L. 546.  >
À Charles Spon,
le 8 novembre 1658

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 8 novembre 1658

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(Consulté le 23/04/2024)

 

Monsieur, [a][1]

Le matin du 2d de novembre nous avons fait un doyen [2] nouveau, c’est M. Blondel, [3] dont le troupeau antimonial [4] est fort étonné et fort marri. On croit que c’est lui qui est l’auteur de l’Alethophanes[1] pièce curieuse, comme vous savez, contre l’antimoine et les principaux antimoniaux, et principalement Guénault, [5] des Fougerais, [6] Rainssant, [7] Mauvillain, [8] Saint-Jacques [9] et Thévart. [10] Il est fort savant et fort zélé pour le bon parti, c’est-à-dire bon Israélite ; [11] mais nous ne manquons pas ici d’Égyptiens qui ne cherchent qu’à le traverser. [2]

Je viens de recevoir un petit livret tout nouveau fait par un médecin de Narbonne [12] nommé Graindorge, [13] contre M. Restaurand, [14] médecin du Pont-Saint-Esprit, [15] sur les principes du fœtus. [3] Ce M. Graindorge est un Normand, médecin de M. l’archevêque de Narbonne. [16] Il est homme curieux et spirituel, aussi est-il du pays de sapience. [4] La république des lettres a fait une grande perte par la mort de M. Le Maistre, [17] fameux avocat, dont on avait publié in‑4o et in‑fo les beaux Plaidoyers[5] Il est ici regretté de tous les honnêtes gens car c’était un homme incomparable en vertu, en science, en piété chrétienne et en éloquence. Il s’était retiré exprès dans le Port-Royal [18][19] pour y passer le reste de sa vie dans la pratique des maximes chrétiennes, qui sont si difficiles dans le commerce du monde comme on vit aujourd’hui. On dit qu’il n’y a que les loyolites [20][21] qui ne sont pas fâchés de sa mort. Scaliger [22] les appelait des flatteurs et les ennemis de tout le monde. [6]

Voulez-vous beaucoup de petites nouvelles en peu de mots ? En voici. Le maréchal de Turenne [23] doit passer son quartier d’hiver en Flandres, [24] et a pillé et brûlé une petite ville à cinq lieues de Bruxelles, [25] nommée Ninove, [26] pays du fameux grammairien [27] Despautère, [28] dont voici l’épitaphe :

Grammaticam scivit, multos docuitque per annos
Declinare tamen non potuit tumulum
[7]

Le président de Thou, [29] ambassadeur en Hollande, a déclaré de la part du roi à Messieurs des états que s’ils donnaient Maastricht [30] aux Espagnols en échange de Dunkerque et de Nieuport, [31] il leur déclarait la guerre. [8] La reine de Suède [32] vit comme une sainte à Rome, elle fait au rebours du vieux dicton Vivere qui cupitis sancte, discedite Roma ! [9] Le pacha d’Alep [33][34] s’est révolté contre le Grand Turc. [10][35] Cela fera grand bien aux Vénitiens et aux Allemands qui auront ainsi moins de forces à soutenir. J’ai reçu les livres de Guernerus Rolfinckius [36] que vous m’avez envoyés. Si cet homme ne sait de pratique que ce qui paraît en ses écrits, il fera bien de ne pas venir à Paris. Je dirais volontiers de lui ce que M. de Saumaise [37] a dit de notre M. Des Gorris [38] dans ses Exercitations sur Solinus : [39] Si in curandi ægris nihil plus videt, væ miseris ! [11]

La postérité se passera aisément de mes écrits, [40] aussi n’ai-je pas beaucoup d’envie d’en laisser. Il n’y a que deux sortes de gens qui écrivent, les sages et les fous, et je me connais pour n’être ni l’un, ni l’autre. De plus, la vie que nous menons à Paris est trop agitée, l’exercice de notre profession nous ôte cette tranquillité qu’il faut avoir quand on veut écrire pour l’éternité. J’ai toujours dans l’esprit le passage de l’Histoire du président de Thou, [41] où il est parlé d’Antoine de Richelieu appelé vulgairement le moine[42] qui a coûté la vie à son fils ; [43] il eût bien mieux valu ne pas écrire. Que sait-on si dans quelque siècle il ne se trouverait pas quelque tyran, qui lancerait son foudre sur ma famille, de chagrin que j’aurais écrit quelque vérité de ses ancêtres ? On n’eût pas coupé la tête à M. de Thou si le cardinal Richelieu [44] n’eût cherché l’occasion de se venger sur le fils de ce qu’avait écrit le père. [12] Je passe tranquillement les après-soupées avec mes deux illustres voisins, M. Miron, [45] président aux Enquêtes, et M. Charpentier, [13][46] conseiller aux Requêtes, qui ont grand soin chaque soir de m’envoyer quérir. On nous appelle les trois docteurs du quartier. Notre conversation est toujours gaie. Si nous parlons de la religion ou de l’État, ce n’est qu’historiquement, sans songer à réformation ou à sédition. Nous nous disons les uns aux autres les choses à peu près comme elles sont. Notre principal entretien regarde les lettres, ce qui s’y passe de nouveau, de considérable et d’utile. L’esprit ainsi délassé, je retourne à ma maison où, après quelque entretien avec mes livres ou quelque consultation [47][48] passée, je vais chercher le sommeil dans mon lit qui est sans mentir, comme a dit notre grand Fernel [49] après Sénèque le Tragique, [50] pars humanæ melior vitæ[14] Je soupe peu de fois hors de la maison, encore n’est-ce guère qu’avec M. Lamoignon, premier résident[51] Il m’affectionne il y a longtemps et comme je l’estime pour le plus sage et le plus savant magistrat du royaume, j’ai pour lui une vénération particulière, sans envisager sa grandeur.

Je ferai venir de Hollande le livre de Maresius [52] touchant la papesse Jeanne. [15][53] Les habiles gens croient ici qu’il n’y a jamais eu de papesse. David Blondel, [54] Scaliger, Calvin, [55] Chamier, [16][56] Du Moulin [57] et plusieurs autres grands personnages ont été de cet avis, qui fait plutôt une controverse en histoire qu’en religion. Ce Maresius est un Picard bilieux, [58] fort échauffé contre Voetius [59] et M. de Courcelles. [17][60] On imprime la censure de Sorbonne [61] contre les jésuites et leur nouvelle Apologie pour les casuistes[18][62] Je suis bien heureux d’être médecin, et ainsi de n’être point engagé dans aucun de ces partis. Les moines [63] ont trop d’ambition et trompent trop souvent le monde par des grimaces. Il y en a pourtant de bons parmi eux, mais nous n’en voyons que trop de mauvais. Je suis, etc.

De Paris, le 8e de novembre 1658.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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