Autres écrits : Observations de Guy Patin et Charles Guillemeau sur les us et abus des apothicaires (1648) : xi, note 20.
Note [20]

Le rude et distrayant jugement de Matthiole sur la thériaque et les triacleurs (les charlatans qui la vendent) se trouve dans son commentaire sur l’introduction du livre vi de Dioscoride (Lyon, 1579, v. note [42], lettre 332 ; pages 796, ligne 40‑797, ligne 62) :

« Quant est des médicaments composés, je puis dire que si on composait bien la thériaque comme il appartient, qu’il ne faudrait chercher autres remèdes contre les poisons ; mais parce qu’il me semble qu’il est très difficile de la trouver composée ainsi que sa description le requiert, à cause que plusieurs drogues nous défaillent, comme le cinnamome, le baume, le pétrosélinum de Macédoine, la myrrhe, le folium, le chalcitis (lequel, toutefois, nous pensons maintenant être connu), l’amome, l’asphalte, la canne odorante, {a} toutes lesquelles drogues sont de grande importance ; pource, je ne puis croire que la thériaque qu’on vend aujourd’hui puisse servir au lieu de la vraie et ancienne thériaque, vu mêmement que du temps encore de Galien, auquel les Romains dominaient presque sur tout le monde, la thériaque parfaite et entière ne se pouvait bien faire (ainsi que Galien témoigne au livre i des Antidotes), {b} sinon des empereurs mêmes. Et combien qu’aucuns grands seigneurs du temps de l’empereur Antonin {c} la composassent, si est-ce que plusieurs drogues leur défaillaient. {d} Par quoi je dis que si quelque thériaque de celles qu’on fait aujourd’hui doit être employée en usage, {e} que les médecins diligents soient soigneux qu’au moins ils usent de celle qui aura été composée curieusement {f} et fidèlement par le témoignage de savants et bien fameux personnages, et par expérience approuvée, de telle façon que Galien enseigne aux livres qu’il a écrits à Pison et à Pamphylian. {g} Qu’ils en fassent autant du mithridate, qui est aussi bon contre le poison que la thériaque et se peut faire plus facilement. Que tous donc se donnent garde d’user de la thériaque sophistiquée que vendent ces triacleurs par les foires et marchés, jaçoit qu’aucuns {h} l’estiment meilleure et de plus grande efficace, à savoir ceux qui ne savent les tromperies de ces charlatans, les voyant avaler un morceau d’arsenic ou réagal, {i} puis après, ne manger autre chose que de la thériaque qu’ils vendent à tous les assistants, et ne se ressentir d’aucun dommage. Ce que Galien sachant bien, écrit au livre dédié à Pison : “ Plusieurs tromperies se commettent en la thériaque par les méchants, et le vulgaire ignorant, déçu du seul nom d’antidote, achète chèrement de ceux qui ne veulent que tirer deniers de ce médicament, voire {j} mal composé. ” Mais afin que chacun puisse éviter les tromperies de ces méchants qui courent par le monde vendant leurs marchandises falsifiées, maintenant je veux, pour le bien singulier de toute la république, découvrir à toute la postérité leur grande et malheureuse méchanceté. Premièrement, quand ils montent sur leurs bancs devant le peuple qu’ils prétendent tromper, pour montrer qu’ils mangent du poison aussi bien que du pain, sans aucun inconvénient, ils se servent de plusieurs cautèles {k} et fins moyens, entre lesquels ils en ont deux que je veux maintenant manifester, lesquels ils ne découvrent jamais qu’à leurs plus familiers serviteurs, et comme ruffians. {l}

La première tromperie est que, sachant bien les poisons ne pouvoir que bien peu nuire quand l’estomac est bien fort rempli de viande {m} (ainsi que dit Dioscoride en la préface de ce livre, et Avicenne en son livre quatrième, section 6), devant que venir en place, ils mangent jusqu’à crever, principalement en été, des laitues crues avec sel, vinaigre et si grande quantité d’huile que les laitues nagent dedans ; et parce qu’en hiver, quand il fait grand froid, on ne trouve aisément des laitues tendres, au lieu d’icelles, ils mangent tant de tripes grasses que leur estomac en demeure tendu comme un tambourin. Ce qu’ils font pour deux causes : l’une est que le bouillon gras de tripes et la grossière substance d’icelles, la froideur aussi des laitues et la grande quantité de l’huile qu’ils y mettent, bouchent et opilent {n} les conduits et chemins intérieurs du corps pour empêcher le venin de pénétrer et percer au-dedans dudit corps ; l’autre est que ces choses amortissent et éteignent la vertu corrosive et l’acrimonie de l’arsenic ou réalgal qu’ils avalent. Après donc avoir pris ce poison qui ne leur nuit aucunement ou bien peu, parce que leur estomac est déjà plein de viande et farci de graisse, ils mangent de leur antidote sophistiqué et thériaque contrefaite qui ne leur sert de rien ; par cette ruse persuadant aux assistants qu’ils vendent le plus singulier et excellent antidote qui soit en tout le monde contre tous venins. De quoi induits, lesdits assistants (tant ils sont légers à croire) de telle presse et impétuosité courent < tant > à acheter cette fausse et sophistiquée thériaque que ceux qui, en une grande cherté de vivres, courent à troupes là où on donne à tous de grandes pièces de pain. Quand ils ont, en peu de temps, vendu toutes leurs boîtes pleines de cette thériaque, ils se retirent en leur logis où, premièrement, par certains moyens, ils vomissent l’arsenic qu’ils ont avalé avec les laitues ou tripes grasses qu’ils avaient auparavant mangées ; et tout ce jour, ils ne mangent rien, sinon qu’ils boivent du lait et reboivent, pour le vomir et revomir. < Il y a > tant de pouvoir à l’avarice en leur endroit qu’ils ne doutent de se mettre en danger de leur vie pour gagner de l’argent.

L’autre tromperie de laquelle usent ces marchands est telle : une heure ou deux devant que monter sur leurs bancs, ils vont en la boutique de l’apothicaire plus prochain de la place où ils veulent babiller devant le peuple. Ils se font apporter la boîte où est l’arsenic, duquel ils choisissent trois ou quatre pièces selon que bon leur semble, lesquelles ils font envelopper de papier et remettre dans ladite boîte, et prient l’apothicaire de bailler ledit arsenic enveloppé et serré au premier serviteur qu’ils lui enverront quand ils seront en place. Et étant là, ils haranguent au peuple, haut louant leur fausse thériaque, non sans mentir. Et pour faire mieux croire ce qu’ils disent, ils envoient leur serviteur ou quelqu’un des assistants à la boutique de l’apothicaire pour apporter le poison déjà choisi. Cependant, {o} étant debout sur leurs bancs, ils ouvrent un coffret plein de boîtes pleines de leur fausse thériaque, au couvercle duquel plusieurs lopins {p} faits de certain mélange de sucre candi, d’amidon et autres drogues bonnes composées d’un merveilleux artifice, ressemblant de figure et de grosseur à ces pièces d’arsenic déjà choisies, sont attachés avec de la cire. Pour mieux cacher leur piperie, ils lèvent ce couvercle étant debout sur leurs bancs et, finement, ils tournent l’intérieure partie de ce couvercle, où sont attachées ces pièces du faux arsenic susdit, vers eux. Puis ils mettent incontinent ce couvercle entre les mains de leur valet ou compagnon coupable de leur méchanceté, lequel il soutient bien proprement la main ouverte, la part où est cet arsenic contrefait étant vers le ciel, afin que personne ne connaisse la tromperie. Cependant, {o} vient celui qui apporte l’arsenic de l’apothicaire. Le maître le prend et le montre au peuple avec une longue harangue. Cela fait, il vient à son essai. Et pour montrer ne vouloir tromper le peuple, il rebrasse {q} ses manches d’écarlate ou de soie (telles ils les portent ordinairement) jusqu’au coude afin que, ce faisant, il mette le vrai arsenic sur le couvercle, où est aussi le faux arsenic, et caché, personne (à cause de la hauteur du bord d’alentour dudit couvercle) ne le pouvant voir. Ses manches ainsi renversées et les bras nus, la serviette mise sur l’épaule, il commande qu’on lui apporté un verre d’eau ou de vin ; et laissant le vrai arsenic, il choisit le faux ne pouvant nuire, lequel il coupe menu, le mêle avec l’eau ou le vin qu’on lui a apporté, et le boit sûrement. Par tels moyens, il joue si bien son personnage qu’il fait croire aux assistants qu’il a bu le venimeux arsenic qu’on lui a apporté de la boutique de l’apothicaire.

Il me souvient en avoir vu une fois un qui ayant semblablement baillé à son valet du poison sophistiqué et faisant semblant de ne lui vouloir donner aucun remède jusqu’à ce qu’il eût perdu le pouls et qu’il fût en grand danger de mort, pour mieux vendre sa thériaque ; ayant aussi instruit son valet de retenir par force son haleine pour se faire changer la couleur du visage, de tourner les yeux en la tête, de tordre le cou, il appela un médecin pas trop habile là présent, habitant la ville où cela advint, pour toucher le pouls de son serviteur afin qu’il testifiât devant tous ce garçon avoir perdu le pouls. À quoi s’accordant ce bon homme de médecin, servant au badinage du triacleur sans y penser, dit haut et clair qu’il n’avait trouvé aucun pouls en ce valet ; mais il n’avait encore lu que, par artifice, on peut arrêter le pouls des artères, combien que Galien l’ait décrit au livre vi Des préceptes d’Hippocrate et Platon. {r} On voit le même aux artères, lesquelles, ni plus ni moins que les nerfs ou coupés ou serrés par liens, ne battent et ne tressaillent plus. De là, il pouvait penser {s} qu’on pouvait avoir lié les bras à ce valet et, par ce moyen, empêché le battement des artères disposées le long du bras jusqu’aux mains ; car ces trompeurs accommodent si finement les liens pour serrer qu’en tournant une boulette de fer cachée hors de {t} la manche, au-dessus du coude, ils les serrent fort et les lâchent quand ils veulent ; ce qui se pouvait aisément faire par celui qui soutenait par les bras son valet faisant semblant d’être à demi mort, pour en faire un spectacle au peuple. Par telle ruse donc, les liens se serraient quand il voulait empêcher le battement des artères à son valet, et se lâchaient peu à peu quand ce fin valet, après voir pris de la thériaque, faisait semblant de recouvrer peu à peu sa première santé.

Ce sont les tromperies que font ces bourreaux, lesquelles j’ai voulu déclarer au long afin que chacun les sache et puisse éviter. Et je ne les eusse sues sans la grosse vérole, à laquelle je suis de ce attenu, {u} car l’un des plus grands maîtres de tous ceux qui font profession de manger du poison sans aucun dommage, étant mangé de la grosse vérole jusqu’aux os et désirant fort être guéri par moi, en le pensant {v} volontiers, il me découvrit, après l’en avoir prié, toutes les tromperies et finesses desquelles cette méchante sorte de gens usent pour tirer argent du peuple. »


  1. Tous ces composants ont été décrits dans les notes [15] et [17] supra, ou dans celles auxquelles renvoie notre index.

  2. V. supra notes [15], [18] et [19] pour ce traité de Galien.

  3. « certains grands seigneurs du temps de l’empereur Marc-Aurèle », Marcus Antoninus Aurelius qui régna de 161 à 180, c’est-à-dire contemporain de Galien qui lui servit de médecin.

  4. « même si plusieurs composants leur manquaient. »

  5. En pratique courante.

  6. Méticuleusement.

  7. Dans ce même commentaire sur l’introduction du livre vi de Dioscoride (page 789, lignes 30‑32), Matthiole a fait cette remarque, à propos du serpent aspic :

    « Le basilic incontinent infecte une personne de son regard et de son sifflement, selon Galien, au livre i De la thériaque à Pison, si ce livre n’est faussement attribué à Galien. »

  8. Bien que certains.

  9. Le réagal était « une espèce d’arsenic rouge, différent de l’arsenic commun, qui est blanc, et de l’orpiment, qui est jaune. Il y a deux espèces de réagal, un naturel et l’autre artificiel. Le naturel a été calciné dans la mine par des feux souterrains. L’artificiel, qui est le plus commun, a été calciné au feu ordinaire. Le réagal est un poison dangereux ; il est moins caustique [corrosif] que l’arsenic. En latin, risagallum » (Trévoux).

  10. Bien qu’il soit.

  11. Précautions.

  12. Maquereaux, compères.

  13. Nourriture.

  14. Obstruent. V. note [6], lettre 468, pour les qualités de la laitue, aliment réputé humidifiant et rafraîchissant.

  15. Pendant ce temps.

  16. Petits morceaux ayant la taille d’une bouchée d’aliment.

  17. Retrousse.

  18. Le traité de Galien De placitis Hippocratis et Platonis est composé de neuf livres. Le chapitre vii porte sur le battement des artères : leur est-il propre ou leur est-il transmis par le cœur ? Galien opte pour la seconde éventualité et se rit de la première (Kühn, volume 5, page 561, traduit du grec) :

    Commune igitur hoc placitum multorum et insignium virorum est, sicuti etiam quod facultatem ex corde tunicæ arteriarum dilatandi et contrahendi suscipiunt. In quo haud novi qua ratione desciverint ab eis Praxagoras et Philotimus, quum in aliis consentiant, arbitrantur tamen, arterias plane ex se ipsis pulsare ; proindeque, si quis carnem ex animali excisam palpitantem in terram dejiciat, evidenter arteriarum motum viderit. Nollem profecto eatenus aberrare tales viros ab eo, quod apparet, ut non possint palpitationem a pulsu distinguere. Hoc quidem, si quid iudico, eos viros novisse opportebat, non ignorasse autem et illud, quod, si solam excideris arteriam, non movetur, quemadmodum neque si vinculo interceperis, adhuc cordi connexam.

    [Beaucoup d’hommes distingués partagent donc ce précepte : les parois des artères tirent du cœur leur faculté de se contracter et de se relâcher. Je ne comprends pas pourquoi Praxagoras (médecin grec du ive s. av. J.‑C.) et Philotime (disciple de Praxagoras) l’ont nié : bien que d’accord sur les autres préceptes, ils estimaient que les artères battent par elles-mêmes, parce que si quelqu’un jette sur le sol la chair palpitante qu’il vient de prélever sur un animal, il verra clairement les artères remuer. J’ignore absolument comment de tels hommes se sont laissé tromper par l’apparence au point de ne pouvoir faire la différence entre une palpitation et un pouls. Ils se devaient pourtant, je crois, de connaître cette distinction, et de savoir aussi que si tu ne prélèves que l’artère, elle ne battra pas, tout comme si tu l’isoles par un lien quand elle est encore en communication avec le cœur].

  19. Le naïf médecin aurait dû penser.

  20. Sous la.

  21. « sans la syphilis à laquelle je dois de les avoir apprises ».

  22. Soignant.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Observations de Guy Patin et Charles Guillemeau sur les us et abus des apothicaires (1648) : xi, note 20.

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(Consulté le 29/03/2024)

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