Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 5 manuscrit, note 64.
Note [64]

Dans le tome 1 de son Histoire de France sous les règnes de… Charles ix (Paris, 1631, v. note [10] du Patiniana I‑1), Pierre Matthieu a parlé, sans mâcher ses mots, du conflit entre Don Carlos et le roi Philippe ii, son père, dans le livre v, pages 305‑307 :

« Comme sa mère mourut lorsqu’il entra au monde, {a} aussi il sortit du monde quand il entreprit d’en chasser le roi son père. Il fut longuement veillé sur ce malheureux dessein : {b} il avait toujours deux pistolets en ses poches, deux épées au chevet de son lit, des arquebuses en ses coffres ; le livre de ses prières avait des feuillets d’acier, instrument propre pour assommer quelqu’un ; il couchait seul en sa chambre et, par certains ressorts, ouvrait la porte sans bouger de son lit. Les avis de ses desseins conférés à ses actions, et ses actions à ses paroles, on n’y trouva rien qui allât droit au bien et qui ne fît croire ce qui semblait incroyable ; et que le même esprit qui le portait à mépriser les lois de la religion contre son Dieu, le porterait à violer celles de la nature contre son père. Il découvrit une partie de son dessein à D. Juan d’Autriche, {c} et le rendit capable d’en deviner le tout ; car lui ayant demandé s’il ne serait pas pour lui contre qui que ce soit, D. Juan lui donna parole de le servir contre tous, le roi son père excepté ; et le prince, répliquant brusquement et impiement {d} qu’il n’exceptait personne, découvrit assez jusqu’où allait cette malheureuse extension.

Il la voulait exécuter la veille < de la > Saint-Sébastien {e} […]. D. Juan alla trouver le roi, et comme il fut rencontré par un gentilhomme qui lui dit Que venant sans avoir été mandé, le roi s’étonnerait de sa venue, il lui répondit Que la cause lui donnerait encore plus d’étonnement. Il {f} découvre ce qu’il savait ; le roi, qui connaissait le naturel ambitieux et hardi de D. Juan, et qu’il avait eu l’audace de lui dire en sa jeunesse qu’il avait un aussi bon père que lui, ne crut pas légèrement cet avis et le menaça de lui faire trancher la tête s’il se trouvait menteur. Il s’achemine à Madrid et le laisse à l’Escurial jusqu’à ce que la vérité de son accusation fût connue. La nuit du 18e janvier le roi d’Espagne, suivi de Ruy Gomez, duc de Silva, {g} […] ayant fait lever le ressort qui fermait la porte par le dedans, par un Parisien qui en avait été l’inventeur, entra dans la chambre du prince, le surprit endormi si profondément qu’il ne s’éveilla pas à la première parole que lui dit le duc de Silva ; on se saisit de ses armes, de ses papiers ; et étant éveillé, dit Ce fils de putain m’a fait une trahison, parlant de D. Juan ; mais ayant le front tout couvert de confusion, ne pouvant supporter la présence de son père, le reproche que la nature faisait à son ingratitude et les remords de sa conscience, il dit Qu’il était mort, et pria qu’on le fît mourir.

Le roi lui dit Je ne suis pas ici pour cela, je t’ai donné une fois la vie, je te la donne encore, et me suffit que ton ingratitude et ta méchanceté fassent connaître que tu es indigne. On le fait lever et habiller d’une robe noire et d’un bonnet noir ; les tapisseries sont détendues et les lits changés ; les fenêtres, murées, et la chambre convertie en prison. Son désespoir s’étant converti en fureur, et voyant que toutes issues, et de la captivité et de la vie, lui étaient fermées, il tenta plusieurs sortes de violence pour se défaire, {h} jusqu’à manger des charbons et se jeter dans le feu. À la fin, comme le roi vit qu’il n’y avait point d’espérance d’amendement, et qu’il n’userait jamais bien de la liberté, et qu’à la longue, sa captivité pourrait apporter du trouble, il assembla son Conseil de conscience et lui proposa : Si, reconnaissant le mal où son fils se portait, il se rendrait coupable des calamités que ses peuples ressentiraient s’il ne le punissait. Il lui fut répondu Que sa clémence ne pouvait avoir de plus juste objet que la faute de son fils ; mais que s’il croyait qu’elle fût injurieuse au public, il devait préférer le service de Dieu à l’amour de son fils, et le salut de son peuple à son propre intérêt.

Sur ce, le roi remit le prince au jugement des inquisiteurs, les exhortant de ne faire état de l’autorité du père plus que du moindre du royaume, et de considérer la qualité du fils comme du seigneur et maître présomptif de ses États, et ne la séparer de celle des accusés, jusqu’à ce qu’ils connussent que l’énormité du crime l’en rendait indigne, se remettant du tout {i} à leur conscience, et déchargeant la sienne. Toutes choses considérées, les inquisiteurs le déclarèrent hérétique et parricide : le premier, pour avoir traité avec les ennemis de sa religion, la reine d’Angleterre, le prince d’Orange et l’Amiral de Châtillon, {j} et entrepris d’assister les rebelles de Flandres ; le second, pour avoir conspiré contre la vie de son père. Et partant, le condamnèrent à la mort, remettant au roi la forme de la peine. Il fit une extrême violence à son cœur pour ordonner cette mort car, quoi qu’il fît, il trouvait toujours qu’un père mourait en faisant mourir son fils, et qu’il se condamnait en sa même sentence. On donna le choix au condamné de la forme de sa mort, mais il déclara qu’il n’avait point de mort à choisir, et qu’elle lui était indifférente. On mit sa conscience au meilleur état que l’on put et, pour un matin, quatre Mores le saisirent, et le cinquième l’étrangla avec un lacs de soie. {k} Cette mort étonna toute l’Espagne et effraya les Pays-Bas, voyant que celui qui n’avait pardonné l’ingratitude à son fils n’oublierait < pas > la rébellion des sujets. Le pape Pie v {l} le loua de ce que, pour le zèle de la religion, il avait préféré l’esprit au sang, et n’avait permis qu’il pardonnât à son fils unique. »


  1. Marie-Manuelle de Portugal, première épouse de Philippe ii, était morte en 1545, quatre jours après avoir accouché de leur premier enfant, Don Carlos.

  2. « Il mûrit longuement ce malheureux dessein ».

  3. Bâtard de Charles Quint (légitimé par Philippe ii en exécution des dernières volontés de leur père), Don Juan était à peu près de même âge que Don Carlos.

  4. Avec impiété.

  5. Fêté le 20 janvier (cela se passait en 1568).

  6. Don Juan.

  7. Influent courtisan portugais de Philippe ii et intendant de Don Carlos.

  8. Mettre fin à ses jours.

  9. Entièrement.

  10. Élisabeth ire, en Angleterre, Guillaume le Taciturne, en Hollande, et l’amiral de Coligny, en France, étaient une souveraine et deux rebelles protestants.

  11. Les historiens divergent sur la cause du décès de Don Carlos, le 24 juillet 1568, invoquant un empoisonnement ou une mort naturelle par consomption (comme a fait le pieux jésuite Famiano Strada, v. infra note [65]).

  12. Pape de 1566 à 1572, v. note [3], lettre 61.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 5 manuscrit, note 64.

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(Consulté le 28/03/2024)

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