Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 2 manuscrit, note 30.
Note [30]

V. note [10], lettre 104, pour les prétentions nobiliaires de Joseph Scaliger. Sa correspondance renvoie de riches échos sur ses disputes avec François Viète. J’en propose trois extraits, tirés de sa Correspondence (Genève, 2012), qui expliquent et enrichissent le propos du Borboniana.

  1. Lettre de Scaliger à Jacques-Auguste i de Thou, du château de Preuilly (propriété de Louis Chasteigner de La Roche-Pozay, v. note [8], lettre 266), près de Loches en Touraine, le 17 novembre 1592 (volume 2, pages 271‑272) :

    « J’ai vu le magnifique épigramme du aussi bon géomètre que poète. Est-il possible de faire un plus brutal et asinin épigramme que ces deux ? Je vois une fois ce glorieux ignorant chez son cousin, qui a été pendu à Paris, où je le méprise fort car, en deux paroles, il découvrit son ignorance. {a} Or je suis très aise qu’il n’y a que les ânes qui s’attaquent à moi. Il me servira de tironer pour me mettre en appétit de faire des épigrammes lycambées. {b} Et de bonne fortune, voyant les barbarismes de ses vers et les fausses mesures, dans le jardin de ce château, j’ai craché ces deux distiques.

    In barbarismos et falsos modulos syllabarum Viettæ geometropoetæ.

    Mille poematio quod protentosus in uno
              Barbara menda crepas, falsaque metra pedum.
    Ambo Vietta, tuæ debes accepta referre
              Ista geometriæ, moribus illa tuis
    . {c}

    Mais il n’en est pas quitte pour cela. Quelque jour montrant τετραγωνισμον et μεσολαβιον adigam hominem ad suspendium. {d} Il faut que je fasse publier ses épigrammes, pour publier sa barbarie. Il lui est aussi facile de juger de la géométrie, comme il lui a été facile res agere illius quæ illi asello sustulit cornua. » {e}


    1. Il pourrait s’agir du méprisant « maître ès-arts » que citait ici le Borboniana : à Paris, où Scaliger, né en 1540, avait étudié pendant quatre ans (1558-1562), ce tout premier plus humble grade des universités était conféré par la Faculté des arts (Quatre-Nations) et autorisait l’impétrant à poursuivre ses études dans l’une des trois facultés supérieures (théologie, droit canonique, médecine, v. note [8], lettre 679) ; sa conversion à la Réforme (1562) et la furie des guerres de Religion l’auraient dissuadé de pousser plus loin sa formation académique officielle (licence et doctorat).

      Cet entretien, qui s’était déroulé au début des années 1590, dut être si houleux que Viète voulut laver les injures dont Scaliger l’avait accablé en faisant circuler des vers (grecs ou latins) brocardant rudement les talents littéraires et mathématiques de son antagoniste : mais les meilleurs scaligéristes ne sont pas parvenus à les exhumer. Ce fut le début d’une longue querelle scientifique entre les deux savants, portant notamment sur la quadrature du cercle, dont Scaliger croyait avoir trouvé la solution (v. infra notule {d}).

      Le Secunda Scaligerana (pages 455‑456) explique l’allégation de Scaliger sur le cousin de Viète qui aurait été pendu à Paris :

      « Monsieur Miron est lieutenant civil à Paris, il a épousé la fille de Brisson. {i} La femme de Brisson était comme sa fille, qui fut engrossée par un homme qui entretenait aussi la mère. Brisson la donna, la vache avec le veau, {ii} à un qui vendait le bois au bourreau, pour brûler et faire des potences. Cette fille accoucha au bout de trois mois ; la mère était fort laide. Baudius {iii} dit que Miron est fort bel homme, mais que non amatur ab uxore, {iv} qui s’adonne à d’autres. Barnabas Brisson était riche. Il avait beaucoup gagné par injustice. C’était un méchant homme, aussi bien que son cousin germain Viète. » {v}

      1. V. notes [9], lettre 211, pour François ii Miron, et [52] du Patiniana I‑4 pour Barnabé Brisson, président au mortier du Parlement, son épouse et son exécution par les ligueurs en 1591.

      2. « On dit qu’un nouveau marié a eu la vache et le veau quand il a épousé une fille grosse du fait d’autrui » (Furetière).

      3. Dominicus Baudius (v. note [30], lettre 195).

      4. « n’est pas aimé de sa femme ».

      5. Note de l’éditeur du Scaligerana, Paul Colomiès :

        « C’est Franciscus Vieta, grand mathématicien, que Scaliger n’aimait pas d’abord, parce que l’autre lui marquait ses chasses. [*] Depuis, ayant reconnu qu’il avait raison, il l’estima toute sa vie sans lui en rien témoigner. »

        [*] « Chasse, en termes de joueurs de paume, est une chute de balle à un certain endroit du jeu, qu’on marque, au delà duquel il faut que l’autre joueur pousse la balle pour gagner le coup […] ; les marqueurs sont faits pour marquer les chasses » (Furetière).
    2. « Lycambe, de l’île de Paros, père de Néobule, promit sa fille en mariage au poète Archiloque ; mais ne lui ayant point tenu parole, il irrita contre lui ce poète, qui fit éclater sa vengeance par des vers pleins de rage et de fiel ; Lycambe en fut accablé et se pendit de douleur » (Fr. Noël).

      Je n’ai trouvé nulle part un sens au mot « tironer » : peut-être est-il à rapprocher du latin tiro (tironis au génitif), « débutant ». Plus astucieusement, en relisant cette note, Marie-France Claerebout, propose une faute de transcription pour « timonier », « nom qu’on donne à chacun des chevaux qui sont au timon ; les autres se nomment chevaux de volée” (Littré DLF).

    3. « Sur les barbarismes et les fausses mesures des syllabes de Viète, le géométropoète.

      En un seul poème, tu accomplis la prodigieuse prouesse de faire retentir mille fautes barbares et erreurs de métrique.
      Pour les unes et pour les autres, tu dois réviser tes principes, aussi bien de tes mœurs que de ta géométrie. »

      On attaque souvent un adversaire sur la forme quand on refuse de convenir qu’il a raison sur le fond.

    4. « Je pousserai cet homme à la potence avec ma quadrature et mon mésolabe ».

      Ces deux termes mathématiques renvoient à deux principaux livres que Scaliger allait alors publier sur la quadrature du cercle :

      • Mesolabium… [Le Mésolabe…] (Leyde, Franciscus Raphelenghius, 1594, in‑4o) ; le mésolabe est un « instrument de mathématique composé de trois parallélogrammes, qu’on fait mouvoir dans une coulisse jusqu’à certaines intersections ; les Anciens l’ont inventé pour trouver mécaniquement deux moyennes proportionnelles, qu’on n’a pu encore faire géométriquement » (Thomas Corneille) ;

      • Cyclometrica elementa duo… [Deux principes cyclométriques…] (ibid. et id. 1594, in‑4o) ; la cyclométrie est la géométrie des cercles.

      Viète démantela entièrement les fumeuses démonstrations de Scaliger dans plusieurs ouvrages.

    5. « de régler les affaires de celle qui a attaché des cornes à ce petit âne » : c’est-à-dire l’épouse de Viète qui l’aurait fait cocu ; haineuse calomnie typique de Scaliger.

  2. Lettre de Scaliger à Dominicus Baudius, de Preuilly, le 23 mai 1593 (volume 2, page 317) :

    Audio a Thrasone rumusculos spargi de tergiversatione – ut ipse mentitur – mea. Tu audacter nega. Cui rei ut fidem faciam, ego quamprimum illi manu mea exaratam provocationem meam in mille aut mille ducentos aureos mittam.

    [J’apprends que Thrason {a} répand des rumeurs sur mes hésitations, mais il ment. Dites bien haut que c’est faux. Je lui prouverai ma bonne foi, je lui enverrai dès que possible mon défi, écrit de ma propre main, en y engageant un pari de mille ou mille deux cents écus]. {b}


    1. Surnom que Scaliger donnait à Viète, en référence au personnage d’un soldat fanfaron que Térence a ridiculisé dans L’Eunuque (v. note [32], lettre de Christiaen Utenbogard, datée du 21 août 1656).

    2. Pour vider leur querelle, Viète avait convié Scaliger à une confrontation publique de leurs points de vue mathématiques divergents. La dispute devait se tenir à Tours, mais elle n’eut jamais lieu car Scaliger y renonça.

  3. Lettre du même au même, de Leyde, le 17 novembre 1600 (volume 3, pages 524‑525) :

    « J’ai vu un gros pet qu’a fait Viète sur l’an grégorien. {a} J’ai bien ma revanche. Je savais bien qu’il ne sait rien que sa géométrie ; mais encore ne pensais-je point qu’il fût si ignorant. Il a appris de moi à écrire son nom. Il s’appelait Vieteus auparavant, et maintenant, il se nomme Franciscus Vieta, depuis qu’il a entendu que son anagramme faisait cur asinus faciet. {b} Je montrerai bien combien il est fat et ignorant, et plus encore cette pièce d’Allemand Clavius, qui n’a fait non plus rien qui vaille en son Apologie. {c} Sachez, Monsieur, qu’il n’y a aujourd’hui nul qui entende cette matière ; et voilà pourquoi ils nous veulent < du > mal, parce qu’ils n’ont jamais ouï parler de cela. Mais c’est trop parlé de cette matière. »


    1. V. supra note [28], notule {c} pour la Relatio kalendarii de Viète sur la réforme du calendrier grégorien, dont la date de parution est donc bien 1600.

    2. « pourquoi un âne inventerait-il quelque chose ? »

    3. Novi calendarii Romani Apologia, adversus Michaelem Mæstlinum Gappingensem, in Tubingensi Academia Mathematicum, tribus libris explicata. Auctore Christophoro Clavio Bambergensi e Societate Iesu.

      [Apologie du nouveau calendrier romain, contre Michael Mæstlinus, natif de Göppingen, {i} mathématicien de l’Université de Tübingen, exposée en trois livres par Christoph Clavius, {ii} natif de Bamberg, prêtre de la Compagnie de Jésus]. {iii}

      1. En Souabe.

      2. V. notule {a}, note [13], lettre 183.

      3. Rome, Sanctius et associés, 1588, in‑4o de 398 pages divisées en 3 livres.

      Jacques Gillot {i} a reparlé de cette Apologia à Scaliger dans la lettre qu’il lui a adressée de Paris, le 4 août 1606 (volume 6, page 501), disant que Viète l’avait vertement critiquée dans sa Relatio kalendarii, en pestant contre les « loyolites » :

      « Défunt Monsieur Viète a fait un livre contre Clavius, leur grand mathématicien, par lequel il le convainc d’ignorance crasse en cette science. Et l’épître est adressée à ces pères agrafés, {ii} par laquelle il les prie de ne trouver mauvais qu’il leur justifie son ignorance, et qu’il croit que, eux qui aiment la vérité, avoueront qu’il a raison, puisqu’il a trompé tant de gens. »

      1. V. note [22] du Borboniana 3 manuscrit.

      2. V. note [6], lettre latine 83.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 2 manuscrit, note 30.

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(Consulté le 29/03/2024)

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