Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 6 manuscrit, note 32.
Note [32]

« dans le livre xvi, chapitre iv, de ses Variarum Lectionum, à la page 1158 du Thesaurus criticus, tome 2. […] »

  • Cette référence introduit Hippolyte d’Este (Ferrare 1509-Rome 1572), fils du duc Alphonse ier d’Este, duc de Ferrare et de Lucrèce Borgia. Archevêque de Milan (nommé en 1519 à l’âge de 10 ans, titularisé 17 ans plus tard), Hippolyte (Ippolito) fut nommé cardinal en 1538 (le second à porter ce nom après son oncle de même prénom). Il passa une bonne partie de sa vie en France, où il administra plusieurs évêchés et archevêchés, et accumula de très nombreux bénéfices abbatiaux (v. infra note [33] pour sa biographie résumée par Jacques-Auguste i de Thou). Protecteur des arts et des lettres, il fut le mécène d’Antoine Muret (v. supra note [9]), qui devint l’un de ses plus intimes confidents et à qui il dut la citoyenneté romaine dont il se targuait.

  • À la suite d’éditions partielles, {a} les 19 livres des M. Antonii Mureti ad Hippolytum Estensem S.R.E. cardinalem amplissimum et illustr. Variarum Lectionum [Diverses Leçons de Marc-Antoine Muret, adressées à l’éminentissime et illustrissime Hippolyte d’Este, cardinal de la sainte Église romaine] ont tous été imprimés dans le deuxième tome du Lampas sive fax artium liberalium, hoc est Thesaurus criticus [Flambeau ou torche des arts libéraux, c’est-à-dire le Trésor critique] de Janus Grüter. {b} Le chapitre iv du livre xvi (pages 1158‑1159) est intitulé Hippolyti Card. Estensis prudens de severitate sermo [Sage conversation du cardinal Hippolyte d’Este sur la sévérité] :

    Sæpe mihi obversatur ante oculos Hippolytus cardinalis Ferrariensis ; sæpe de illo vigilans, sæpe etiam dormiens cogito ; et magna caussa est, cur id facere debeam. Primus ille fortunarum mearum, quantulæ illæ tandem cumque sunt, auctor atque incœptor fuit. Quindecim annos, et eo amplius cum eo familiarissime vixi : cum optimus et humanissimus Princeps, sua mecum gravissimis de rebus consilia sæpenumero communicaret : nonnunquam etiam eodem plane modo quo magistri discipulorum ingenia interrogando experiri solent, meam super eis sententiam exquireret : a se interdum dissentientem æquissimo animo ferret : errantem amantissime redargueret, multarumque rerum ad vitam pertinentium, pro singulari prudentia, qua præditus erat, admoneret. Præcipue autem cum Tibur secesseramus, ubi ille quotannis æstivos menses transigere solebat, nullus fere abibat dies, quin, per studiorum speciem, aliis omnibus exclusis, horas aliquot una iucundissimis sermonibus consumeremus. Utinamque eorum, quæ quotidie, ab illo audiebam, commentarios et confecissem diligentius, et studiosius conservassem. Sed hominum incogitantium more, qui, quorum in præsens copia est, ea sibi perpetuo parata fore confidunt, et e plurimis paucissima seligebam, quæ memoriæ caussa consignarem literis, et eas ipsas scidas in quas illa conieceram, postea ita negligenter habui, ut earum bona, magnaque pars perierit. Incido autem nonnunquam in earum nonnullas, quæ me acriore reliquarum desiderio incendunt. Ut hæc est quæ nunc aliud agenti venit in manus.

    Habitus erat in prandio sermo de summo quodam, et potentissimo Principe, qui cum in omnibus ætatis partibus admirabilem quandam integritatem, et innocentiam præstitisset, iam senex ad imperium evectus, peccata hominum ferre non poterat ; eaque durioribus, ac severioribus legibus, quam inveterata sæculi licentia postulare videretur, coercebat. Multi ac varii sermones fuerant, aliis, ut sit, rigidam illam et præfractam severitatem commendantibus, neque aliter vitia resecari posse dicentibus : quibusdam modice culpantibus, cum dicerent ab illis repentinis mutationibus naturam quoque ipsam abhorrere, quæ nos non statim ab hyeme ad æstatem, aut ab æstate ad hyemem, sed interiecto inter illas vere, automnoque perduceret. Abscessus quoque et vomicas in corporibus nostris a medicis, lenibus primo fomentis ac cataplasmatis molliri solere, neque prius incidi, quam suppuraverint. cardinalis cum et blande omnes ad dicendum invitaret, neque patienter modo, sed et libenter audiret, dicebat, in iis reprehendi posse severitatem, qui ad formulam suam non viverent, sed alia facerent ipsi, alia publice facienda præscriberent : in eo non posse qui nullam aliis legem ponerent, quam non ipse sibi multo ante posuisset. His aliisque in eandem sententiam sermonibus super mensam habitis, Hippolytus dimissis ceteris, ex more, me in cubiculum ad se vocari juberet. Ibi cum alia multa sapientissime dixit, quibus ne sibi quidem illam tantam severitatem prorsus probari ostenderet, quam tamen certo sciret ab optima mente proficisci : Tum has, quas subiiciam sententias, aspersit orationi suæ : quas ego, quod et graves, et eleganter expressæ viderentur, ut primum ab eo discessi, in libello, quem tum forte in sinu gestabam, annotavi.
    Nihil prohibet, esse aliquem et optimum virum, et non optimum Principem. Optandus est medicus, qui aliquando ægrotarit. Non satis aptus est ad regendos homines, qui ab hominibus ea, quæ sunt supra hominem exigit. Miseros homines, si sola innocentia tutos facit. Cogitet qui imperat, quomodo sibi olim alios imperare voluisset. Deinde, quasi eum ipsum de quo sermo erat, alloqueretur. Quod tu, inquit, alios præstare non posse miraris, id te alii præstare posse mirantur. Si quid tu quoque olim tale fecisti, ignosce et aliis, ut ignotum est tibi : sin nihil : cogita, non eandem a Deo datam esse omnibus animi firmitatem. Qui ad minora peccata interdum connivere non vult, sæpe ad maiora homines cogit. Aliud ultio est, aliud correctio. Qui ulcisci vult, iratus est, qui corrigere, amicus. Ille eum qui peccavit, non amplius esse vult : hic esse quidem, sed non amplius talem esse. Non sunt ferenda vitia, sed qui nullum vitium fert, nullum hominem feret. Hæc optimus, et longo rerum usu exercatissimus senex : quæ tanquam oracula quædam fuisse eventus ipse postea docuit.

    [Souvent j’ai observé de mes propres yeux Hippolyte, cardinal de Ferrare. {c} Souvent il a occupé mes pensées, pendant mes heures de veille comme de sommeil. Il me faut aujourd’hui célébrer son souvenir car il a été le tout premier auteur et initiateur de mes bonnes fortunes, si minces puissent-elles s’être finalement avérées. J’ai vécu pendant plus de quinze ans dans son intime familiarité, {d} et pendant tout ce temps, cet excellent et très aimable prince m’a maintes fois fait part de ses avis sur les affaires courantes. Parfois même, exactement de la même façon que les maîtres ont coutume d’éprouver leurs élèves en les interrogeant, il m’a demandé ce que j’en pensais, tolérant avec le plus grand calme que je ne partage pas toujours son sentiment, réfutant mes erreurs avec la plus grande amabilité, et appliquant la singulière sagesse dont il était pourvu à m’aviser sur maintes questions qui touchent à l’existence. Surtout, quand nous étions retirés à Tivoli, {e} où il avait coutume de séjourner chaque année pendant les mois d’été, il ne se passait guère de journée sans que nous passions tous deux quelques heures à deviser fort agréablement, à l’écart de tous les autres, sous prétexte d’étudier. Pussé-je avoir plus diligemment recueilli et plus soigneusement conservé les commentaires de ce que, jour après jour, j’ai entendu de sa bouche ! mais, comme font les gens écervelés qui, mis devant une abondance de biens, croient qu’ils pourront perpétuellement y puiser, je n’en ai recueilli par écrit que bien peu, par souci de ne pas l’oublier ; plus tard, j’ai si négligemment veillé à conserver ces notes que leur meilleure et plus grande partie a disparu. De temps à autre, il m’arrive de retrouver par hasard l’une de ces feuilles, et elle éveille alors en moi l’amer regret de toutes celles que j’ai perdues. J’en viens maintenant à ce qui m’est ainsi retombé sous la main.

    Au cours d’un dîner, le cardinal avait porté la conversation sur quelque éminent et très puissant prince qui avait accédé au pouvoir à un âge déjà avancé ; et, tandis qu’il s’était toute sa vie montré admirablement vertueux et tolérant, il devint dès lors incapable de tolérer les fautes de ses sujets, et se mit à les réprimer par des lois plus dures et sévères que ne semblait le requérir la licence invétérée de son siècle. Là-dessus, les convives échangèrent alors de riches et divers propos. Certains approuvèrent cette rigueur, si rude et opiniâtre fût-elle, arguant que le vice ne peut être autrement supprimé. D’autres la blâmèrent avec plus de retenue, disant que la nature elle-même a horreur des changements soudains : elle ne nous fait pas passer brutalement de l’hiver à l’été, ni de l’été à l’hiver, mais elle ménage les saisons intermédiaires que sont le printemps et l’automne ; tout comme les médecins ont coutume d’employer fomentations et cataplasmes pour faire mûrir doucement les abcès et les vomiques qui se forment dans nos corps, {f} et non de les inciser avant qu’ils se soient collectés. Après qu’il eut fort courtoisement invité tous ses hôtes à parler, et les eut écoutés de fort bonne grâce et sans la moindre impatience, le cardinal donna son avis, en disant qu’on peut reprocher leur sévérité à ceux qui ne vivent pas selon leurs préceptes, mais agissent eux-mêmes autrement que ce qu’ils prônent publiquement ; et nul ne peut établir aucune loi qu’il ne se serait de longue date imposée à lui-même. Ayant tenu à sa table ces propos et d’autres sur la même sentence, et après avoir donné congé aux autres, Hippolyte, contrairement à son habitude, me fit appeler dans sa chambre. Là, parmi quantité d’autres choses, il me dit très sagement qu’il n’avait pas voulu sembler franchement approuver une si grande sévérité, mais qu’il était bien assuré qu’elle partait des meilleures intentions, puis il parsema sa conversation des maximes qui suivent. Les ayant trouvées à la fois sérieuses et élégamment énoncées, je les notai dès que je l’eus quitté sur un carnet que, par bonheur, j’avais alors dans ma poche. Rien n’autorise à croire que le plus honnête des hommes fera un excellent prince. Il faut souhaiter avoir un médecin qui a lui-même été malade. Qui exige des hommes ce qui dépasse leurs capacités n’est guère apte à les diriger. Malheureux ceux qui fondent leur autorité sur seul le souci de ne pas nuire. Qui gouverne doit réfléchir à la manière dont il aurait naguère aimé être lui-même gouverné par les autres. Ensuite, il parla comme s’il s’adressait directement au personnage dont nous avions conversé, disant : {g} tu es surpris de ce que les autres sont incapables d’accomplir, quand les autres seraient surpris que tu sois capable d’en faire autant ; si tu t’es jadis pardonné ce que tu as fait de mal, pardonne-le toi aussi aux autres, et si tel n’est pas le cas, pense que Dieu n’a pas accordé la même fermeté d’esprit à tous ; qui ne veut fermer les yeux sur leurs fautes vénielles, pousse souvent les hommes à en commettre de bien plus lourdes ; réprimer est une chose, amender en est une autre ; qui veut réprimer manifeste sa colère, mais qui veut amender manifeste son amitié ; qui a fauté ne veut plus vivre dans son erreur, il continue certes à vivre, mais n’est plus tel qu’il était avant ; il ne faut pas tolérer les vices, mais qui n’en tolère aucun ne tolérera personne. La suite m’a appris que c’étaient là les adages d’un excellent vieillard, qu’une longue expérience des choses avait parfaitement instruit].


    1. La première, parue à Venise en 1559, contenait les huit premiers livres ; v. notule {b}, note [57] du Borboniana 2 manuscrit, pour celle d’Anvers, 1586 (15 livres).

    2. Francfort, 1604, v. note [9], lettre 117.

    3. Autre titulature du cardinal d’Este.

    4. Cela situe vers 1557 l’entrée de Muret au service du cardinal.

    5. Faubourg de Rome où le cardinal a fait bâtir, à partir de 1550, la villa d’Este, splendide propriété qui a depuis conservé la mémoire de son nom.

    6. V. note [14], lettre 13 pour les abcès en général ; on donnait le nom particulier de vomiques à ceux qui se formaient dans les poumons. V. note [9], lettre 437 pour les cataplasmes et les fomentations.

    7. Ce personnage dont le cardinal critiquait la conduite, trop vertueuse mais sans intelligence des hommes, était à coup sûr le pape du moment, le dominicain Pie v (1566-1572), dont la note [16] du Borboniana 4 manuscrit décrit l’intransigeance et les erreurs de gouvernement.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Borboniana 6 manuscrit, note 32.

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(Consulté le 28/03/2024)

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