À Claude II Belin, le 4 septembre 1641, note 9.
Note [9]

« dont Galien et Sénèque [le Jeune] écrivent que la vie avait été parfaitement sainte et sobre. Épicure n’honora pas le Christ parce qu’il ne le connut pas ; La Brosse ne l’honora pas, alors qu’il le connaissait, etc. Mais c’est assez, et même bien plus qu’assez au sujet de ce vaurien. »

Épicure de Samos (341-270 av. J.‑C.), philosophe athénien, a adopté l’idée de Démocrite consistant à considérer la Nature comme matérielle et composée d’atomes, mais en y voyant un fait du hasard plutôt qu’un déterminisme mécanique rigoureux. Sa morale a pour but « le bonheur de l’homme, qu’elle cherche à atteindre par un usage raisonnable des plaisirs, recommandant ceux qui sont naturels et nécessaires, admettant ceux qui sont naturels et non nécessaires, et fuyant ceux qui ne sont ni naturels, ni nécessaires ». Dans leur lutte contre toutes les formes de matérialisme, les Pères de l’Église l’ont transformée en une doctrine qui se propose la recherche exclusive et désabusée du plaisir (G.D.E.L.).

Épicure a abondamment écrit, mais tous ses traités ont été détruits sur l’ordre des premiers empereurs romains chrétiens (ive s.), comme contraires aux préceptes évangéliques et à la nouvelle foi qui se répandaient. Il ne nous reste de l’épicurisme que les commentaires de ceux qui ont pu le lire (tels Galien ou Sénèque, et surtout Lucrèce v. note [131], lettre 166) et les maigres fragments transmis par Diogène Laërce (v. note [3], lettre 147).

Sous l’impulsion de Gassendi (v. infra note [12]), la philosophie d’Épicure connut un grand regain au xviie s., dans sa forme originelle, sous le nom du libertinage érudit, soit un scepticisme déiste plutôt qu’athée, mais bien différent du libertinage scandaleux, qui était celui des mœurs. À tenir avec prudence comme un ancêtre très lointain de la libre pensée moderne, ce libertinage était la Doctrine curieuse que fustigeait alors le P. Garasse (Paris, 1624, v. note [1], lettre 58).

Pour Furetière, les libertins étaient :

« hommes peu dévots, qui ne vont à l’église que par manière d’acquit. Se dit aussi à l’égard de la religion, de ceux qui n’ont pas assez de vénération pour ses mystères, ou d’obéissance à ses commandements. Le P. Garasse a fait un livre contre les athées et les libertins, qu’il appelle la Doctrine curieuse. Dans l’histoire et dans le droit romain, on appelle libertin un esclave affranchi, par relation à son patron. »

Dans son Dom Juan (1665), Molière en a immortalisé le type (acte i, scène 1, Sganarelle parlant à Gusman, écuyer d’Elvire) :

« mais, par précaution, je t’apprends, inter nos, {a} que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, {b} qui ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse : crois qu’il aurait plus fait pour sa passion, et qu’ave elle il aurait encore épousé toi, ton chien et son chat. »


  1. « entre nous ».

  2. Mythique roi d’Assyrie réputé pour la dépravation de ses mœurs.

Dans les deux ouvrages qu’il a puliés en 1943 (vnotre bibliographie), René Pintard (v. note [1] de l’Introduction aux ana de Guy Patin) a contribué à mettre au grand jour et mieux définir la notion de libertinage érudit au xviie s. Le début de l’Avant-propos de son La Mothe le Vayer – Gassendi – Guy Patin (Pintard a) dit vrai et mérite d’être lu avec attention :

« Il est des problèmes d’histoire littéraire ou d’histoire de la philosophie que la lecture et la méditation attentives des textes permettent normalement de résoudre ; il en est d’autres, en revanche, qui semblent ne pouvoir être utilement traités qu’après d’assez longs travaux d’approche, exigeant l’application des méthodes minutieuses de l’érudition.

Tel nous est apparu, sans nul doute possible, et dès les premières recherches que nous avions entreprises pour l’étudier, celui de la pensée libertine en France dans les années confuses qui vont du début du xviie siècle à l’époque du règne personnel de Louis xiv. Aucune des œuvres, en effet, sur lesquelles doit se fonder le jugement de l’interprète, ne se présente avec les qualités réunies de l’authenticité, de la clarté, de la sincérité. Ici l’attitude que s’attribue l’auteur a été contestée par ses contemporains ; là l’écrivain contredit un autre de ses livres ; ailleurs c’est la nature même d’un recueil qui demeure obscure, et inquiète à bon droit les critiques tentés de recourir à son témoignage. »

Il faut aussi lire absolument le court article d’Alain Mothu (v. notre Journal de bord, en date du 22 juin 2019), Pour en finir avec les libertins, mis en ligne le 9 septembre 2010 dans Les Dossiers du Grihl (Groupe de recherche interdisciplinaires sur l’histoire de la littérature), « Les dossiers de Jean-Pierre Cavaillé, Libertinage, athéisme, irréligion. Essais et bibliographie » (consulté le 26 juin 2019). Il y éreinte brillamment la notion même de « libertinage érudit », avec ce morceau de bravoure fort bienvenu :

« Pour ce qui concerne en particulier le rapport à la religion – étant entendu que le “ libertin ” passe souvent pour athée ou déiste –, le fait d’assigner à un groupe très minoritaire d’intellectuels une posture a- ou anti-religieuse conforte l’idée que la grande majorité restait très croyante, baignant dans la foi comme la sardine dans l’huile (pour reprendre une métaphore de Raoul Vaneigem). Cependant, dans l’Europe entière, de nombreux documents provenant notamment d’archives inquisitoriales suggèrent que l’indifférence et l’hostilité même aux prescriptions religieuses ne concernaient pas seulement quelques “ tiercelets d’atheistes ” et “ moucherons de taverne ” (ceux-ci étaient simplement un peu plus voyants ou influents) mais représentaient une réalité autrement plus diffuse. Une réalité que nous empêche précisément d’apercevoir sereinement la notion abrasive et grossièrement castratrice de “ libertinage ” – sauf à multiplier indéfiniment le nombre des “ libertins ” et à vider conséquemment la notion de tout contenu, donc de toute pertinence. »

Ce qu’on appelle donc aujourd’hui le libertinage érudit est né en Italie avec Pomponace qui fut le premier, en 1519, à oser imprimer ses doutes sur l’immortalité de l’âme : v. note [67] du Naudæana 1, anthologie des conversations de Gabriel Naudé, recueillies par Guy Patin et qu’on peut tenir pour un répertoire du libertinage. La question de la disparition de l’âme avec la mort du corps est restée son thème central, maniée avec plus ou moins d’audace par ses adeptes. Quelques-uns sont résolument allés jusqu’à l’athéisme, pour en souffrir les épouvantables conséquences judiciaires, comme fit Giulio Cesare Vanini à Toulouse en 1619 (v. note [21], lettre 97). Beaucoup d’autres, sans encourir la peine capitale, en déduisaient l’absence de péché mortel, d’enfer comme de paradis, et se livraient plus ou moins ouvertement à toutes sortes d’excès et de débauches, mais ces libertins dépravés n’étaient presque jamais de subtils philosophes.

Baruch Spinoza (Amsterdam 1632-La Haye 1677) fut un des premiers à théoriser l’athéisme philosophique que caressaient les libertins érudits du premier xviie s. : Dieu était pour lui l’essence du monde et ne pouvait être mis en doute, sauf à nier l’évidence matérielle de tout ce qui nous entoure et nous dépasse ; mais il rejeta explicitement l’existence religieuse de Dieu révélé, tout-puissant, et de tous les rites et croyances dont on l’honorait. En somme, Dieu existe, mais il est muet, sans Parole ni Saintes Écritures.

Guy Patin est à présent rangé parmi les libertins érudits du xviie s., mais la lecture de ses lettres laisse constamment planer de sérieux doutes sur l’exactitude de cette étiquette : comme ici même, où il laissait à penser qu’Épicure, s’il avait connu le Christ, aurait adhéré à sa morale. Charles Sorel dans sa nouvelle Les divers amants (Nouvelles françaises, 1623 ; Nouvelles du xviie s., Gallimard, La Pléiade, Paris, 1997, page 158) a défini les esprits libertins : « qui ne croient pas facilement aux choses qui leur sont inconnues, et se figurent qu’il ne faut pas quitter les biens visibles pour ceux qui sont invisibles, et n’ont de la connaissance que pour les choses sensibles et matérielles. »

En ce sens, le qualificatif de médecin libertin peut convenir à Patin, mais son scepticisme en matière de morale et de religion était d’une extrême inconstance, variant notamment avec le correspondant auquel il s’adressait, et avec le malheureux personnage dont il médisait. À sa décharge, Patin ne pouvait pousser la désinvolture jusqu’à être parfaitement sincère sur ces sujets périlleux dans une lettre toujours susceptible d’être exposée aux indiscrétions de la police royale.

Guy de La Brosse, et c’est ce qui lui valait aussi l’inimitié de Patin, était un libertin déclaré. En 1624, il avait pris la défense de Théophile de Viau (v. note [7], lettre de Charles Spon, datée du 28 ,1657) mis en procès pour des vers jugés scandaleux. La Brosse avait même publié pour cela un Traité contre la médisance où il attaquait frontalement le P. Garasse en réduisant notamment le diable à l’esprit de médisance (in Didier Kahn, Plantes et médecine, [al]chimie et libertinisme chez Guy de la Brosse, Medica, avril 2007) :

« Si l’opinion de ceux qui établissent deux principes était vraie, le premier serait Dieu, et le second la Médisance. […] Aussi les anciens Grecs voulant donner un nom sortable à l’esprit de mensonge […], l’ont appelé Diable, c’est en notre langue un calomniateur, un faux témoin, celui qui accuse faussement le juste »

Intus ut libet, foris ut moris est [Au-dedans comme il plaît à chacun, au-dehors comme veut le monde] devint la devise contemplative et égotiste du libertinage, que Gabriel Naudé (v. note [39] du Naudæana 4) a attribuée à Cesare Cremonini (v. note [28], lettre 291).

« Le doute est le moteur du progrès » aurait pu être celle d’un libertinage altruiste, et illustrer sa vertu créatrice ; mais en médecine, à tout le moins, le doute n’habitait pas Patin. Au contraire, il vilipendait sans relâche tous ceux qui mettaient en question les dogmes antiques. À cet égard, qui n’est pas mince, Patin était aux antipodes du libertinage. Après avoir labouré pendant plus de vingt ans tous ses écrits, il me semble (tout comme il a semblé à François-Tommy Perrens en 1896, v. note [25], lettre 485) qu’il s’amusait simplement (et assez puérilement), pour épater ses amis lyonnais, à pimenter ses points de vue religieux et philosophiques de quelques pincées libertines puisées dans ses conversations avec Gabriel Naudé (Naudæana) et Nicolas Bourbon (Borboniana), et dans les livres de sa bibliothèque. V. note [6], lettre 159, pour le passage de sa correspondance qui a pesé le plus lourd dans l’affiliation de Patin aux libertins érudits du xviie s. ; sans parler des Préceptes particuliers d’un médecin à son fils, dont l’authenticité n’est pas avérée. Pour ainsi me prononcer, je me fie bien plus volontiers aux cent triades du Borboniana manuscrit, propos intimes qui peuvent sûrement être attribués à Patin (v. leur note [51], sur la triade 100) : ils ne contiennent pas la moindre once de scepticisme athée.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 4 septembre 1641, note 9.

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0060&cln=9

(Consulté le 16/04/2024)

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