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Naudæana 3

Note [23]

« Les anciens Grecs ont appelé ce mont Pausilupon, pour dire consolateur de la peine et des chagrins, et ont honoré Jupiter lui-même de ce surnom, comme on lit dans Sophocle. {a}
Paulus Hentznerus a décrit en détail le site et les environs de ce mont dans le voyage d’Italie qu’il a fait en 1599, page 326. » {b}


  1. Seule l’aide bienveillante et érudite de la Pr Sophie Minon (v. note [1], lettre 115) m’a, une fois de plus, tiré d’affaire pour éclaircir cette référence grecque :

    « Pausilupon signifie “ qui fait cesser (παυσι, forme du verbe παυω) la [les] souffrance[s], peines[s] (η λυπη) ” et c’est en effet attesté comme épithète de Zeus dans le Frag. 425 du Nauplios de Sophocle, et aussi dans le Frag. 67, 5, Tétralogie 9A, d’Eschyle, sous la forme d’une invocation, “ Ô Zeus Pausilype ! ”, et en rapprochement avec une autre épithète de Zeus, banale quant à elle, qui est Σωτηριος (Sôtêrios), “ Sauveur ”. La formation de l’adjectif suit la règle ordinaire.

    À Naples, l’épithète grecque, passée en latin sous la forme de Pausilypon, nom d’une riche villa, a été transposée en italien en Posillipo, mot qui a été francisé et partiellement ré-étymologisé en Pausilippe (comme si existait une relation avec hippos, “ le cheval ”). Le lien étymologique s’est perdu à cause de l’iotacisme qui a prévalu dès l’Antiquité romaine et byzantine (v. supra note [6]) : d’où l’orthographe “ ipo ” convertie pour finir en “ ippo ”, par étymologie populaire.

    Il est vraisemblable que la gémination du l en italien s’explique par l’accent d’intensité sur le i qui précède.

    En somme, on est passé du grec Pausilupos à l’italien Posillipo, puis au français Pausilippe, en partie faussement étymologisant ; mais la transposition en français s’est en fait inspirée du grec autant que de l’italien. »

    Euripide (Les Bacchantes, vers 772) a aussi employé l’expression την παυσιλυπον αμπελον, tên pausilupon ampelon, « la vigne qui apaise le chagrin ». Hormis le doublement (gémination) du l (Pausillipo pour Pausilipo), le dialogue de Capaccio cité par Vitry (v. infra) est en parfait accord avec le propos de Sophie Minon.

  2. Gabriel Naudé a emprunté son latin à l’Itinerarium Germaniæ, Galliæ, Angliæ, Italiæ, scriptum a Paulo Hentznero JC. Illustrissimi Monsterbergensium ac Olsnensium Ducis Caroli, Sacri Rom. Imperii Principis, et Supremi per utramque Silesium Capitanei etc., Consiliari… [Voyage d’Allemagne, de France, d’Angleterre, d’Italie, écrit par Paulus Hentznerus, jurisconsulte, conseiller de l’illustrissime duc Charles (Karl Friedrich) de Münsterberg et d’Oels (villes de Bohême, aujourd’hui Ziębice et Oleśnica en Basse-Silésie), prince de l’Empire, chef suprême des deux Silésie, etc.] (Breslau, héritiers de Johannes Eyenringius et Johannes Perfertus, 1617, in‑4o).

    Paul Hentzner (Krosno Ordrzańskie, Pologne 1558-Oleśnica 1623), dont le nom a été corrompu en Heznerius dans les Naudæana imprimés de 1701 et 1703, y relate sa visite, en 1599, du Pausilypus Mons, aux pages 326‑327 (première page qui a été numérotée 476 dans l’édition de 1701 et 479 dans celle de 1703). Il apporte d’intéressants détails sur l’histoire du tunnel :

    Asserit tamen Strabo, per crepidinem montis olim fenestras plures varijs locis ex alto lumen infudisse ; Quibus omnibus demum, vel terræ motu, vel negligentia temporum obturatis, tenebras profundas, speluncam longissimam illam obsedisse non est mirum ; Hoc quando contigerit, in obscuro nunc item est. Petrus Rassanus Siculus, Episcopus Lucerinus, ante sua tempora, scilicet ante annos cl. plus minus, foramina quibus lumen admitteretur, in ea crypta fuisse nulla, testatur ; Obstructas item fere ruinis atque vepribus utrinque fauces ; ut ingressus absque lumine cunctis esset perhorrendus. Tunc Arragonum Regem Alphonsum i ; in potestatem provincia redacta, complanasse, dilatasseque viam ac fauces ; perforasse montem dorsum, atque duas aperuisse fenestras ; quæ lumen obliquum in mediam speluncam ex adverso nunc infundunt. Tanquam nix quædam imparsa solo, lux illa transeuntibus apparet a longe resplendens in obscuro, priusquam fenestræ videri possunt. Est item in tenebrosæ viæ medio Sacellum exiguum excisum in pariete saxeo, in quo nocte dieque lampas ardens viatoribus æternæ lucis memoriam suggerit, necnon in tabula picta nostram Salutem e Virgine matre D. Maria natam ostendit. Adampliavit opus immortalitate dignum, restauravitque magnifice nostra memoria, Petrus Toletanus, dum Caroli v. Imp. auspicijs Regnum Neapolitanum administravit. Itaque nunc tam recto tramite via per montem ducta est, uti cryptam intrantibus lumen a longe, velut sidus quoddam per ostium, adversum resplendeat, ad quod euntes in tenebris iter dirigant ; quibus item facile atque jucundum est, obvios quosque per lumen illud in speculam intrantes, tanquam pygmæos procul, vel equites, vel pedites cernere ; Quisnam primus animo Xerxeio tam immensum opus aggressus fuerit, aut quo tempore factum sit, feruntur variæ eruditorum sententiæ. Vulgo putatur, si quis in hoc specu occidat aliquem, eum nullo modo posse egredi, idque usu compertum aiunt.

    [Strabon a toutefois relaté que jadis la lumière s’y répandait par plusieurs fenêtres percées à travers la base du mont ; {i} mais elles se sont toutes obstruées, en raison soit des mouvements du terrain, soit de la négligence des temps, et il n’est pas surprenant que de profondes ténèbres aient investi cette très longue caverne ; et après que cela se fut produit, elle demeura dans l’obscurité qui y régna dès lors : Petrus Rassanus Siculus, évêque de Lucera, {ii} témoigne qu’avant son époque, c’est-à-dire voici environ 150 ans, il n’existait aucune ouverture permettant à la lumière de pénétrer dans cette crypte. Éboulements et ronces en avaient aussi presque obstrué les deux issues, de sorte qu’y entrer sans éclairage effrayait absolument tout le monde. C’est alors que le roi Alphonse ier d’Aragon, {iii} après voir réduit la province à son pouvoir, a aplani et élargi les accès et la voie du tunnel ; il a perforé l’arête du mont pour y ouvrir les deux puits qui y introduisent maintenant la lumière de part et d’autre. Comme une sorte de neige répandue sur le sol, cette lueur qui resplendit dans l’obscurité apparaît de loin à ceux qui le traversent, bien avant qu’ils ne puissent voir ces deux fenêtres. À mi-distance du sentier obscur, il y a aussi une petite chapelle, creusée dans la paroi du rocher, où, nuit et jour, brûlent des torches qui procurent aux voyageurs le souvenir de la lumière éternelle, avec un tableau dépeignant le Salut qui nous est venu de la Vierge Marie, mère de Dieu. Petrus Toletanus, {iv} quand il dirigeait le royaume de Naples, sous les auspices de Charles Quint, a élargi et magnifiquement restauré cet ouvrage à jamais digne de notre mémoire. C’est ainsi qu’à présent une voie conduit à travers le mont en si droite ligne que ceux qui pénètrent dans le tunnel aperçoivent au loin la lueur de l’issue opposée : elle resplendit comme une sorte d’étoile et les guide dans leur traversée. Elle leur est rendue facile et agréable, et par cette lueur qui pénètre dans la grotte crée des ombres ayant au loin l’apparence de pygmées, {v} de cavaliers ou de fantassins. Les opinions des érudits divergent sur qui a entrepris un si gigantesque ouvrage, digne de Xerxès, et sur la date à laquelle cela a été accompli. {vi} Une croyance populaire veut que si quelque homme en tue un autre dans cet antre, il n’aura aucun moyen d’en sortir, et le fait a été, dit-on, confirmé par l’expérience].

    1. Strabon (mort vers l’an 25 de notre ère, v. note [5], lettre 977) a décrit le tunnel du Pausilippe dans sa Géographie (livre v‑4, partie 7) :

      « Une voie souterraine existe ici comme à Cumes : percée à travers la montagne qui sépare Néapolis de Dicæarchie, {1} cette voie a plusieurs stades {2} de longueur et assez de largeur pour que deux chars puissent s’y croiser aisément ; de plus, on a pratiqué sur le flanc de la montagne de nombreuses ouvertures, et, de la sorte, malgré l’extrême profondeur du souterrain, il y pénètre encore assez de jour pour l’éclairer. »

      1. L’ancien port grec de Cumes, au nord-ouest de Pouzzoles (Dicæarchie), est aujourd’hui un vaste site archéologique, célèbre pour son antre de la Sibylle (v. note [10], lettre 81). Néapolis est le nom grec de Naples.

      2. Le stade grec mesurait 180 mètres.

    2. Lucera est un évêché des Pouilles. Petrus Rassanus Siculus (Sicilien) est le nom latin de Pietro Ranzano (Palerme 1428-Lucera 1492), moine dominicain qui y fut nommé en 1476. Il a laissé plusieurs ouvrages d’annales historiques.

    3. Alphonse v (1396-1458), dit le Grand ou le Magnanime, roi d’Aragon en 1416, est aussi devenu le premier roi des Deux-Siciles (unification des royaumes de Naples et de Sicile) en 1442, sous le nom d’Alphonse ier.

    4. Charles Quint (v. note [32], lettre 345) avait nommé Pierre Alvarez de Tolède (Alba de Tormes, près de Salamanque 1484-Florence 1553), vice-roi de Naples en 1532.

    5. Bien avant ceux d’Afrique équatoriale, « Pygmées » (de pugmaïos, haut d’une coudée en grec) était le nom que le mythe antique donnait à un « peuple fabuleux de Thrace ; c’étaient des hommes qui n’avaient qu’une coudée de haut ; leurs femmes accouchaient à 3 ans et étaient vieilles à 8. Leurs villes et leurs maisons n’étaient bâties que de coquilles d’œufs ; à la campagne, ils se retiraient dans des trous qu’ils faisaient sous terre ; ils coupaient leurs blés avec des cognées, comme s’il eût été question d’abattre une forêt. Une armée de ces petits hommes attaqua Hercule endormi après la défaite du géant Antée. Le héros se réveille et, riant du projet de cette fourmilière, les enveloppe tous dans sa peau de lion et les porte à Eurysthée [roi de Mycènes]. Les Pygmées avaient guerre déclarée contre les grues qui, tous les ans, venaient de la Scythie les attaquer : nos champions, montés sur des perdrix, ou sur des chèvres et des béliers d’une taille proportionnée à la leur, s’armaient de toutes pièces pour aller combattre leurs ennemis » (Fr. Noël).

      V. note [23], lettre 197, pour la Thrace antique ; d’autres légendes ont fait vivre les Pygmées sur les rives du Nil.

    6. Pendant la seconde guerre médique, contre les Grecs, Xerxès, roi des Perses au ve s. av. J.‑C. (v. note [102] du Faux Patiniana II‑7), avait percé un canal de 2 kilomètres pour traverser le détroit qui joint la péninsule de l’Akté (dite du mont Athos) à la Chalcidique (au nord de la Grèce) ; il n’en reste aucune trace.

      L’histoire plus récente a établi que le tunnel du Pausilippe fut creusé vers 36 s. av. J.‑C. par l’architecte Lucius Coccesius Auctus sur l’ordre de Marcus Vispasanius Agrippa, consul et général romain et futur gendre de l’empereur Auguste ; mais la légende en attribue le dessein à Virgile.



Additions et corrections du P. de Vitry
(1702-1703, v. note [12] des Préfaces), page 212 :

« Selon l’étymologie du nom de cette montagne, qui est même rapportée dans cet article, il est clair qu’il fallait dire Pausilypus. {a} Les Italiens l’appellent Posilipo, et le Capaccio, dans sa description de Naples intitulée Il Forestiero, décide absolument qu’il faut dire ainsi, et non point Pausilippo. » {b}


  1. « C’est ainsi qu’on a mis dans cette édition du Nadæana [Amsterdam, 1702-1703, page 89] » (note de Vitry).

  2. Il Forastiero [sic], Dialogi di Giulio Cesare Capaccio, Academico otioso. Ne i quali, oltre a quel che si ragiona dell’origine di Napoli, governo antico della sua Republica, Duchi che sotto gli Imperadori Greci vi hebbero dominio, Religione, Guerre che con varie nationi successero, si tratta anche de i Re che l’ han signoreggia, che la signoreggiano, Vicerè che administrano, Tribunali Regii, Governo publico, Sito e corpo della Cità con tutto’l contorno da Cuma al promontorio di Minerva, varietà, e costumi di habitatori, Famiglie nobili e popolari, con molti Elogii d’homini Illustri, aggiuntavi la cognitione di molte cose appartenenti all’ historia d’Italia, con particolari relationi per la materia politica con brevità spiegate [L’Étranger, Dialogue de Giulio Cesare Capaccio (v. note [3] du Naudæana 2), académicien oisif, dans lequel. Outre l’origine de Naples, l’ancien gouvernement de sa République, les chefs qui y ont dominé sous l’empire grec, la religion, les guerres qu’elle a eues avec diverses nations, il est aussi traité des rois qui y ont régné et qui y règnent, du vice-roi qui l’administre, des tribunaux royaux, du gouvernement public, du centre de la ville et de tous ses alentours, depuis Cumes jusqu’au Promontoire de Minerve ; {i} mais aussi des habits que portent les habitants, des familles nobles et populaires, avec de nombreux éloges d’illustres personnages, ainsi que la présentation de nombreux faits qui regardent l’histoire de l’Italie, avec un intérêt particulier pour la matière politique et de brèves explications] (Naples, Gio. Domenico Roncagliolo, 1634, in‑4o) est divisé en dix journées et compte 1024 pages), où l’échange entre l’étranger (Forastiero, F) et le citadin (Cittadino, C) de Naples sur la préférence de Posilipo à Pausilippo complète utilement la première notule {a} supra (page 1000) :

    – F. Dite per vita nostra, che di questo vostro Pausilippo, si anno gran rumori per il mondo.
    – C. Di gratia pronuntiate com’ho fatt’Io, che tanto farebbe il dir Pausilippo, quanto Pausa di cavallo ; e fareste ingiuria al suo significato ; come quei che per parlar Toscano pronuntiando Edippo per Edipo guastano il senso della Tragedia di Sofocle che volse mostrar dolor di piedi, non di cavallo che significa la noce Greca Ippo.
    – F. Vi ringratio della correttione che merito per voler far del saccente ; e è pur grand tempo che sono stato in quest’errore di pronuntia, e mi era compiacuto con altri che fan professione di sapere e hora di essi vengo in cognitione.
    – C. Restino da parte queste minuzzerie, e sentiamo i rumori di Posilipo. Questo è un promontorio che da i colli vicini alla cità scorre in mare con tante doti della natura che merita di essere annoverato trà i più delitiosi lochi che siano sotto’l cielo. Se si regiona d’aria, quivi si gode di tanta salubrita che par che fia ristoro di vita, onde fu cosi detto con due voci Greche, Pause, e Lipi, che vuol dire bandimento di malinconia, et riposo di mestitia
    .

    [– F. « Ma vie durant, de par le monde, j’ai beaucoup entendu parler de votre Pausilippo : dites-m’en donc quelque chose. »
    – F. « Grâce à Dieu, prononcez comme je fais moi ! Qui donc dirait Pausilippo, comme s’il s’agissait du “ repos du cheval ” ? Ce serait aller contre le sens de ce mot, comme fait la langue toscane quand elle gâche le nom de la tragédie de Sophocle en disant Edippo pour Edipo, qui veut dire “ douleur des pieds ”, {ii} et non “ du cheval ”, suivant la racine grecque ippo. » {iii}
    – F. « Je vous remercie de me corriger. Je le mérite bien pour avoir fait le pédant, et voilà longtemps que je commettais cette faute de prononciation : je me contentais de suivre ceux qui prétendent savoir, et maintenant je sais ce qu’ils valent. »
    – C. « Foin de ces bagatelles ! Venons-en à la célébrité du Posilipo. C’est un promontoire où les collines proches de notre ville surplombent la mer. Richement avantagé par la nature, il mérite d’être compté parmi les endroits les plus délicieux qui soient ici-bas. L’air y est excellent, et chacun y jouit d’un tel bien-être qu’à lui seul il redonne force à l’existence ; et c’est de là qu’on l’a baptisé de deux mots grecs, pause et lipi, {iv} pour dire “ bannissement de la mélancolie ” et “ repos de la tristesse ”. »]

    1. Le Promontoire de Minerve, à l’extrémité de la péninsule de Sorrente, forme la limite méridionale de la baie de Naples ; v. supra. notule {b‑i‑1} pour Cumes, sa limite septentrionale.

    2. V. note [28], lettre 226, pour le héros grec Œdipe (Οιδιπους), dont le nom associe deux racines : οιδεω (« j’enfle », et non pas « je fais mal ») et πους (pied), v. la note [20], lettre 99, sur les « pieds spongieux ».

    3. En grec, cheval se dit ιππος (hippos).

    4. En grec, παυσις (pausis) et λυπη (lypê) : v. première notule  {a} supra.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Naudæana 3, note 23.

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(Consulté le 29/03/2024)

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