« Monsieur, je ne comprends pas la langue irlandaise », en remplaçant Irlandia (nominatif du nom propre signifiant « Irlande ») par Irlandam (accusatif féminin de l’adjectif Irlandus, « irlandais ») et en sous-entendant linguam [la langue]. Je n’ai trouvé ce propos ni dans les écrits de Guy Patin, ni dans la correspondance de Joseph Scaliger, ni dans les Scaligerana.
V. note [10], lettre 754, pour les « Hibernois logiciens ».
Les ous des Irlandais se référaient à leur manière de prononcer la désinence latine us, comme dans dominus, qu’on peut prononcer dominous ou dominusse : le conteur de l’article préférait la seconde manière et trouvait toutes les « espèces » (les significations) changées quand son interlocuteur utilisait la première manière ; toutefois, la remarque s’entend mieux si on exagère l’accent des Irlandais en leur faisant dire dominiousse.
Revenu bredouille de mes recherches dans Scaliger et Patin, je me suis rabattu, excusez du peu, sur Érasme, qui a discuté cette amusante question dans son :
De recta Latini Græcique sermonis pronuntiatione Dialogus.
[Dialogue sur la Prononciation correcte des langues latine et grecque]. {a}
Érasme y fait intervenir deux interlocuteurs, Ursus [U, l’Ours] et Leo [L, le Lion], avec cet amusant échange (pages 138‑139) :
U. […] Sed quid risisti Leo ?
L. Rugire leonum est, non ridere. Dicam tamen quæ res in mentem veniens mihi risum excusserit.
U. Narra te quæso, ut ipse quoque tecum rideam.
L. Dicam. Non admodum diu est, quod me forte præsente Maximilianus Cæsar, ab aliquot oratoribus salutaretur, quod ex more magis quam ex animo nonnunquam fieri solet, quorum unus erat Gallus, natione Cenomanus, nomen non exprimam, ne videar hominum notare, cui bene volo. Is orationem ab Italo quopiam, ut arbitror, compositam, nec male Latinam, adeo Gallice pronuntiavit, ut Italis aliquot eruditis qui tum aderant, Gallice, non Latine dicere crederetur. Nominare possim ex illis aliquot tibi non ignotos. Quum is prerorasset, non absque incommodo ; nam in media dictione sibi exciderat, turbatus, ut conjicio, risu circumstantium : quærebatur qui ex more responderet, idque ex tempore. Nam Galli oratio præter expectationem acciderat. Protrusus est ad hoc negocii Doctor quidem aulicus.
U. Unde id liquebat ?
L. Pileum gestabat suffultum candidis pellibus. Hoc signi. Is hunc in modum ortus est, Cæsare magestas ualde caudet fidere fos : aliaque tanto spiritu, tamque Germanice, ut nemo vulgari lingua dicens possit magis Germanice. Hunc maior excepit risus. Sequutus est orator Daniæ, quanquam is qui dicebat videbatur Scotus, mire referens eius gentis pronuntiationem. Huic oppositus est Zelandus quidam, deierasses neutrum loqui Latine.
U. Quid interea Cæsar, potuit ne tenere risum ?
L. Assueverat huiusmodi fabulis, nec erat ullius linguæ rudis. Verum hæc eo dico : quo tua dicta confirmem, nihil prius curandum quam ut puer dediscat vitia linguæ gentilitiæ.
[U. Mais pourquoi donc as-tu ri, Leo ?
L. Le propre du lion est de rugir, et non de rire. Je te raconterai pourtant l’histoire qui m’a secoué de rire en me venant à l’esprit.
U. Raconte-la-moi, que je puisse rire avec toi.
L. La voici. Il n’y a guère longtemps, je fus par hasard présent quand l’empereur Maximilien {b} reçut les compliments de quelques ambassadeurs, comme on fait de temps à autre, mais plus par coutume que par sincère élan du cœur. L’un d’eux était Français, originaire du Mans ; je tairai son nom pour ne pas sembler le ridiculiser, car je lui veux du bien. Je ne sais quel Italien lui avait, je pense, écrit son discours, et en assez beau latin ; mais il le lut avec un tel accent que quelques savants italiens, qui se trouvaient là (je pourrais te donner leurs noms, car tu les connais), crurent qu’il parlait en français, et non en latin. Quant il eut terminé, non sans embarras, car il se perdit au beau milieu de sa harangue, troublé, je pense, par les rires de l’auditoire, on chercha qui allait lui répondre au pied levé, comme il se devait, et ce contre toute attente, car le Français avait fini par arriver au bout de sa péroraison. Un des docteurs de la cour fut alors poussé en avant pour ce faire.
U. Qu’advint-il alors ?
L. Il arborait un bonnet garni de fourrure blanche, remarque bien cela et commença ainsi : Cæsare magestas ualde caudet fidere fos ; {c} et ainsi de suite, mais avec tant d’arrogance et de germanisme que personne n’eût pu être plus allemand en s’exprimant dans sa langue maternelle ; si bien qu’on se mit à rire de plus belle. Vint ensuite un orateur du Danemark, à ce qu’il disait, car il semblait être Écossais, à la manière étonnante dont il avait adopté la prononciation de ce peuple, puis ce fut le tour d’un Zélandais, mais tu aurais juré qu’aucun des deux ne savait le latin.
U. Comment l’empereur a-t-il pu se retenir de rire pendant tout ce temps ?
L. Il était habitué à ce genre de palabres et n’ignorait aucune langue. En vérité, je te raconte cela pour confirmer tes dires : rien n’est plus important que d’avoir désappris dès l’enfance les défauts de sa langue maternelle]. {d}
- Paris, Robert Estienne, 1547, in‑8o de 143 pages, pour la première de nombreuses éditions.
- V. note [4], lettre 692, pour l’empereur Maximilien ier (1508 à 1519), grand-père et prédécesseur de Charles Quint.
- Transcription phonétique donnée par Érasme, pour reproduire l’accent de l’orateur allemand disant : Cæsar majestas valde gaudet videre vos [Sa Majesté l’empereur se réjouit fort de vous voir].
- Quiconque a jamais assisté à une conférence internationale en anglais savourera sûrement la satire d’Érasme.
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