Annexe : Noël Falconet, 60 ans après, note 10.
Note [10]

L’ipécacuanha (ou ipéca) est une racine vomitive et purgative, importée du Brésil en France à la fin du xviie s. Le Dictionnaire des sciences médicales de Panckoucke (1818) lui a consacré un article de 39 pages, rédigé par Mérat et assorti de deux planches gravées. En 1648, le médecin voyageur hollandais Willem Piso et son compagnon Georg Markgraf (v. note [17], lettre 153) avaient décrit la plante et l’usage salutaire qu’en faisaient les Brésiliens, mais leurs observations s’étaient heurtées à l’incrédulité des médecins. En 1672, un autre médecin, dénommé Legras, en rapporta d’Amérique et en déposa chez Craquenelle, pharmacien ; mais la préparation qu’on en fit alors était trop fortement dosée et le médicament ne connut toujours pas le succès. Vers 1686, un marchand nommé Garnier en apporta 150 livres pour commencer à en débiter.

Garnier associa à son trafic Jean-Adrien Helvétius (1662-1727), jeune empirique hollandais cherchant fortune à Paris. Louis xiv permit qu’Helvétius fît l’essai de l’ipécacuanha dans les hôpitaux et promit que, s’il réussissait, il obtiendrait en récompense le privilège exclusif de sa vente. Le roi lui donna en outre mille louis d’or et plusieurs autres avantages, à la condition de rendre public l’emploi du remède. Garnier voulut profiter de l’aubaine ; mais il fut condamné au Châtelet et au Parlement, et Helvétius, resté maître d’administrer la racine du Brésil, fut seulement obligé d’indemniser son associé. Helvétius obtint la naturalité française en 1685 et la charge de premier médecin du dauphin (mort en 1711). En 1716, il devint premier médecin du jeune roi Louis xv.

Cette histoire ignore l’intervention, passablement confuse, du « gentilhomme portugais » et du premier médecin du roi, Antoine D’Aquin, dont parle ici Noël Falconet, non sans vraisemblance (pour expliquer l’enthousiasme de Louis xiv, après la guérison de Monseigneur son fils), mais non sans exagérer probablement un peu les mérites de son père, André Falconet.

Entrouvrant pour nous les antichambres médicales de Versailles en 1701, Saint-Simon a laissé ce bienveillant portrait d’Helvétius (Mémoires, tome i, page 822‑824) :

« M. de Beauvillier, {a} dont le mal était un dévoiement qui le consumait depuis longtemps et auquel la fièvre s’était jointe, eut bien de la peine à gagner son château de Saint-Aignan, près de Loches, où il fut à l’extrémité. J’avais su depuis son départ, que Fagon {b} l’avait condamné et ne l’avait envoyé à Bourbon, {c} peu avant ce voyage, que par se trouver à bout, sans espérance de succès, et pour se délivrer du spectacle en l’envoyant finir au loin. À cette nouvelle de Saint-Aignan, je courus chez le duc de Chevreuse {d} pour l’exhorter de mettre toute politique à part et d’y envoyer Helvétius, et j’eus une grande joie d’apprendre de lui qu’il en avait pris le parti et qu’il partiat lui-même le lendemain avec Helvétius.

C’était un gros Hollandais qui, pour n’avoir pas pris les degrés de médecine, était l’aversion des médecins, et en particulier l’horreur de Fagon, dont le crédit était extrême auprès du roi, et la tyrannie pareille sur la médecine et sur ceux qui avaient le malheur d’en avoir besoin. Cela s’appelait donc un empirique dans leur langage, qui ne méritait que mépris et persécution, et qui attirait la disgrâce, la colère et les mauvais offices de Fagon sur qui s’en servait. Il y avait pourtant longtemps qu’Helvétius était à Paris, guérissant beaucoup de gens rebutés ou abandonnés des médecins, et surtout les pauvres qu’il traitait avec une grande charité ; il en recevait tous les jours chez lui à l’heure fixée, tant qu’il en voyait venir, à qui il fournissait les remèdes, et souvent la nourriture. Il excellait particulièrement aux dévoiements invétérés et aux dysenteries. C’est à lui qu’on est redevable de l’usage et de la préparation diverse de l’ipécacuanha pour les divers genres de ces maladies, et le discernement encore de cellles où ce spécifique n’est pas à temps ou même n’est point propre. C’est ce qui donna la vogue à Helvétius, qui d’ailleurs était un bon et honnête homme, homme de bien, droit et de bonne foi. Il était excellent encore pour les petites véroles et les autres maladies de venins ; d’ailleurs médiocre médecin. {e} M. de Chevreuse dit au roi la résolution qu’il prenait. Il l’approuva, et le rare est que Fagon lui-même en fut bien aise, qui dans une autre occasion en serait entré en furie ; mais comme il était bien persuadé que M. de Beauvillier ne pouvait échapper et qu’il mourrait à Saint-Aignan, il fut ravi que ce fût entre les mains d’Helvétius, pour en triompher. Dieu merci, le contraire arriva. Helvétius le trouva au plus mal ; en sept ou huit jours, il le mit en état de guérison certaine et de pouvoir s’en revenir. Il arriva de fort bonne heure à Versailles le 8 mars. Je courus l’embrasser avec toute la joie la plus vive. Revenant de chez lui, et traversant l’antichambre du roi, je vis un gros de monde qui se pressait à un coin de la cheminée : j’allai voir ce que c’était. Ce groupe de monde se fendit. Je vis Fagon tout débraillé, assis la bouche ouverte, dans l’état d’un homme qui se meurt : c’était une attaque d’épilepsie. Il en avait quelquefois, et c’est ce qui le tenait si barricadé chez lui et si court en visites chez le peu de malades de la cour qu’il voyait, et chez lui jamais personne. Aussitôt que j’eus aperçu ce qui assemblait ce monde, je continuai mon chemin chez M. le maréchal de Lorges {f} où, entrant avec l’air épanoui de joie, la compagnie, qui y était toujours très nombreuse, me demanda d’où je venais avec l’air satisfait. “ D’où je viens ? répondis-je ; d’embrasser un malade condamné qui se porte bien, et de voir un médecin condamnant qui se meurt. ” J’étais ravi de M. de Beauvillier, et piqué sur lui contre Fagon. On me demanda ce que c’était que cette énigme. Je l’expliquai, et voilà chacun en rumeur sur l’état de Fagon, qui était à la cour un personnage très considérable et des plus comptés jusque par les ministres et par tout l’intérieur du roi. M. et Mme la maréchale de Lorges me firent signe de peur que je n’en disse davantage et me grondèrent après, avec raison, de mon imprudence. Apparemment qu’elle ne fut pas jusqu’à Fagon, avec qui je fus toujours bien. » {g}


  1. Paul, duc de Beauvillier (1648-1714), gouverneur des princes et ministre d’État, fils du duc de Saint-Aignan (v. note [14], lettre 219).

  2. Guy-Crescent Fagon (v. note [5] du Point d’honneur médical de Hugues ii de Salins), qui avait succédé en 1693 à Antoine D’Aquin dans la charge de premier médecin de Louis xiv (v. note [2], lettre 1005).

  3. Bourbon-l’Archambault (v. note [14], lettre 60).

  4. V. note [4], lettre 896.

  5. Médecin de qualité moyenne pour les autres maladies.

  6. Guy de Durfort, duc de Lorges (1630-1702), maréchal de France en 1676, gouverneur de Lorraine en 1694.

  7. Fagon mourut en 1718, trois ans après Louis xiv.

Imprimer cette note
Citer cette note
x
Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Annexe : Noël Falconet, 60 ans après, note 10.

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=8014&cln=10

(Consulté le 25/04/2024)

Licence Creative Commons