Autres écrits : Ana de Guy Patin :
L’Esprit de Guy Patin (1709),
Faux Patiniana II-1, note 55.
Note [55]

Cette sensationnelle histoire occupe les pages 293 ro‑300 vo (année 1612) de La Continuation du mercure Français, ou Suite de l’histoire de l’auguste régence de la reine Marie de Médicis, sous son fils, le très-chrétien roi de France et de Navarre Louis xiiie : {a}

« Vatan est une petite ville en Berry, entre Issoudun et les frontières de la Touraine, en laquelle il y a un château assez bon.

Durant les troubles de la Ligue, les deux derniers seigneurs de Vatan, frères, se sont rendus signalés < sic > par plusieurs combats, sièges et entreprises pour le parti royal : l’aîné < étant > mort au siège d’une place sans enfants, le cadet, que l’on nommait Du May, {b} demeura seul seigneur de Vatan, n’ayant que des sœurs ; lequel, sans se marier et sans venir que fort peu en cour, vivait humblement en son château, se fit de la Religion prétendue réformée et s’adonna fort aux mathématiques, dont il en faisait même imprimer un livre quand il fit l’acte que nous rapporterons ci-après, dont il perdit la vie, l’honneur et les biens.

Il était de la riche taille, blond et la face longue, brave gentilhomme, mais d’une humeur assez bizarre. Le roi Henri iv l’avait aussi assez reconnu pour tel. Il était tant ami de ses amis qu’il lui en a coûté la vie. »

Un dénommé Thomas Robin, fermier général des gabelles, met au jour un trafic de faux sel organisé par un sieur de Jaufosse, voisin et ami de Vatan. Le prévôt des maréchaux de Tours arrête Jaufosse et deux de ses complices. Par représailles, Vatan enlève et séquestre un fils de Robin, surnommé Belamy. Saisi de cette affaire, le Conseil du roi ordonne, le 10 octobre 1611, d’arrêter Vatan, lequel se barricade dans son château. Le Conseil ordonne d’assiéger la place et envoie une petite armée pour en venir à bout.

« Les habitants de Vatan voyaient bien qu’ils ne pouvaient faillir de recevoir une grande perte ; ils se retirèrent la plupart aux villes voisines.

Le lieutenant en la justice avec un habitant vinrent même en Cour pour remontrer qu’ils étaient très humbles sujets, mais que leur gentilhomme était le maître de leur ville. Ils dirent de lui plusieurs choses ; mais on rit de ce qu’ils assuraient que depuis trois ou quatre ans, ayant hanté un nommé Genest, il était devenu magicien, et faisait imprimer un livre de magie à Paris, où ledit Genest était exprès pour en solliciter l’impression. Ils prenaient magie pour mathématique, car c’était des commentaires en latin sur le dixième livre d’Euclide. Ce pauvre Genest en eut telle peur et prit tellement l’épouvante de ce bruit qu’il se retira de Paris, laissa l’impression à demi faite, et en mourut peu après ; toutefois, depuis, le livre a été achevé d’imprimer. » {c}

Après quelques volées de canon, la troupe investit le château et se saisit de Vatan. Conduit à Paris, il est jugé par le Parlement qui, le 2 janvier 1612, le condamne à mort, et ordonne la saisie de tous ses biens et la destruction de son château.

« À quoi il ne répondit rien, sinon : “ Hé bien ! il faut que je serve d’exemple. ” S’étant relevé, il demanda un ministre pour le consoler. Le greffier lui dit qu’il ne savait pas où il en demeurait un, mais que, s’il y avait là aucun de ses amis qui en connût, il pouvait le lui faire venir librement ; et que s’il eût voulu quelque autre homme d’Église, il lui en ferait venir présentement, ce qu’il refusa ; même un s’étant présenté, il le repoussa avec menaces s’il l’importunait.

Attendant la venue d’un ministre, l’exécuteur le laissa promener, pour le froid qu’il endurait, bien qu’il eût un manteau de bure grise doublé de velours gris, mais il n’avait qu’un habit léger de satin gris. Le ministre venu, lui dit peu de choses car il parlait toujours et se consolait lui-même. Quelques-uns de sa religion l’étant venu voir, ils voulurent tous ensemble chanter les Psaumes. Fuzil, curé de Saint-Barthélemy qui était là pour lors, et les autres prisonniers catholiques ne le voulurent souffrir et l’empêchèrent, leur disant qu’ils y pouvaient consoler à la mort ceux de la Religion, mais d’en faire exercice dans leur chapelle, qu’ils ne l’endureraient point.

Ce bruit apaisé, sur les trois heures, on s’achemine pour le mener au supplice ; et disant adieu au ministre, on remarqua qu’il lui dit par quatre fois : “ Monsieur, priez Dieu pour moi, et je prierai là-haut bien pour vous ”, pource que ceux de cette religion ne croient pas que les vivants puissent prier pour les défunts, ni les défunts pour les vivants.

À ceux qu’il reconnaissait, “ Adieu mon ami, leur disait-il, il faut que je serve d’exemple. ” Il était seul dans le tombereau, priant le long du chemin jusqu’à la Grève, où monté sur l’échafaud, la dextérité de l’exécuteur fut telle qu’en resserrant les ciseaux dont il lui avait coupé le derrière de ses cheveux, et lui demandant s’il voulait être bandé, il lui coupa la tête. {d}

Voilà quelle a été la fin du sieur de Vatan. Son cœur confessa ses fautes, ses yeux les pleurèrent, sa langue en demanda pardon à Dieu, et sa mort a servi pour la réparation de son crime.

Depuis, par la clémence et bonté de la reine, sur la prière que lui en firent Messieurs le maréchal de la Châtre, Châteauneuf et Villeroy, {e} la sœur du sieur de Vatan, et qui devait être son héritière, a obtenu de Sa Majesté le don de la confiscation des biens de son frère : tellement que, par ce don, le château de Vatan n’a point été rasé. »


  1. Paris, Étienne Richer, 1613, in‑8o de 1 008 pages.

  2. Le véritable nom de ce gentilhomme était Florimond Du Puy, baron de Vatan, petite ville du Berry, dans l’actuel département de l’Indre.

  3. Ce passage a directement inspiré l’article de L’Esprit de Guy Patin.

    Euclide est le très célèbre mathématicien grec qui vécut aux environs du ve s. av. J.‑C., dont les Éléments sont composés de 13 livres. Le travail de Vatan a bel et bien paru :

    Euclidis Elementum decimum, in quo singularum Demonstrationum lineæ, et superficies, tam Commensurabiles, et Incommensurabiles, quam Rationales, et Irrationales, accurate numeris exprimuntur. Authore Florimondi Puteano, Vatani Domino

    [Dixième Élément d’Euclide, où les mathématiques de chacune des déductions démontrent exactement les lignes et les surfaces, qu’elles soient commensurables ou incommensurables, et rationnelles ou irrationnelles. Par Florimond Du Puy, sieur de Vatan]. {i}

    L’épître de l’imprimeur au lecteur explique la genèse du livre :

    Igitur cum Algebram, ex Stifelii Algebra didicissem, eamque manu scriptam ab amico traditam vidissem, quam primus sub una tantum regula reduxit (quod pace Clavii sit dictum) volui exercitationis gratia experiri tentare, an ex iis, quæ ex eo didiceram, librum hunc ad usum applicate fas esset : Quantum enim ad cognitionem illius, satis ex demonstrationibus Clavii eram edoctus. Sed quoniam (ut ipsemet Clavius dixit) nemini concessum est, hunc 10. Euclidis librum ad usum revocare, qui Algebram ignorat. Dubitans etiam adhuc de meo in hac arte ingeniolo, mirum in modum desideravi, hanc provinciam suscipere, ut inde de meis vigiliis hac in re susceptis iudicare possem. Quot sudores, quot labores pertulerim qui exactam huius libri notitiam habuerunt, vel qui hunc Mathematicorum crucem nominavere, intelligent. Sæpissime enim fateor, me a proposito quasi deterritum fuisse, spinarum multitudine, et nisi aliquem fructum studiosis adferre putassem, certe opus imperfectum reliquissem.

    [Ayant appris l’algèbre dans l’Algebra de Stifelius, {ii] et vu qu’un ami {ii} l’avait transcrite à la main et qu’il a été le premier qui l’ait ramenée à une seule règle (ce qui est dit pour la tranquillité de Clavius), {iii} j’ai voulu, à titre d’exercice, oser demander à ceux qui m’ont instruit de cela s’il ne serait pas juste d’y consacrer ce livre, car les démonstrations de Clavius m’avaient clairement fait comprendre l’importance qu’il y attache ; mais (comme Clavius l’a dit lui-même), il n’a été donné à personne de rétablir l’utilité du 10e livre d’Euclide car il ignore l’algèbre. {iv} Même en doutant de ma maigre capacité en ce domaine, j’ai étonamment désiré m’atteler à cette tâche, pour être capable de porter un jugement sur le prix des veilles que j’y ai consacrées. Comprendront combien de suées et de labeurs j’ai dû endurer ceux qui prendront la juste mesure de ce livre et ceux qui ont donné le nom de croix des mathématiciens à la question qu’il traite. J’avoue avoir très souvent été découragé par mon projet, par ses innombrables épines, et si je n’avais pas pensé procurer quelque profit aux chercheurs, je ne serais certainement pas venu à bout de cet ouvrage]. {v}

    1. Paris, Ioannes de Heuqueville, 1612, in‑fo de 161 pages illustré de nombreuses figures.
    2. Michael Stifel, moine luthérien allemand mort en 1567 a brillé par ses travaux en mathématiques et dû sa célébrité à l’Arithmetica integra (Nuremberg, 1544), dont le 3e et dernier est consacré à l’algèbre.

    3. Probablement Genest mais sans le nommer, pour lui éviter d’être poursuivi après l’exécution de Vatan.

    4. Christophorus Clavius, mathématicien jésuite allemand mort en 1612, traducteur des Éléments d’Euclide en latin (1574)

    5. Euclide fondait ses démonstrations sur la géométrie ; la difficulté était de comprendre celles de ce livre, qui classe les grandeurs irrationnelles sans recourir à l’algèbre (inventée par les Arabes au ixe s.).

    6. En dépit de sa belle histoire, le livre de Vatan ne semble pas avoir fait date dans l’histoire des mathématiques.
  4. Habile décapitation exécutée par surprise.

  5. La reine était Marie de Médicis. Claude de La Châtre de La Maisonfort (1536-1614), ancien capitaine de la Ligue, s’était rallié à Henri iv et avait été nommé maréchal de France en 1593. V. notes [13], lettre 10, pour Charles de L’Aubespine, marquis de Châteauneuf, et [5] du Borboniana 8 manuscrit pour Nicolas i e Neufville, sieur de Villeroy.

    Marie Du Puy, sœur de Florimond, mourut sans descendance. Par cousinage et après quelques procès, la terre de Vatan fut érigée en marquisat et échut, par mariage, à Robert Aubry (ou Aubéry, v. note [22], lettre 463).

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Ana de Guy Patin :
L’Esprit de Guy Patin (1709),
Faux Patiniana II-1, note 55.

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(Consulté le 18/04/2024)

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