Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 6 manuscrit, note 19.
Note [19]

Citation tronquée des vers 382‑408, livre i du fameux poème de Fracastor (Girolamo Fracastoro, médecin italien mort en 1533) intitulé Syphilis, sive Morbus Gallicus [Syphilis, ou le Mal français] (Vérone, 1530 et Rome, 1531) : {a}

« Moi-même, à Cenomanum, là où l’opulent [Ollius baigne de son eau] les grasses {b} [prairies de Sabbia, je me rappelle avoir vu un splendide jeune homme, dont nul, en toute l’Ausonie, n’égalait la magnificence et la fortune. {c} À peine pubère, il fleurissait au printemps de la jeunesse, dans la toute-puissance de ses richesses, de ses aïeux et de sa beauté. Il s’appliquait tantôt à dompter la course d’un cheval rétif, à se couvrir d’un casque et à briller dans le maniement des armes, tantôt à soumettre son jeune corps aux rudes exercices de la lutte, à chasser le gibier et à courir les cerfs. Toutes les déesses de l’Ollius et les jeunes filles du Pô, toutes les déesses des forêts et les jeunes filles des champs l’ont convoité, toutes ont soupiré du désir de l’épouser. Peut-être quelqu’une de toutes celles qu’il a négligées n’a-t-elle pas vainement invoqué les dieux vengeurs, et peut-être ses prières les ont-elles émus]. Toujours est-il que, trop confiant en lui-même, sans craindre de si grands périls, le malheureux fut assailli d’une maladie telle qu’il n’y en avait jamais eu de plus cruelle, et que nul n’en avait vue auparavant. Peu à peu se flétrirent cet éclatant printemps, cette fleur de la jeunesse, cette vigueur d’esprit. Alors, quelle horreur ! un ignoble tabès {d} envahit son misérable corps : de hideux abcès enflèrent ses os les plus profonds ; d’affreux ulcères (j’implore la justice divine !) ont rongé ses beaux yeux, le privant du divin plaisir de voir la lumière ; ils lui ont rongé le nez, le réduisant à une plaie creusante. Enfin, peu de temps après, au jour fatal, les invisibles souffles de l’air et la lueur du jour abandonnèrent cet infortuné jeune homme, etc., (livre i, page 627). » {e}


  1. V. note [2], lettre 6.

  2. Ma traduction a complété [entre crochets] l’etc. qui abrège la transcription du Borboniana en y ajoutant les 14 vers de Fracastor qu’elle a omis :

    pascua Sebina præterfluit Ollius unda,
    vidisse insignem iuvenem, quo clarior alter
    non fuit, Ausonia nec fortunatior omni.
    Vix pubescentis florebat vere iuventæ,
    divitiis proavisque potens et corpore pulchro,
    cui studia aut pernicis equi compescere cursum,
    aut galeam induere et pictis splendescere in armis,
    aut iuvenile gravi corpus durare palæstra
    venatuque feras agere et prævertere cervos.
    Illum omnes Ollique deæ Eridanique puellæ
    optarunt nemorumque deæ rurisque puellæ,
    omnes optatos suspiravere hymenæos.
    Forsan et ultores superos neglecta vocavit
    non nequiquam aliqua et votis pia numina movit
    .

  3. Cenomanum est le nom latin de la ville française du Mans et de sa région, le Maine. Vers le ive s. av. J.‑C. des Cénomans ont migré en Italie du nord pour y fonder une colonie gauloise, et c’est de cette contrée que parlait Fracastor : l’Ollius est le nom latin de l’Oglio, fleuve de Lombardie descendu des Alpes, qui se jette dans le Pô, au sud de Mantoue ; la Vallis Sebina (Sabina ou Sabbia) est l’actuelle Valle Sabbia, vallée des Préalpes lombardes dont l’Oglio traverse la partie méridionale (au sud de Brescia) ; l’Ausonie (Ausonia) est l’Italie des poètes.

  4. V. note [9], lettre 93, pour le sens exact de ce vieux mot médical, que je n’ai intentionnellement pas traduit ici par cachexie, son synonyme moderne.

  5. Je n’ai pas trouvé à quoi correspondait la référence donnée par le Borboniana : la troisième édition des Opera omnia [Œuvres complètes] de Fracastor (Venise, Junte, 1584, in‑8o, ne compte que 213 feuillets ; cet extrait y est imprimé au fo 174 ro‑ vo).

Les vers de Fracastor, dont je me suis efforcé (après maints autres) de fournir une traduction médicalement fidèle, dépeignent avec précision une infection syphilitique au plein épanouissement de son stade tertiaire, avec ses atteintes viscérales multiples (tégumentaires, osseuses, nerveuses et ophtalmiques, v. supra note [8]).

Fracastor s’est plus clairement exprimé sur sa conception de la vérole au début du chapitre 10, De Curatione syphilidis, sive Gallici morbi [Traitement de la syphilis ou mal français], livre iii de ses De Contagionibus et contagiosis morbis, et eorum curatione libri tres [Trois livres sur les Contagions et les maladies contagieuses, et sur leur traitement] (Venise, 1546, pour la première édition ; Opera omnia, Venise, 1584, fo 106 ro‑vo) :

Nunc ad eas contagiones transeamus, quæ extima magis occupant, incipientes a Syphilide morbo novo : in cujus curatione nec plane medici consensere, præsertim quum primum in lucem venisset : nam, sicuti in illius cognitione confusi plurimum extitere, ac discordes, ita et in curatione non eadem arbitrati sunt : qui enim adustionem putabant illius causam, per ea etiam medicabantur, quæ adversantur adustioni, non solum nihil iuvantes, sed mirum in modum malum augentes : qui vero existimabant esse idem cum Elephantiasis, per vinum viperatum et viperæ carnes curandum præcipiebant : alii quietem iniungebant : alii et balnea frustra experti sunt : alii doloribus solis intenti reliquam curationem negligebant, donec Empirici a similitudine quadam eius morbi cum scabie fera permoti, ausi sunt primi per caustica morbum curare : multi mox largius de tota curatione scripsere, inter quos et nos trib. libellis ad Petrum Bembum Latinis carminibus nonnulla primum lusimus, quum iuniores essemus, ac civitate pestilentia gravi vexata in Caphios nostros secessimus, ubi a eam rem ocii multum dabatur.

Quoniam vero Poetica, ut supra diximus, nec omnia admittit, nec prosequitur, necessariumque nobis fuit plura tum relinqui, nunc quidem, si rursus ea curatio petractetur, et non poetice, sed medice, magis operæ pretium fiet, præsertimque nec ea de recte agi posse videtur, nisi contagionum natura bene perspecta fuerit.

Qui igitur recte curare hunc morbum volet, ad hæc in primis advertat, necesse est : primum quidem, utrum recens sit ægritudo, an inveterata, et quousque processit, et ad quæ membra, si nervosa iam occupavit, si ossa corrupit : tum et si benignior est, an fera, et si multæ materiæ est, an paucæ, an tenacis, an tractabilis magis : tota ne extrorsum sit, an et introrsum sit, et si ulcera multa sunt, et an plus dolorum, quam pustularum, vel contra, similiter, et si gummositatum, et, ut uno verbo dicam, omnes differentiæ eius morbi ante oculos habendæ sunt, maxime autem analogia : nam, tam et si ad phlegma crassum, et sordidum per se sit, non una tamen est phlegmatis eius ratio, ut dictum est : præterea et alia universalia consideranda sunt, ætates, sexus, anni tempora, complexiones, et id genus, neque enim omnibus omnia conveniunt. His ergo bene perspectis scito eam labem, quum iam ossibus insedit, extra spem esse, nisi forte ea ossa uri possint : quare aut eam curationem rejice, aut malum rediturum prænuncia : ea etiamnum difficilior est, quæ est inveterata, et quæ a multa, et tenaci materia pendet, quæque multas gumositates habet, et melancholicum hominem tenet.

[Venons-en maintenant aux contagions qui affectent principalement les téguments, en commençant par la syphilis, cette maladie nouvelle sur le traitement de laquelle les médecins ont été très loin de tomber d’accord, surtout quand elle est apparue pour la première fois. {a} Tout comme ils se sont montrés confus et discordants dans sa compréhension, leurs jugements ont divergé sur la manière d’y remédier : ceux qui pensaient que sa cause est une adustion l’ont aussi traitée par la cautérisation ; {b} ceux qui s’opposaient à l’adustion ont cru que cette méthode non seulement était inutile, mais augmentait le mal ; ceux qui l’estimaient identique à l’éléphantiasis ont prescrit du vin et de la chair de vipère ; {c} d’autres y adjoignaient le repos, et certains ont vainement essayé les bains ; d’autres encore n’ont prêté attention qu’aux douleurs {d} et négligé les autres remèdes ; jusqu’à des empiriques qui, mus par quelque ressemblance de cette maladie avec la gale maligne, ont eu les premiers l’audace de la traiter par les caustiques. {e} Quantité de gens se sont bientôt mis à écrire longuement sur son traitement, et je m’y suis aussi distrait dans ma jeunesse, avec les trois petits livres de poésie latine que j’ai dédiés à Petrus Bembus : {f} la peste sévissait rudement dans la ville, et je m’étais retiré en ma maison d’Affi, {g} où j’eus tout le loisir de m’adonner à cette tâche.

Les poésies, comme j’ai dit plus haut, ne permettent pas de tout exprimer ni de tout expliquer, et voilà pourquoi j’ai alors omis bien des choses. Aussi vaut-il vraiment la peine que j’y revienne maintenant pour traiter entièrement des remèdes, non plus en poète, mais en médecin, et d’autant qu’il paraît impossible d’y parvenir sans avoir attentivement examiné la nature des contagions. {h}

Qui donc veut traiter cette maladie dans les règles doit avant tout prêter attention à ce qui suit. D’abord, bien sûr, il faut savoir si elle est récente ou invétérée et à quel stade elle est parvenue, c’est-à-dire les parties du corps qu’elle a corrompues, et si elle a déjà atteint les nerfs et rongé les os ; ensuite, se demander si elle est bénigne ou maligne, si sa matière est pauvre ou abondante, adhérente ou aisée à détacher, si elle est tout entière apparente en surface, ou aussi cachée en profondeur ; {i} et, quand les ulcérations sont multiples, s’il y a plus de douleurs que de pustules, ou si c’est le contraire ; et pareillement, s’il s’agit de gommes. {j} En un mot, il convient de bien discerner toutes les différentes expressions de la maladie, et surtout aussi les rapports qu’elles ont entre elles : bien qu’elle soit, par essence, liée à une pituite épaisse et viciée, {k} cette humeur n’est pas toujours seule en cause, contrairement à ce qu’on dit. Il faut en outre considérer toutes les autres influences : âge, sexe et complexion du patient, période de l’année, etc., car tout cela varie d’un cas à l’autre. Une fois que vous aurez bien examiné l’ensemble de la situation, sachez que cette déchéance dépasse toute espérance de guérison quand elle intéresse les os, à moins éventuellement qu’il ne soit possible de les cautériser. Renoncez donc alors à la soigner, ou annoncez qu’elle rechutera. La difficulté s’accroît aussi d’autant plus que le mal est invétéré, que sa matière est abondante et adhérente, que les gommes sont nombreuses, et qu’elle frappe un homme de tempérament mélancolique]. {l}


  1. Cette phrase contient deux affirmations capitales et parfaitement claires sur la syphilis : 1. c’est une contagion (v. note [6], lettre 7) ; 2. elle est récemment apparue en Europe, ce qui sous-entend qu’elle y a été apportée d’Amérique (v. note [9], lettre 122).

  2. L’adustion désignait à la fois les lésions provoquées par une brûlure des tissus (due au feu ou à un quelconque phénomène pathologique générateur d’échauffement), et se traitait par la cautérisation (v. note [3], lettre 375).

  3. V. notes [28], lettre 402, pour l’éléphantiasis, au sens de lèpre évoluée (lépromateuse), et [21], lettre 334, pour les anciens emplois de la chair de vipère en thérapeutique.

    Fracastor distinguait ici clairement la lèpre de la syphilis (v. note [20], lettre 211).

  4. La syphilis évoluée est caractérisée par de vives douleurs, dues aux abcès (gommes), qui rongent les tissus, et aux atteintes du système nerveux.

  5. V. notes [5], lettre 100, pour la gale, dont il existe des formes extensives et graves, qu’on a dites « norvégiennes », et [8], lettre 436, pour les remèdes caustiques (pyrotiques ou corrosifs), autrement nommés cautères potentiels.

  6. Le cardinal Pietro Bembo, v. remarque 1, note [67] du Naudæana 1, dédicataire de la Syphilide.

  7. Fracastor résidait à Vérone et possédait une maison de campagne dans la région, à Affi (localité à laquelle il donnait le nom latin de Caphii), sur la rive du lac de Garde, au pied du mont Baldo.

  8. Il faut vraiment prendre le temps de lire les deux merveilleuses pages que Fracastor a écrites sur la contagion en introduction de son livre : v. note [6], lettre 7.

  9. Il s’agit de la « matière morbifique » : celle qui compose la maladie, sa propre et particulière « humeur peccante », qu’on peut grossièrement assimiler aujourd’hui à son pus.

  10. Les gommes, gummositates, sont les abcès spécifiques de la syphilis : comme ceux de la tuberculose, on les dit froids car ils ne provoquent pas d’inflammation marquée (rougeur, chaleur), mais ils forment des tuméfactions souvent douloureuses. Les gommes sont superficielles, dans les téguments (peau, muqueuses), ou profondes, autour des os ou dans le cerveau. Ce sont elles qui, à la tête, peuvent ronger la face, surtout le nez et les paupières, ou perforer le palais, altérant alors la voix.

  11. Le raisonnement humoral liait la syphilis, maladie tenue pour froide et humide (comme en témoignent ses gommes rongeantes), à la pituite (ou flegme) : celle des quatre humeurs qui réunit ces deux qualités (v. note [15], lettre 260).

  12. Autre référence humorale, aujourd’hui désuète : quand elle prévalait dans l’équilibre des humeurs, la mélancolie (bile noire ou atrabile, v. note [5], lettre 53), sèche et froide, procurait un tempérament (terrain) propice à l’expansion de la syphilis, maladie froide par excellence, qu’on combattait principalement en échauffant le corps par les sudorifiques (ou hidrotiques), comme le mercure ou le gaïac (v. note [8], lettre 90), remède végétal dont Fracastor a été le zélé promoteur.

    La traduction (non annotée) de Léon Meunier (Paris, 1893, v. note [6], lettre 7) ne diffère de la mienne que par le style (pages 317‑320).


V. note [57] du Naudæana 1, pour les Aræ Fracastoreæ [Autels fracastoriens] de Jules-César Scaliger.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 6 manuscrit, note 19.

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(Consulté le 25/04/2024)

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