυθια aliqua peti potest ex MS. Dalecamij apud Plinium ? Quod non [enim] illi habent ιππορομον pro hypophlomon, proculdubio et ipsum est vitiosum, mutandum fortassean erit [fortasse an] in ιππομωριον, Mandragora maior, qualis forte Theophrasti illa, quam solam speciem faciunt illam, quæ Bella-donna Italis dicitur.

[Quelle créance peut-on accorder aux manuscrits de Daléchamps sur Pline ? Il n’y remplace pas (y remplace en effet) hypophlomon par ιππορομον, mot qui lui-même est sans aucun doute corrompu, et qu’il faudra probablement remplacer par ιππομωριον, la grande mandragore, qui peut être celle de Théophraste, dont les Italiens font une espèce unique, qu’ils appellent Bella-donna]. {a}


  1. Caspar Hofmann critiquait l’Histoire naturelle de Pline, éditée à partir des manuscrits anciens, et commentée par Jacques Daléchamps, avec son titre qui manquait singulièrement de modestie (v. note [2], lettre 75).

    Pline y parle de la mandragore au livre xxv, chapitre xiii (§ xciv) en donnant le nom d’hippophlomos à la variété blanche ou mâle (Littré Pli, volume 2, page 189). Dans ses deux éditions (Lyon, 1587, page 637, et Francfort, 1615, page 533), le texte de Daléchamps donne hypophlomon, avec une note marginale (18) qui propose hipporomon. Ces deux vocables, aussi bien que l’ιππομωριον (ippomôrion) d’Hofmann, sont fautifs en grec ; leur combinaison aboutit toutefois à ιπποφλομον (ippophlomon), qui désigne la grande belladone ; cette atropa mandragora semble distincte d’atropa belladona (bella donna, belle dame en italien), mais toutes deux sont source d’atropine, puissant alcaloïde encore utilisé de nos jours en thérapeutique.


La réédition de Francfort (1667, pages 327) a appliqué ces deux corrections.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Sebastian Scheffer, le 24 mai 1665, note 85.

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(Consulté le 28/03/2024)

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