Pages 251‑300 [1]
- Un certain Hiérôme Gérard, [2] jurisconsulte allemand, estimait tant le commentaire de Brentius [3] sur Isaïe [4] qu’il ne se contenta pas de le lire plusieurs fois pendant sa vie, mais il voulut qu’on l’enterrât avec lui après sa mort. Cet auteur, je veux dire Brentius, était un chanoine de Wittemberg [5] qui renonça à la véritable religion pour embrasser les nouvelles erreurs. C’est pourquoi il était estimé de Luther [6] et d’autres gens ejusdem farinæ. On a imprimé tous ses ouvrages en sept volumes in‑fo. Je n’en ai aucun, et je m’en console. [1][7][8]
- On nous fait ainsi l’histoire, ou plutôt le conte de l’anneau de Gygès : [9] ce Gygès était un pasteur du roi de Lydie : [10] qui, gardant ses troupeaux dans la campagne, s’avisa un jour d’aller dans un lieu souterrain, creusé par des ruines d’eau qu’une petite pente faisait dans cet endroit ; étant entré fort avant sous terre, il trouva un cheval d’airain ; et comme sa curiosité le poussa à regarder dans le corps de ce cheval, qui était creux et qui avait une large ouverture, il y vit un corps humain d’une grandeur prodigieuse ; après s’être assuré de la peur qui l’avait saisi d’abord, il tira de son doigt un anneau d’une vertu étonnante ; c’est que la pierre qui était dans le chaton de cet anneau rendait invisible celui qui le portait quand ce chaton était tourné au dedans de la paume de la main ; et ainsi, on voyait tout le monde sans être vu de personne. Ce serait là un précieux trésor pour trois sortes de gens qui donnent bien de l’occupation dans le monde, et qui en donneraient bien davantage s’ils avaient une pierre de cette merveilleuse vertu. [2][11]
- L’histoire mythologique des païens a imaginé plusieurs de ses fables sur les vérités de nos premiers livres, je veux dire sur ceux de Moïse. [12] Ovide [13] en est toujours plein, aussi bien que les autres auteurs qui ont traité cette matière. Les savants critiques le savent bien. On a fort joliment fait un parallèle entre eux et Proserpine [14] dans dix vers latins :
Evam detulit serpens, Proserpina Ditis
Capta dolo, vana spe specieque boni.
Exiit Eva parens paradiso, cur ? quia malum
Edit ; at in malo nesciit esse malum.
Inferno exisset, malum Proserpina si non
Edisset, taciti nescia virgo mali.
Eva fuit mortis, Proserpina præda Plutonis ;
Illa fuit Iovæ filia, et ista Iovis.
Utraque gustavit vetitum, pœnasque pependit ;
Hæc flores, fructus dum legit illa, perit. [3][15][16]
- Nous sommes de vrais enfants, disait A… chez S…, nous nous divertissons à voir et à posséder des statues de bronze, comme des enfants prennent plaisir à jouer avec des coquilles et à élever des châteaux de pommes ou de noix. Il y a une différence entre eux et nous, qui ne nous rend pas plus estimables qu’eux : c’est que nos divertissements nous coûtent bien plus cher que ceux qu’ils prennent dans ces bagatelles, et que nous passons toute notre vie dans cette espèce d’enfance, avec autant de contentement de nous-mêmes que si ces amusements étaient aussi importants qu’ils le paraissent être par le sérieux avec lequel nous nous en occupons.
Rien ne serait plus capable de détromper de la vanité que la vanité même, car que possède-t-on qui fasse un parfait plaisir ? Une belle maison, de grands jardins, des meubles superbes, de beaux tableaux, ces curiosités rares et précieuses : tout cela contente une première fantaisie, procure un amusement pendant quelques jours, et bientôt on ne s’en soucie plus. Cependant, on s’est ruiné à se satisfaire, ou plutôt à vouloir se remplir, et jamais on n’en est venu à bout. Qu’un peu de modération est d’un grand secours, et que de grandes richesses enfantent de nouveaux désirs ! L’homme devient insatiable, et vit toujours mécontent. [4]
- Pythagore [17] faisait observer pendant sept ans un silence exact à ses disciples, ne les croyant capables de bien parler qu’après avoir écouté pendant tout ce temps sans rien dire. Il y a eu un certain hérétique, nommé Basilides, [18] qui ordonnait à sa secte un silence aussi long que Pythagore, et c’était sur ce silence qu’il établissait et faisait exercer cette maxime de sa morale : « Connais les autres, et que personne ne te connaisse. » Avec cette pratique, il mettait ses sectateurs hors d’état d’être surpris, et leur donnait en même temps le moyen de surprendre les autres. [5][19] Les gens qui parlent peu et écoutent beaucoup ne risquent rien : ceux, au contraire, qui parlent beaucoup et écoutent peu, se donnent en proie à ceux qui ne cherchent qu’à avoir prise sur eux. S’ils ont des défauts, ils les découvrent par leur flux de paroles ; leurs secrets leur échappent, leurs entreprises deviennent à la merci de tous les obstacles qu’on leur voudra opposer. La vérité même fait naufrage dans leur bouche ; ils sont craints dans la conversation comme des usurpateurs du temps, que chacun a droit d’y prendre pour l’entretenir ; ou ils sont méprisés comme des discoureurs sans jugement, à cause qu’ils parlent sans discrétion ; ou ils sont trahis comme des gens sans droiture à cause qu’ils trahissent souvent la vérité.
- Dans l’île de Java, [20] les peuples croient que, tant qu’il reste quelque peu de chair aux os des trépassés, leur âme souffre toujours : c’est pourquoi ils prient leurs magiciens, [21] quand ils mangeront de leur chair, de nettoyer bien leurs os. On ferait un gros livre des ridicules opinions qui ont eu cours dans le monde depuis qu’il subsiste. [6][22][23]
- L’Index Græcorum nominum quæ ad Geographiam pertinent me vient dans un petit paquet de livres qui vaudra bien la peine de le retirer de chez le voiturier, en lui payant tout ce qu’il demandera. Quand il sera arrivé, je joindrai l’Index avec l’Onomasticon physicum et topologicum du même auteur : je veux dire, de Jean Volfius, [24] un savant de Zurich [25] qui, dès l’âge de seize ans, enseigna la jeunesse dans l’école de cette ville. Joseph Scaliger [26] assurait qu’il n’avait connu aucun homme qui fût plus savant en grec que ce Volfius. [7][27]
- Les saumons [28] se pêchent en abondance sur les côtes de Cornouailles. Les pêcheurs disent que ce poisson, depuis la Saint-Michel jusqu’à Noël, quitte la mer pour entrer dans les rivières d’eau douce, et monte aussi avant que l’eau le permet ; il y fait des œufs, puis retourne dans la mer ; ensuite, revient au printemps dans le lieu où il a jeté ses œufs pour y chercher ses petits : ils le reconnaissent d’abord, et le suivent. On m’en vient de donner un très considérable par sa grosseur ; je me suis contenté de le voir car, après l’avoir examiné, j’en ai fait présent à *** qui aussi, après l’avoir regardé, l’a envoyé à ***. Je crains qu’il ne rende visite qu’à des gens sobres et qu’ainsi il ne revienne à moi. [8][29]
- “ Les livres d’Allemagne ont ordinairement de beaux titres et, comme dit Pline, [30] propter quos, deseri posset vadimonium ; mais l’effet ne répond pas à l’attente, et souvent l’on y trouve pro thesauro carbones. ” Les titres magnifiques ne sont bons qu’à éblouir les sots, et qu’à servir d’appâts pour enrichir le libraire ; mais quelle confusion pour l’auteur quand on ne voit rien dans l’ouvrage qui ne déshonore le titre ! Il vaudrait mieux qu’il eût été plus simple : au moins, le lecteur ne s’attendant pas à des choses d’un rare prix, charme des bonnes choses, [9] les aurait trouvées excellentes. C’est donc un très mauvais parti que celui de donner à ses productions des inscriptions ambitieuses. Ce faste de la littérature moderne est devenu plus commun que jamais, la fausse gloire des auteurs allemands à gagné les nôtres, et elle est déjà répandue dans tous les pays où l’on se mêle d’écrire. De peur d’y être attrapé, je prends ces livres nouveaux à condition ; [10] il n’y en a guère dans mon cabinet, à cause de la belle montre et du peu de rapport. [31]
- On dit frater est fere alter ; [32] aussi, rara est concordia fratrum ; à propos des deux frères Castor et Pollux : [33]
Concordes duo sunt in cœlo sidera fratres.
In terra unanimes vix reor esse duos. [11]
- Le figuier des Indes [34] se perpétue de lui-même d’une manière admirable, de sorte qu’un seul figuier peut mettre à couvert plus de mille hommes, et faire un assez grand bois pour leur donner une promenade. Les religieux idolâtres de ce pays-là l’ont en grande vénération. Ils bâtissent leurs temples ou pagodes sous son ombre, et ils y font leurs cérémonies. [12][35]
- Joachim de La Curée [36] était de Freystadt [37] en Silésie. Il reçut le bonnet de docteur en médecine à Bologne. [38] Il y a beaucoup d’étude et d’érudition dans son livre intitulé Libellus Physicus de natura et differentiis colorum, sonorum, odorum, saporum et qualitatum tangibilium. Je n’ai pas lu ce livre, M. A., celui à qui je l’ai prêté, l’a prêté à un autre, et enfin il est perdu. On retient plus aisément les livres que ce qui est dedans. Il me reste du même auteur Descriptio Silesiæ, gentis Silesiæ Annales, et Consilia Medica. [13] J’aurai soin qu’on ne me perde pas ceux-ci comme le premier : l’expérience est une bonne maîtresse, elle apprend à devenir sage, prudent et circonspect ; un peu de défiance, mêlée avec une judicieuse précaution, ne gâte rien dans le commerce de la vie civile. [39]
- “ M. Naudé [40] étant un homme fort sage et fort prudent, fort réglé, qui semblait vivre dans une certaine équité naturelle, il était fort bon ami, fort égal et fort légal, et qui s’est toujours fié à moi, et à personne tant qu’à moi, si ce n’est peut-être à feu M. Moreau. [41] Point jureur ni moqueur, point ivrogne, il ne but jamais que de l’eau, [42] je ne l’ai jamais vu mentir à son escient. Il haïssait fort les hypocrites et ceux qui l’auraient voulu tromper, et même les menteurs. Il faisait grand état des finesses du cabinet des princes, et du Tacite [43] qui en est tout plein. Il prisait aussi très fort Machiavel, [44] et disait de lui : Tout le monde blâme cet auteur, et tout le monde le suit et le pratique, et principalement ceux qui le blâment < … > Il estimait aussi beaucoup La Sagesse de Charron [45] et La République de Bodin, [46] disant que ce premier était une belle morale, et une bonne anatomie de l’esprit de l’homme ; et que le second était une bonne politique et un livre bien suivi. ”
- “ Il y avait un médecin de Niort [47] nommé Lussauld [48] qui veut y faire imprimer une Apologie pour les médecins, contre ceux qui les accusent de trop déférer à la nature. Il entend M. Amyraut, [49] ministre de Saumur, [50] qui a ainsi parlé dans le dernier tome de sa Morale chrétienne, mais il ne trouve point de libraire qui s’en veuille charger, et < je > ne sais s’il en viendra à bout, tant nos gens sont froids et peu entreprenants. ” [51] À la vérité, les temps se rendent difficiles, et l’on aime mieux un contrat qu’une bibliothèque : la curiosité des hommes se fixe par l’indigence ; il n’en est point qui par goût, par plaisir ou par une certaine ambition de paraître homme d’esprit, ne voulût des livres ; l’on ne manque point d’auteurs, mais l’on manque de gens qui veulent ou qui puissent acheter.
La fortune des libraires et des auteurs est assez différente : tel a fait un livre qui l’a enrichi personnellement, mais qui a ruiné le libraire ; tel autre ouvrage, au contraire, a enrichi le libraire, qui a ruiné l’auteur. Je ne croyais jamais le devenir, mais il me semble qu’après avoir longtemps lu et médité, il faut écrire et rendre au public ce qu’on tient de lui-même.
- “ Je suis fort de l’avis de M. Naudé, qui disait qu’il y avait quatre choses dont il se fallait garder afin de n’être point trompé, savoir : de prophéties, de miracles, de révélations, d’apparitions. Mundus omnis exercet histrionam : [52] toute la terre est pleine de gens qui se mêlent d’être devins, et qui font les politiques spéculatifs sans savoir eux-mêmes ce qu’ils feront demain. ” [14]
- La théologie des Phéniciens, selon Sancroniaton < sic pour : Sanchoniathon >, [53][54] ancien auteur, établissait pour premier principe de l’univers un air obscur et spiritueux, et < pour second > un chaos enveloppé d’obscurité. Elle tenait que ces deux principes occupaient un espace infini, et que pendant très longtemps ils ne furent point séparés par aucune borne ; mais qu’enfin, l’Esprit étant devenu amoureux de ces deux principes dont il était le maître, il se mêla avec eux, et que cette conjonction fut appelée désir ou amour, et que ce fut de cette même conjonction que tous les êtres furent produits ; que pour l’Esprit, il n’avait point eu de commencement < et > qu’ainsi ayant été de toute éternité, aucune cause ne lui avait donné l’Être. Selon cette théologie, la première chose qui provint de l’union de l’Esprit avec ces principes fut mot, et ce mot fut la semence de toutes les créatures, et la matière dont elles furent formées. Elle ajoutait encore que les astres étaient dans le limon comme dans un œuf, et que ce limon, qui renfermait ces astres, fut ensuite illuminé. Il n’est pas difficile de connaître, par le rapport de cette doctrine avec celle de Moïse, [55] que ces Anciens avaient puisé une partie de leurs opinions dans les livres de ce premier législateur ; mais nous n’avons aucun ouvrage, et les anciens auteurs n’en ont connu de leur temps aucun qui ait précédé celui de la Genèse. [56] Ainsi, rien ne nous porte à soupçonner que Moïse ait puisé ailleurs que dans la source de la Vérité toute l’Histoire qu’il nous a laissée. [15][57]
- M. B.T. a la goutte, [58] et cependant il est fort jeune et fort réglé : il me semble que cette douloureuse maladie, le voyant si sage, a cru qu’il était dans l’âge auquel elle s’empare ordinairement de ceux qu’elle veut faire souffrir. On a dit autrefois d’un illustre Romain qui mourut fort jeune que la mort, voyant le grand nombre de ses victoires, crut qu’il était beaucoup plus âgé. La goutte est tombée dans la même erreur chez M. B.T. en remarquant sa sagesse.
Cur podagra [59] insequitur juvenem te Martis [60] alumnum
Musarumque, senum quæ solet esse comes :
Error hic est morbi ; morum gravitate senilem
Te simul ac vidit, credidit esse senem. [16]
- On n’oublie jamais la trop grande sévérité des princes, les historiens ont soin de ne point laisser perdre ce qu’elle leur fait exécuter, rien n’échappe à la postérité là-dessus. L’empereur Aurélien [61] était fort généreux, dit un de ceux qui ont fait l’histoire de sa vie ; mais il était en même temps si cruel et si sanguinaire qu’on disait de lui qu’il était bon médecin, mais qu’il tirait trop de sang. Ayant un jour menacé Mnesteus, [62] son secrétaire, de le faire mourir pour quelque faute dont il le jugeait coupable, celui-ci, connaissant son inflexible sévérité et ne doutant pas que les menaces qu’il lui avait faites ne fussent suivies de l’effet, résolut de le prévenir. Pour cela, il contrefit l’écriture de ce prince, il fit une liste des principaux officiers de l’armée, parmi lesquels il mit le sien ; puis leur montrant cette liste, il les assura que l’empereur l’avait écrite dans le dessein de faire mourir tous ceux dont elle contenait les noms. Ce stratagème eut le succès qu’il en attendait, car il fut cause qu’Aurélien fut assassiné. [63] On lit dans une relation qu’un roi des Indes Orientales étant tombé dans une rivière d’où il fut retiré par un des ses esclaves, qui le prit par les cheveux pour le garantir du danger prochain de sa vie où il était, ce prince fit mourir cet officieux esclave à cause, dit-il, de la hardiesse qu’il avait eue en mettant la main sur sa tête. Zonare [64] rapporte que Basile, empereur de Constantinople, [65] étant à la chasse, fut suspendu en courant, par sa ceinture, à un arbre ; de sorte qu’il n’eût pu éviter d’être percé par le bois d’un cerf, que les chasseurs poursuivaient, si l’un des siens n’avait heureusement coupé cette ceinture pour le délivrer. Cet empereur, au lieu de le récompenser d’un tel secours, lui fit couper la tête, disant, pour raison de cette inhumanité, que c’était pour le punir d’avoir osé lever l’épée sur sa personne. [17]
- Pourquoi vouloir qu’un vieillard cesse de travailler ? Est-ce afin de faire le mort avant que de mourir ? Quand on disait à Diogène [66] « Tu es vieux, crois-moi, il est temps que tu te reposes », il répondait « Quoi ! si je courais dans une carrière, faudrait-il m’arrêter quand je me verrais proche du but ? » [18][67]
- V.G. était très timide soldat et très imprudent capitaine. Cependant, il obtint un gouvernement ; mais sa timidité et son imprudence lui firent bientôt perdre sa < sic pour : la > place dont il était gouverneur. Il vint à la cour pour rentrer en grâce ; malheureusement pour lui, ayant fait du mal avec le bout de son épée à celui qu’il venait de prier pour son rétablissement, parce qu’il marchait trop près, celui-ci lui dit : « En vérité, je suis bien malheureux, votre épée n’a jamais fait du mal qu’à moi. » [19][68][69]
- Je n’ai de re nummaria qu’un seul livre, c’est celui de Joachim Camerarius [70] intitulé Historia rei nummariæ. Deux de mes amis me persécutent pour m’exciter à me donner un plus grand nombre d’ouvrages sur cette matière ; et cela parce qu’elle est de leur goût, car quisque suos patitur manes. [71] Quelque instance qu’ils me fassent, je m’en tiendrai à mon Historiola, j’en ai assez pour l’usage que je veux en faire. [20]
- L’antiquité fait le contraire de la peinture car, au lieu que les objets peints diminuent à notre vue, à mesure qu’ils s’éloignent de nous, plus l’antiquité nous représente les objets grands à mesure qu’elle les recule dans des temps éloignés.
Omnia post obitum fingit majora vetustas,
Majus ab exequiis nomen in ora venit. [21][72]
Tous ces grands héros qu’Homère [73] nous fait tant valoir nous paraîtraient, je crois, bien petits s’ils étaient auprès de nous.
- Mon fils C. [74] me montrant un jour, lorsqu’il était encore fort jeune, des marques sur les ongles, qu’une bonne femme lui avait assuré être des signes de méchanceté, fut ravi quand, après lui avoir dit que c’était une vieille superstition en usage chez les païens, je lui citai le passage d’Horace [75] où il dit, livre ii, ode viii :
« Bariné, si vous aviez été punie une seule fois de vos serments, de telle sorte qu’une de vos dents en fût devenue noire, ou que vous en eussiez eu un ongle marqué, je vous croirais. »
Ulla si iuris tibi pejerati
Pœna, Barine, nocuisset unquam,
Dente si nigro fieres, vel uno
Turpior ungui,
Credrem.
Les devins, les tireurs d’horoscopes, font fortune depuis qu’il y a des fils de famille qui désirent la succession de leurs pères, et des femmes qui ne sont pas contentes de voir leur mari en bonne santé. On donne dans toutes les superstitions qui flattent le désir que l’on a, et on ajoute sans peine beaucoup de foi à ces discours qui ne sont fondés sur rien. Il faut, ce < me > semble, qu’il y ait des gens de ce caractère : ils amusent la crédulité des personnes qui, sans cela, mèneraient une vie bien languissante.
Il y a d’autres superstitions auxquelles des esprits même très raisonnables ne peuvent résister : être un certain nombre à table, faire certains rêves, d’autres chimères semblables, les démontent et les inquiètent, sans que toutes leurs réflexions soient capables de les rassasier < sic pour : rasséréner >. C’est là une étrange faiblesse, pendant que des personnes d’un génie médiocre bravent tous les événements avec intrépidité. [22][76][77]
- Tacite [78] dit qu’« Agricola, dans sa jeunesse, étudia la philosophie avec plus d’application qu’il n’était permis à un Romain et à un sénateur » : Agricola in prima juventa studium Philosophiæ acrius, ultra quam concessum Romano ac senatori hausisse. [23] Ce reproche ne fait point honneur à la philosophie : n’est-ce point parce qu’on y traite de trop de questions inutiles ? En effet, à voir de quelle manière on traite cette science, on dirait qu’on ne s’y applique que pour apprendre à jaser, et non point à régler le cœur et l’esprit.
- Trop et trop peu de bien nuit également à certaines gens :
« Quand le bien n’est pas proportionné à notre état, dit Horace, [79] livre i, Ép. x, c’est comme un soulier qui nous blesse s’il est trop petit, et qui nous fait broncher s’il est trop grand. »
Cui non conveniet sua res, ut calceus olim :
Si pede major erit, subvertet, et si minor, uret.
M. Q.N. n’aurait assurément pas tant fait de faux pas s’il avait eu moins de richesses : ses grands biens l’ont tellement dérangé qu’il ne sait garder aucune mesure dans sa conduite ; il souffrait lui seul quand il était pauvre, et il fait souffrir les autres depuis qu’il est riche ; il a dans ses mains de quoi se faire plaisir à lui-même et à tous ceux qui l’approchent ; et ce dequoi ne lui sert qu’à le tourmenter par des inquiétudes continuelles, et à le rendre insupportable également à ses supérieurs, à ses inférieurs et à ses égaux. [24]
- Je n’ai pas assez lu Démocrite [80] pour savoir s’il est vrai qu’il assure que la tête et le cou du caméléon [81] étant brûlés avec du bois de chêne causent sur-le-champ des pluies accompagnées de tonnerre ; mais je sais bien qu’Aulu-Gelle, livre x, chapitre xii, accuse Pline [82] de mauvaise foi, d’avoir fait parler ainsi Démocrite. Ce même historien est encore plus incroyable quand il dit qu’après avoir brûlé le pied gauche de cet animal avec une herbe, appelée aussi caméléon, l’on fait de ces cendres une pastille ; et si on la porte sur soi dans une boîte de bois, on sera invisible. Tout cela n’est pas plus vrai que ce que quelques autres ont dit encore de cet animal, quand ils ont assuré qu’il ne vivait que d’air. En vérité, il faut avoir bien mauvaise opinion des hommes pour s’attendre qu’ils ajouteront foi à tant de fadaises qu’on ose leur débiter comme des choses bien certaines. [25][83][84]
- « La fortune », disait Cicéron [85] à César, [86] pro Ligario, « ne pouvait faire rien de plus grand pour vous qu’en vous rendant maître de la vie des hommes ; et la douceur de votre naturel ne saurait vous imprimer rien de meilleur qu’en vous donnant la volonté d’user de ce pouvoir pour leur soulagement. » Cette louange était digne de celui qui la prononçait. Il faut bien connaître le caractère de César pour juger si elle était digne de celui en faveur de qui elle était prononcée. [26]
- Aimable Siècle d’or [87] où les livres étaient de fidèles dépositaires de ce que l’esprit pensait et de ce que le cœur sentait, où l’on ne voulait point d’autre couronne que celle de branche d’olivier, pour marquer qu’on ne demandait que la paix et la tranquillité ! où des chaînes d’une constante amitié servaient de boussoles et de colliers ! enfin, où l’on n’avait d’autre ambition que celle de surpasser les autres en sincérité, en bonté et en droiture de cœur ! Mais quand ce siècle heureux a-t-il paru ? Je n’en sais rien. Du moins, nous n’en apprenons rien dans l’histoire, puisque nous n’en avons aucune trace depuis le commencement du monde jusqu’à présent. Il faut recourir à la fable pour trouver cette félicité. [27]
- Je me représente la fortune comme un homme qui aime mieux faire des libéralités que de payer ses dettes. Le savant, que la fortune devrait combler de ses biens, n’a presque pas victum et vestitum, [28] pendant qu’elle accable de ses faveurs celui qui n’a point d’autre habileté que celle de savoir nuire aux honnêtes gens.
- Nous ne connaissons bien le mérite de ce que nous possédons qu’après l’avoir perdu, Vix bona nostra aliter quam perdendo cognoscemus. [88] C’est pour cela que l’adversité a tant d’amertumes pour les gens qui ont vécu longtemps dans une grande prospérité. Déchu de cet état commode et florissant, on regrette l’abus qu’on a fait d’une infinité de choses, dont la moindre offrirait de grandes ressources. On ne se trouvait pas heureux avec des revenus considérables, de superbes bâtiments, des terres noblement titrées : tout cela est devenu la peine d’une troupe de créanciers impitoyables. On ne se refusait rien auparavant, on vivait dans une abondance superflue. Le nécessaire manque, et c’est avec des repentirs et des remords désespérants qu’on se dit cent fois le jour à soi-même : « Je pouvais être heureux, je l’étais, et je ne connaissais pas. » [29]
- Le peuple croyait autrefois chez les Romains qu’on perdait la mémoire en lisant les épitaphes. C’est pourquoi Caton [89] dit dans le livre de la Vieillesse, composé par Cicéron : [90]
« Il n’est pas vrai, comme quelques-uns disent, que la mémoire s’affaiblit dans tous les vieillards : [91] elle ne s’affaiblit que dans ceux qui n’ont pas soin de s’exercer, et qui ont peu d’esprit. Thémistocle [92] savait les noms de tous les Athéniens, croyez-vous donc qu’il les eût oubliés sur la fin de ses jours, et qui appelait L. Simmachus < sic pour : qu’il appelait Lysimachus > celui que se nommait Aristide ? Je sais non seulement les noms de tous ceux qui sont citoyens de Rome, mais je sais même les noms de leurs pères ; de sorte que, bien loin de craindre qu’en lisant les épitaphes, je me mette, comme l’on dit, en danger de perdre la mémoire. Cette lecture même me la rappelle. » [30]
- C’est beaucoup d’avoir seulement osé de grandes choses.
Quod si deficiant vires, audacia certe
Laus erit : in magnis et voluisse sat est.
Properce.
M. ***, qui donne parfaitement dans les nouveautés, nous est venu trouver aujourd’hui avec ces deux vers à la bouche, après avoir donné de l’antimoine [93] à un de ses malades, sans < en > savoir le succès. Les médecins passent pour savoir de belles lettres ; mais s’ils rapportaient ce qu’ils savent toujours aussi mal à propos que celui-ci, leur érudition ne leur ferait pas grand honneur. [31]
- Fernand Mendez Pinto, [94] fameux voyageur, dont nous avons un gros volume in‑4o, nous présente le grand prêtre de Bruama et de Pegu [95] jetant du riz [96] par une fenêtre sur la tête du peuple, comme ici nous jetons de l’eau bénite ; et cela sert, selon leur religion, à les purifier et à les absoudre de leurs fautes. Un Itinéraire oriental, fait par un Père carme, [97][98] parle d’une aspersion bien plus bizarre : il dit que dans quelques endroits des Indes Orientales [99] on asperge le peuple d’urine de vache, avec la même intention qu’a le grand prêtre de Bruama quand il jette du riz par les fenêtres, et la raison pourquoi ils attribuent une si précieuse vertu à cette urine, c’est que chez eux les vaches sont des divinités pour lesquelles ils ont beaucoup de vénération. [32] Que l’homme a sujet de s’humilier quand il se trouve capable de tomber dans de tels égarements !
- L’âge détruit la beauté : affligeante vérité pour Mademoiselle C.T.S., qui aime tant à être belle et à vivre longtemps.
Ista decens facies longis vitiabitur annis,
Rugaque in antiqua fronte senilis erit,
Injicietque manum formæ damnosa senectus,
Qua strepitus passu non faciente venit. [100]
Je conseillerais à nos poètes galants, comme par exemple à Ben… A.D.C., de traduire ces vers latins en beaux vers français, pour mettre sur la toilette de leurs belles. Ils contiennent un avis qui abaisserait peut-être un peu leur fierté ; mais la beauté porte avec elle une recommandation d’un trop grand crédit auprès des poètes pour espérer qu’ils suivent mon conseil. [33]
- Le poète Nævius fit ainsi son épitaphe : [101]
Immortales mortales si foret fas flere,
Fierent divæ Camœnæ Nævium poetam,
Itaque postquam est Orcho traditus thesauro
Obliti sunt Romæ loquier lingua Latina.
« S’il est permis aux immortels de pleurer les mortels, les Muses répandraient des larmes à la mort du poète Nævius car, depuis qu’il est au tombeau, les Romains ont oublié la langue latine. » [34]
Le bon latin qui nous reste depuis la mort de ce poète a dû bien essuyer des larmes à ses Muses.
- Iphicrate, [102] voyant qu’on voulait absolument obliger son fils, qui était encore très jeune, de remplir les fonctions de citoyen et d’avoir sa part des charges comme les autres, à cause de sa taille qui le faisait paraître beaucoup plus âgé qu’il n’était, leur dit : « Messieurs, si vous prétendez qu’on doive faire passer pour des hommes les enfants qui paraissent un peu grands, il faudra en même temps que vous déclariez que, dans la suite, les petits hommes ne passeront plus que pour des enfants. » [35][103] Que deviendrait le petit C.M.T. si on était ici du sentiment d’Iphicrate ?
- Le cardinal Antoine Barberin, [104] frère du pape Urbain viii, [105] autrement appelé le cardinal Saint-Onophrio, étant capucin [106] et ayant été fait cardinal malgré lui, par l’exprès commandement de son frère, voulut toujours vivre en capucin. Il ordonna qu’on ne lui fît point d’autre épitaphe que celle-ci :
Hic jacet umbra, cinis, nihil. [36]
- Les broderies d’or et de soie à l’aiguille ont été inventées par les Phrygiens : [107] c’est pourquoi on appelle les brodeurs phrygiones, et le métier de broderie, ars phrygionia. Le proverbe autant pour le brodeur est corrompu, car on doit dire autant pour le bourdeur, c’est-à-dire « donneur de bourdes, menteur ». Monsieur L.D.S. turlupinait quelquefois contre son fils, qu’il reconnaissait pour un insigne menteur, en lui disant que « quelque part qu’il allât, il était toujours dans la rue des Bourdonnois, [108] que sa canne lui semblait un bourdon, et qu’il croyait l’avoir fait à Bourdeaux plutôt qu’à Paris ». Il riait ensuite après ces dictons, et personne ne riait que lui. [37][109]
- Notre J.M. doit beaucoup à un colonel fameux, qui l’a protégé dans une occasion où il avait bien besoin de secours. Pour reconnaître ce bienfait, il travaille à un livre qu’il lui dédiera. L’épître dédicatoire est déjà faite et, à peine le livre est-il commencé, il se promet beaucoup de cette dédicace pour la réputation de son livre. Il croit que le nom de < sic pour : du > Mæcenas [110] intimidera autant les lecteurs que les ennemis de l’État. J’ai pourtant lu quelque part, ou j’ai ouï dire, ou j’ai imaginé (je ne sais lequel) que ceux qui dédient leur livre pour avoir leur protection, s’imaginant qu’avec elle ils sont à couvert contre toute censure, toute critique et toute satire, doivent se persuader que le secours de telles gens sert aussi peu à la défense de leurs ouvrages que si l’on peignait des bastions aux coins de chaque page, et surtout < sur > la couverture. [38][111]
- Je donne à deviner à ceux qui n’ont point de lecture, et à me dire si c’est un païen ou un chrétien qui a parlé ainsi :
« Rien ne peut m’empêcher de vous apprendre ce que je pense de la mort, et je crois la connaître d’autant mieux que j’en suis plus proche. Je suis persuadé que vos pères, ces hommes illustres que j’ai tant aimés, n’ont point cessé de vivre, quoiqu’ils aient passé par ce que nous appelons la mort. Je crois qu’ils sont toujours vivants de cette sorte de vie qui seule mérite véritablement d’être appelée ainsi. En effet, tant que nous sommes dans les liens du corps, nous nous devons regarder comme des forçats à la chaîne, puisque notre âme, qui est quelque chose de divin et qui vient du ciel, comme du lieu de son origine, est jetée, pour ainsi dire abîmée, dans cette basse région de la terre, lieu d’exil et de supplice pour une substance dont la nature est céleste et éternelle. Je crois encore que nos âmes ne sont ainsi engagées dans nos corps qu’afin que ce grand ouvrage de l’univers ait des spectateurs qui puissent admirer le bel ordre de la Nature, le cours si réglé des corps célestes, et l’exprimer en quelque manière par le règlement et l’uniformité de leur vie. Quand je vois l’activité de nos esprits, la mémoire qu’ils ont du passé, leur prévoyance dans l’avenir, quand je considère tant d’arts, de sciences et de découvertes où ces mêmes esprits sont parvenus, je suis entièrement persuadé et je tiens pour très certain qu’une nature qui a en soi le fond de tant de grandes choses ne saurait être mortelle. Je remarque encore que l’esprit est quelque chose de simple, sans mélange d’aucune substance qui soit d’une nature différente de la sienne. Je conclus de là qu’il est indivisible et que, par conséquent, il ne saurait périr. Gardez-vous donc bien de croire, mes chers enfants, que je ne sois plus rien, ou que je ne sois nulle part, quand je vous aurai quitté. Ressouvenez-vous que quand nous vivions ensemble vous ne voyiez point mon esprit, et cependant vous croy<i>ez qu’il y en avait un dedans mon corps. Ne doutez donc point que ce même esprit ne subsiste après qu’il en sera séparé, quoiqu’il ne se marque plus à vos yeux par aucune action. Croyez-vous qu’on rendrait aux grands hommes l’honneur qu’on leur rend après leur mort, si leur esprit ne subsistait plus ? Pour moi, je n’ai jamais pu m’imaginer que nos esprits ne vivent qu’autant de temps qu’ils sont dans un corps, et qu’ils meurent quand ils en sortent ; ni qu’ils soient sans intelligence ni sans sagesse après qu’ils ont été dégagés d’un corps qui n’a pas < sic > lui-même ni sens ni raison. Je crois au contraire que quand l’esprit est dégagé de la matière, et qu’il se trouve dans toute la pureté et la simplicité de sa nature, il a alors beaucoup plus de sagesse qu’il n’avait avant ce dégagement. On voit que le corps meurt ; ce que deviennent les parties dont il est composé, on voit qu’elles retournent d’où elles ont été tirées ; mais on ne voit point l’esprit, ni quand il est dans le corps ni quand il en sort. Rien ne ressemble plus à la mort que le sommeil, or c’est pendant le sommeil que l’esprit fait le mieux connaître qu’il est quelque chose de divin. Que sera-ce donc quand il sera entièrement dégagé ? » [39][112]
- Vitruve [113] attribue l’invention du chapiteau de l’ordre corinthien à Callimachus, [114] fameux architecte qui vivait en la soixantième olympiade. On surnommait ce Callimachus Gaziotecnos < sic >, c’est-à-dire qu’il n’était jamais content de ses ouvrages. Il fit, pour le temple de Minerve [115] qui était à Athènes, une lampe d’or dont la mèche était une espèce de lin tiré de la pierre appelée amiante. [116] Cette mèche éclairait nuit et jour pendant un an entier, sans qu’il fût nécessaire de mettre de nouvelle huile dans la lampe. [40][117]
- Daniel Barbaro [118] estimait tant Aristote [119] qu’il disait que, s’il n’eût été chrétien, il eût juré sur les paroles de ce philosophe. J’ai de ce Barbaro Commentarii in tres libros Rhetoricorum Aristotelis ad Theodecten [120] et Commentarii in Vitruvis librum decimum de Architectura. [41]
- Le Tum pauper cornua sumit d’Ovide [121] a été aujourd’hui cité fort mal à propos : c’est à l’occasion d’un pauvre commis à qui le désordre de sa femme a procuré un emploi. Ovide l’entendait assurément d’un<e> autre manière, et voici comment, c’est dans le livre i De Art. amo. :
Vina parant animos faciuntque caloribus aptos.
Cura fugit multo diluiturque mero. [122]
Tunc veniunt risus, tum pauper cornua sumit,
Tum dolor et curæ, rugaque frontis abit.
Tunc aperit mentes ævo rarissima nostro
Simplicitas, artes excutiente deo. [123]
Illic sæpe animos iuvenum rapuere puellæ,
Et Venus [124] in vinis ignis in igne fuit.
La morale, qui tend à corriger cette passion favorite des hommes pour le sexe, n’est point écoutée des jeunes gens ; les vieillards ont contracté une habitude trop forte et trop longue pour en profiter. Ainsi, vaines remontrances et de toutes manières, en tout temps inutiles leçons !
Ævo rarissima nostro simplicitas : on peut dire que la modération et la simplicité n’ont régné dans aucun siècle ; le nôtre ajoute beaucoup à la corruption des précédents ; les femmes sont plus ambitieuses que jamais, et les hommes n’ont point encore été si idolâtres des femmes ; si l’on se guérit de cette passion, elle ne trouve sa destruction que par la naissance d’une autre, qui ne comporte pas moins de faiblesses. [42]
- Gens de bas lieu élevés à une haute fortune : l’on ne connaissait point la famille Darlucez < sic pour : d’Arsace >, roi des Parthes, [125] tant elle était obscure ; Isicrate < sic pour : Iphicrate >, Athénien fameux, lieutenant général de l’armée d’Artaxerxès, [126] était fils d’un savetier ; Eumesnes < sic pour : Eumenes >, [127] capitaine illustre dans l’armée d’Alexandre, [128] était fils d’un chartier ; Ptolomée, [129] un autre capitaine du même prince, roi d’Égypte et de Syrie, était fils d’un écuyer ; Élie Pertinax, [130] empereur, était fils d’un artisan ; Dioclétien, [131] fils d’un scribe ; Valentinien, [132] fils d’un cordier ; Probus, [133] fils d’un jardinier ; Maximin, [134] fils d’un serrurier ou charron ; Galère, [135] empereur, fut berger ; le pape Jean xxii [136] était fils d’un cordonnier ; Nicolas v, [137] fils d’un marchand d’œufs que nous appelons cocatier < sic pour : coquetier > ; Sixte iv, [138] fils d’un marinier ; Sixte v, [139] fils d’un paysan. [43][140]
- Selon Apulée, [141] l’esprit familier de Socrate, [142] dont on a tant parlé, était un dieu ; selon Lactance [143] et Tertullien, [144] c’était un diable ; selon Plutarque, [145] ce n’était qu’un éternuement, à droit<e> ou à gauche, qui lui présageait les bons ou mauvais succès. [146] Maxime de Tyr [147] ne reconnaît point ce < sic pour : d’autre > prétendu esprit familier qu’un remords de conscience qui tempérait la violence du tempérament de Socrate. Pomponace [148] veut que ce n’ait été autre chose que l’influence de l’être qui dominait en sa naissance. Pour moi, je crois que ce n’était qu’une continuelle attention de ce fameux sage, avec laquelle il réfléchissait sur le passé pour en tirer des instructions : il examinait le présent pour le bien régler et allait au devant de l’avenir pour prévoir tout ce qui pourrait combattre la sagesse, afin de le détruire. L’esprit familier de Socrate n’était donc que sa réflexion, son attention, sa prudence. Ni les dieux prétendus du paganisme, ni les mauvais génies, ni les êtres, ni les éternuements, ni d’autres superstitions n’auraient aucune part dans les actions de ce philosophe : il était lui-même son esprit familier. [44][149][150]
- Beau nez : pour le nez aquilin, les Anciens l’estimèrent ; c’est un nez royal, selon Platon ; Philostrate, [151] Martial, [152] Élien [153] le donnent comme celui de tous les nez qui orne le mieux le visage. Cyrus [154] l’avait de la sorte, c’est pourquoi ce nez était en estime particulière chez les Perses. [45][155]
- Saint Ambroise [156] attribue à l’écrevisse une adresse qui mérite notre admiration. Cet animal aime extrêmement la chair de l’huître ; [157] mais comme il lui est difficile de l’avoir à cause des écailles dures et serrées qui l’enferment, elle se sert de ce stratagème pour la manger : elle épie le temps auquel les huîtres se mettent au soleil pour en respirer la chaleur ; de sorte que quand elles s’ouvrent pour recevoir l’influence de cet astre, l’écrevisse jette une petite pierre à l’entrée de la coquille ; puis voyant qu’elle ne peut se fermer à cause de cette pierre, elle y entre aisément et dévore l’huître. C’est l’instinct qui instruit si bien cette écrevisse, diront nos philosophes ; et avec cet heureux mot d’instinct, ils croient avoir parfaitement bien expliqué cette ingénieuse adresse. Sunt verba et voces, prætereaque nihil. [46][158]
- Si chacun ne se mêlait que de son métier, tout en irait mieux. L’ordinaire des hommes, c’est de s’appliquer à tout autre chose qu’à l’essentiel de leurs obligations. Le médecin veut faire un livre d’histoire, le religieux se pique de savoir bien les mécaniques. Il arrive de là que le médecin n’est ni bon médecin ni bon historien. On a remarqué que les Égyptiens ne devenaient savants dedans toutes sortes de professions que parce qu’ils avaient une loi qui défendait de s’appliquer à deux exercices en même temps : on s’en trouverait bien, pourquoi ne les imitons-nous pas ? [47][159]
- Similis [160] était le nom d’un ministre d’Hadrien [161] qui, s’étant retiré dedans une maison de campagne où il vécut sept ans, voulut en mourant qu’on mît cette épître sur son tombeau : Ici gît Similis dont l’âge a été de plusieurs années et qui cependant n’a vécu que sept ans. Il regardait comme un état d’homme mort toutes les occupations qu’il avait eues sans faire attention sur soi-même. Les courtisans ne vivent point pour eux, ils ne vivent que pour les autres. Dormiunt ad somnum alienum, edunt ad appetitum alienum, vigilant ad vigilantiam alienam. [48][162][163]
- Il ne faut point disputer avec les lois : Lex jubeat, non disputet ; [49][164] elles doivent commander avec raison, mais elles ne doivent point rendre raison de ce qu’elles commandent. L’équité les doit établir, l’autorité les doit conserver, l’obéissance les doit suivre.
- « Il n’y a rien de plus insupportable qu’une femme riche », c’est le satirique latin qui le dit :
Intolerabilius nihil est quam fœmina dives. [165]
Mademoiselle C.R. disait que < si > elle faisait des satires, « elle en dirait bien d’autres des hommes ». Je lui répondis que « Les femmes n’avaient qu’à se faire aimer des hommes pour les rendre autant ridicules qu’elles voudraient. » « C’est ce que nous faisons. », repartit-elle. « Hé bien, lui dis-je, cela suffit, vous ne pouvez faire de satire qui leur soit plus injurieuse que cette conduite. » [50]
- L’argent est l’instrument des instruments.
Curia pauperibus clausa est, dat census honoris.
Census amicitias : pauper ubique jacet.
Ovid. [166][167]
Et la vertu, à quoi sert-elle ? Laudatur et alget. [51][168]
- Cléopâtre [169] était d’une magnificence prodigieuse. Les perles d’un prix excessif dont elle fit sa boisson ne me surprennent point tant que la dépense qu’elle fit pour aller trouver Antoine [170] en Cilicie : elle s’embarqua pour cela sur le fleuve Cydnus [171] dans un vaisseau dont la poupe était d’or et les voiles de pourpre, et les rames d’argent ; on ramait au son des instruments les plus mélodieux dont on se servait dans ce temps-là, comme les guitares, les flûtes et les hautbois ; elle était couchée sous un dais de drap d’or soutenu par des espèces de colonnes d’or massif, habillée en Vénus et environnée de plusieurs enfants vêtus en amours ; ses femmes et ses filles représentaient autant de néréides par leur habillement ; et il sortait de ce superbe vaisseau où elle était une odeur de parfums si exquis et en telle abondance qu’ils embaumaient les deux bords du fleuve. [52][172][173] Terrible assaut pour la liberté d’Antoine !
- Méchante pointe du rhéteur Musa : [174]
Quidquid avium volitat, quidquid piscium natat, quidquid ferarum discurrit, nostris sepelitur ventribus. Quære nunc, cur subito moriamur : mortibus vivimus. [53][175][176]
- Monsieur D.C.R. dit en faveur des Anciens, qui sont sa belle passion, que les Latins marquaient l’estime qu’ils faisaient d’une chose en disant : « Je n’ai rien eu qui me soit plus ancien », Nihil antiquius habui. Et pour apprendre combien ils avaient soin d’une personne, ils assuraient que « rien ne leur était plus ancien », nihil isto homine, mihi est antiquius. Un poète (c’est Plaute), [177] pour donner à connaître qu’un jeune homme avait de bonnes mœurs, disait qu’il avait « des mœurs antiques ». Ils estimaient les vétérans a vetustate, ils appelaient leurs plus sages sénateurs a senectute. [54][178]
- L’heureux mari dont l’épouse aime à rester à la maison !
Felix Admeti conjux, [179] et lectus Ulyssis, [180]
Et quæcumque viri femina limen amat !
Prop. liv. ii, éleg. 6.
Quelque voyageur a prétendu que c’est pour parvenir à cette félicité que les Chinois [181] ont mis la beauté de leurs femmes dans la petitesse de leurs pieds : elles sont, dit-il, devenues les dupes de cette beauté imaginaire car, pour l’obtenir, elles se serrent tellement les pieds qu’à peine peuvent-elles tenir debout.
J’aime bien qu’une femme demeure chez elle quand c’est pour veiller aux affaires domestiques, bien régler la famille, et le reste qui ne se fait point ou qui se fait rarement. Mais quand c’est un effet bizarre qui la retient chez elle, les valets seront querellés, les enfants battus, le mari étourdi du bruit, et presque désespéré de l’inutilité des efforts qu’il redoublera pour entretenir la paix et le bon ordre dans sa maison. Je dis à une telle femme, ou ne < lui > demande pas que vous demeuriez chez vous ; ou je conseille à un tel homme de n’y guère demeurer, et surtout, de n’y faire jamais venir personne ; autrement, point de bonheur, ni pour l’un ni pour l’autre ! [55]
- À Byzance, [182] du temps de Justinien, [183] deux factions d’un carrousel [184] conçurent une émulation si furieuse l’une contre l’autre qu’il demeura plus de quatre mil hommes des deux partis qui s’égorgèrent avant qu’on les pût séparer. Il ne faut que très peu de chose pour rendre tragique la plus riante comédie. Si nous pouvions bien pénétrer la source véritable et l’origine des guerres les plus célèbres, nous trouverions qu’un léger point d’honneur, une jalousie pour la possession d’une femme, un ressentiment, un petit manque de respect en ont fait naître la plupart. On compte pour rien la vie des hommes, de la donner à si petit prix. [56][185]
- Denys, [186] ce tyran de Sicile dont il est tant parlé dans l’histoire, étant un jour indigné contre le philosophe Aristippe [187] pour quelque réponse trop hardie et trop peu respectueuse qu’il lui avait faite publiquement et en pleine table, le fit sortir de sa place et l’envoya brusquement mettre au plus bas bout. Aristippe, au lieu de marquer aucun ressentiment pour ce mépris, s’en voulut faire un mérite : Vous avez prétendu, dit-il à ce prince, honorer la place où vous me mettez. Je pourrais faire sans beaucoup de peine un très ample commentaire sur ce trait historique, car je l’ai tant entendu de fois rapporter par Monsieur L.R.R., avec des réflexions de toutes sortes d’espèces, que pour peu que je voulusse en faire rendre compte à ma mémoire, il me serait trop facile de les répéter. Ce bon Aristippe est le veni mecum de ce bon Monsieur L.R.R. toutes les fois qu’il va manger en ville. Il n’aime point les tables rondes parce que, comme elles n’ont point de bas bout, il n’a point occasion d’aristipper ; mais il est à gogo sur cette matière quand il donne à manger chez lui car on y mange sur des tables beaucoup plus longues que larges, et ainsi, en même temps qu’il fait aux autres l’honneur de sa maison en se mettant à la dernière place, il se fait honneur à lui-même en parlant comme Aristippe. Monsieur N.D.E. me disait il y a quelques jours que ce bon mot lui coûtait par an plus de deux mille écus, par les festins qu’il donne pour en faire usage. Il a un jeune enfant au collège qui est si pénétré de ce dicton que toutes les fois qu’il a une mauvaise place, il ne fait qu’étourdir les oreilles de son régent en lui disant à toute heure du jour : Vous avez voulu honorer la place où vous m’avez mis. [57][188]
- Il est bien difficile de montrer de la joie quand on est chagrin ; il n’y a rien pourtant qui soit si ordinaire que ce déguisement.
Difficile est tristi fingere mente jocum,
Nec bene mendaci risus componitur ore.
Tibul. livre 3, éleg. 6. [58][189]
Nos danseurs et chanteurs sont souvent dans un état violent car tel d’entre eux chante et rit, qui pleurerait volontiers s’il en avait la liberté.
- V.C.R. passe toute sa vie à ce qu’on appelle vulgairement bouquiner, c’est-à-dire à chercher de vieux livres : il est habile dans la connaissance des meilleures éditions, il vous marque parfaitement bien la différence qu’il y a des unes aux autres, il n’en ignore point du tout le prix. Sa science s’étend jusqu’à la généalogie des livres : « Un tel auteur, dit-il, relié en maroquin lavé et réglé, et à double tranchefil, vient de Monsieur ***, qui l’avait acheté tant, je l’ai eu de sa défroque pour la moitié. » On vient d’imprimer un ancien historien avec des notes et des commentaires très curieux et très instructifs, V.C.R. n’en veut point, il ne demande que l’ancienne édition, quoiqu’il sache bien qu’il n’y trouvera point les augmentations que porte la nouvelle. V.C.R. est-il savant ? non, il est seulement brocanteur. [59][190][191][192]
- Platon [193] défendait expressément, au septième livre de ses Lois, de rien chanter de < sic pour : de ne rien chanter que > ce qu’elles avaient autorisé ; et il faisait cette défense, dit Cicéron, [194] par ce qu’« il ne croyait pas qu’on pût altérer la musique sans qu’il se fît un notable changement dans l’État » : Negabat mutari posse Musicas leges, sine mutatione legum publicarum. La morale doit savoir bon gré à la déférence de Platon, mais la politique ne doit point se régler sur la raison que Cicéron donne. [60]
- On dit (c’est Froissart) [195] que Charles vi [196] équipa, en 1380, pour s’aller rendre maître de l’Angleterre, une flotte composée de douze cent quatre-vingt-sept vaisseaux, sans comprendre soixante et treize autres chargés de bois et d’autres choses nécessaires pour bâtir une ville dans un lieu où on espérait aborder. Ce grand projet n’eut aucun effet parce que la maladie du roi empêcha d’en tenter l’exécution. [61] Je ne sais de quelle grandeur étaient ces vaisseaux, mais je crois qu’on peut douter qu’ils fussent d’une aussi grande étendue que ceux auxquels on travaille à présent, puisque vingt de ceux-ci sont capables de porter une armée entière.
- Les rétiaires étaient certains gladiateurs [197] qui portaient pour armes une fourche à trois pointes et un filet de pêcheur, avec lequel ils tentaient d’envelopper et d’attirer à eux ceux contre qui ils combattaient, je veux dire les mirmillons, autres gladiateurs, qui étaient armés d’un casque, d’un bouclier et d’une épée. Le casque portait figure d’un poisson, c’est pourquoi le rétiaire en combattant chantait ces paroles : « Ce n’est pas à toi que j’en veux, mais à ton poisson, pourquoi me suis-tu, Gaulois ? » Il y en a qui disent que ce n’était pas le rétiaire qui chantait, mais que c’était le peuple qui chantait pour lui. On fait Pittacus, [198] un des sept Sages de la Grèce, [199] inventeur de ce combat, lorsqu’il surprit et embrassa son ennemi Phrynon [200] avec un filet qu’il avait apporté caché sous sa robe, pour combattre, afin de terminer la contestation qui s’était élevée entre les Athéniens et les Mytiléniens, pour savoir où ils devaient placer les limites de leurs pays. [62][201][202][203]
- L.M.S. semble faire espérer le livre des Origines que Caton avait fait, dont il était parlé dans le livre de Cicéron de Senetule < sic pour : de Senectute >, et qui n’est pas venu jusqu’à nous. L.M.S. est un éveillé qui pourrait bien vouloir faire de Caton un plagiaire, c’est-à-dire lui attribuer un ouvrage dont il ne serait pas l’auteur. Le premier livre de ses Origines traitait, selon un critique, des plus mémorables actions des rois de Rome, et le deuxième et le troisième de l’origine des villes d’Italie, le quatrième, de la première guerre punique, et le quatrième, de la seconde. [63][204][205]
- Paul Mamuë < sic pour : Manuce > [206] a écrit des ouvrages avec une latitude très pure et très élégante ; et cependant, Scaliger assure qu’il ne savait pas dire trois paroles de suite en latin. J’ai de lui De vererum dierum Ratione, Judicium de Poetis legendis, Antiquitatum Romanorum libri iv, et De gli Elementi, e di molti loro notabili effetti. Il y en a qui préfèrent ses Lettres à celles de Cicéron. Les Antiquités romaines sont très estimées. [64]
- Le Père L.M.R. prêche bien fort et fort bien, il ne fait pas ce qu’il dit et ne dit pas ce qu’il fait. Il bâtit d’un côté et détruit de l’autre. Il est aisé pour lui de dire, mais il n’est pas si aisé de faire.
Nuda sacerdotis docti bene credere inertem
Verba docent populum : vivere vita docet.
Ut decuit docuit qui re sua verba probavit ;
Plus malefacta nocent, quam bene dicta docent. [65]
- Cette épitaphe de Plaute [207] se trouve dans le livre de Varron, [208] au rapport d’Aulu-Gelle :
Postquam morte captus Plautus,
Comœdia luget, sæna est deserta,
Deinde risus, ludus et jocusque et numeri,
Innumeri, simul omnes collacrymarunt. < sic >
« Après la mort de Plaute, les ris, les jeux et les plaisirs furent dans la tristesse et versèrent des larmes, la scène étant toute déserte. »
Que cette pensée est usée depuis Varron ! On l’a représentée tant de fois et en tant de manières que je suis surpris qu’on ait encore depuis peu osé la faire servir. [66]
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