Micheline RUEL-KELLERMANN
Chirurgien-dentiste honoraire
Docteur en psychopathologie clinique et psychanalyse
Secrétaire Générale de la Société d’Histoire de l’Art Dentaire

Résumé
Au travers des siècles, l’évolution du concept d’usure dentaire s’est avéré complexe.

Il y a d’une part, l’usure due à l’effet du frottement des dents entre elles lors de la mastication, (le terme d’abrasion n’est jamais employé) et  sa présupposée compensation par l’accroissement continu des dents apparentées aux poils, cheveux et ongles ; cette croyance due à ARISTOTE ne s’éteindra qu’au dernier quart du XVIIIème siècle.

Il y a d’autre part, la nécessité d’user les dents sans antagonistes qui s’allongent démesurément et qui apparaissent particulièrement nocives lors des mouvements nocturnes convulsifs des mâchoires qui provoquent grincements et craquements. L’Homme de l’Art utilisera des limes, ou encore, pour un résultat plus radical, des tenailles pour les uns, pincettes pour les autres ; progressivement, il deviendra « occluso-conscient ».

Enfin, ce n’est qu’à la fin du XVIIIème siècle que le grincement reconnu agent principal de l’usure des dents, et pouvant être dû à la « délicatesse du genre nerveux » commence à se différencier des manifestations exclusivement nocturnes. Et pourtant deux médecins, RABELAIS et HÉROARD en avaient déjà bien signalé la manifestation diurne, et apprécié sa valeur émotionnelle dominée par l’agressivité.

Mots-clés : usure dentaire, mouvements convulsifs nocturnes des mâchoires, grincement, occluso-conscience.

From various tooth-wearing signs to the awakening of the awareness of occlusion

Abstract
Through centuries, the advance of tooth-wearing concept has proved a complex one.

On one hand, wearing may result from the scraping of mutual teeth during mastication (the word abrasion is never used), and its presupposed compensation due to the constant growth of teeth, similar to the one of body hairs, hair and nails ; this belief due to Aritotle will only pass away during the last quarter of the 18th century.

On the other hand, the necessity of the wearing of teeth whithout antagonists, which get enormously longer and especially noxious during nocturnal convulsive moves of the jaw, bringing on gnashing and cracking. The Man in the Profession will use files or for a more radical result, pincers for some or tongs for others ; progressively, he will become occlusion-conscious.

Finally, it is only at the end of the 18th century that grinding, acknowledged as the main agent of tooth-wearing and perhaps due to the delicacy of « the nervous kind » begins to differenciate from exclusively nocturnal outward signs. Still, two physicians, Rabelais and Héroard had already mentioned the diurnal outward signs and assessed their emotional value predominated by aggressiveness.

Key-words : Tooth-wearing, nocturnal convulsive moves of the jaw, grinding, occlusion-conscience.

Depuis Hippocrate et Galien, les écrits, attestent d’usures et de grincement dentaires. Il faudra attendre le siècle des Lumières, encore respectueux des thérapeutiques et des concepts anciens, pour que quelques experts pour les dents, à la suite de Fauchard, débutent une lente réflexion sur l’usure des dents et leur principale cause : le grincements des dents.

En suivre l’évolution jusqu’au tout début du XIXème siècle nous réserve bien des surprises.

Seront vues successivement : L’usure naturelle par frottement des dents lors de la mastication ; les usures par l’homme de l’Art jusqu’à l’éveil de sa conscience occlusale ; enfin, les usures par mouvements convulsifs nocturnes des mâchoires jusqu’à la reconnaissance du grincement nerveux.

Usure par frottement des dents entre elles et croyance en l’accroissement continu des dents censé la compenser.

Sur l’origine des tissus, aristote apparente les dents aux ongles, cheveux et poils qui seront au XIIIème siècle dénommés «  superfluités »  par Henri de Mondeville. Pour Galien : « La peau contient les poils comme les gencives les dents ». La dent est pour lui, un os  privilégié, parce qu’il contient un nerf et qui  croît  sans cesse. AETIUS, au sixième siècle, précise que les dents deviennent branlantes et tombent quand la nutrition n’opère plus pour maintenir la croissance. Ambroise Paré, renchérit : « les dents diffèrent des autres os, parce qu’elles ont action à raison qu’elles mâchent ; aussi parce qu’elles peuvent se régénérer quand elles sont perdues et ont croissement continuel jusqu’à la mort, à raison qu’en frayant (s’usant par frottement) et principalement en la mastication l’une contre l’autre se comminuent (se brisent) et s’usent… ». Il remarquera après Avicenne que les dents sans antagonistes sont « plus longues parce qu’elles ne s’usent ».

Au XVIIIème siècle, dans le Dictionnaire Universel de James (1746-1748), traduit de l’anglais par Diderot, il y est encore dit: « les dents croissent et reçoivent continuellement de la nourriture, autrement elles s’useraient par le frottement qui se fait les unes contre les autres dans la mastication. Elles se réparent à proportion qu’elles s’usent ».

La parution en 1771 de l’Histoire naturelle des dents humaines et Traité pratique des maladies des dents de l’anglais John Hunter met un terme définitif à la croyance en l’accroissement continu des dents de la naissance à la vieillesse. Malgré tout, Honoré Gaillard-Courtois dans Le Dentiste Observateur (1775), limite l’accroissement à l’émail, qu’il définit : « bouclier et préservatif des dents contre les frottements auxquels elles sont exposées » mais maintient encore que : « Les dents éprouvent des efforts et un frottement trop continuels pour ne pas être persuadé de la régénération (de l’émail) à laquelle bien d’autres que moi accordent un suffrage qu’elle me semble mériter ».

Des diverses usures par les Hommes de l’Art à l’éveil de leur conscience occlusale.

Il est évident que toute dent trop longue ou acérée appelle une réduction.

Celse recommande de limer le bord des dents avec soin, lorsqu’il cause des plaies à la langue et Galien lime « la partie saillante de la dent qui dépasse le niveau des autres, en la tenant entre deux doigts » et dès que la douleur apparaît, « on suspend l’opération et l’on recommence au bout de quelques jours ». Pour Chauliac : « S’il y a quelque dent augmentée outre nature, soit égalisée et aplanie sagement avec la lime que ne soit ébranlée ».

Ambroise Paré dans ses Œuvres Complètes (1575) lime les cavités proximales, ce que son élève Jacques Guillemeau dans Œuvres de Chirurgie (1602) commente : « quelques chirurgiens aiment mieux limer la dent à l’endroit où elle est gâtée ; ce que je loue fort, quand il se peut faire, et lorsque la dent n’est gâtée que d’un côté ». (ill. 1)

Figure 1.

 

Fauchard (1728) lime aussi (ill. 2 et 2b) « pour séparer celles qui sont trop serrées ou qui ont quelques dispositions à la carie ». Également dans un souci tant esthétique que fonctionnel : « les dents moyennes ou courtes ornent plus la bouche que les grandes et ont plus de durée, les dents longues s’ébranlant plus facilement que les courtes, à cause du peu de proportion qu’elles ont avec leur base, et étant par conséquent moins capables de résister aux efforts qu’elles doivent faire ». Il recommande « une extrême circonspection â€¦ bien tenir la dent et quand on prend cette précaution, on peut limer les dents des enfants fussent-ils encore à la mamelle » , il précise qu’il y a « moins de danger à limer les dents des personnes avancées en âge parce que l’étendue de la cavité s’ossifie en croissant, que leur émail s’épaissit et qu’il se fortifie… ».

Figure 2

Figure 2b

 

Et première intuition occlusale : « lorsque l’on diminue la longueur des dents, il faut les limer de manière qu’elles s’ajustent à celles qui leur sont opposées et que toutes les dents de chaque rangée portent également les unes sur les autres ». Enfin détail technique d’un praticien expérimenté, « pour éviter que les limes ne soient pas trop froides contre les dents et que la limaille ne s’y attache, on doit de temps en temps les tremper dans l’eau chaude, lorsqu’on s’en sert et les nettoyer avec une petite brosse ».

Mais, « lorsqu’il devient trop long ou difficile de limer des  surdents ou dents superflues » Fauchard, comme Guillemeau, un siècle avant lui, préconise l’utilisation de tenailles qu’il dénomme « pincettes incisives » (ill.3) ; qui ont soit un tranchant latéral, soit, à leur extrémité ». Il préconise  : « pour les dents qui ont peine à souffrir la lime, ou qui sont d’une grandeur trop considérable : faire auparavant une trace ou petit enfoncement autour de la dent avec une lime convenable, afin que l’action des pincettes ne la fasse pas éclater : cette petite opération est presque insensible ».

Figure 3Figure 3

 

Avec Bunon (ill.4)dans Expériences et Démonstrations faites à la Salpétrière (1746), l’avancée est remarquable par la pertinence de sa réflexion sur les limages qui deviennent dès lors sélectifs : « C’est par le secours de la lime que l’on se garantit des suites des mauvais arrangements et de l’inégalité des dents.

Figure 4

 

Mais les opérations de la lime exigent bien des connaissances pour ne l’employer qu’à propos avec toutes les précautions nécessaires. Il ne faut pas peu d’intelligence et d’attention pour ne pas limer trop ou trop peu, extrémités également dangereuses ». Cette prudence n’a d’égal que sa perspicacité diagnostique à dénoncer les erreurs possibles concernant les douleurs dysfonctionnelles de l’appareil manducateur :

« Il est d’une extrême importance de prendre garde, et de fort près, aux dispositions où les dents sont, par rapport à l’arrangement, dans la rencontre des deux mâchoires. Car si par l’inégalité ou le mauvais arrangement de quelques unes ou de parties d’entre elles, elles sont disposées à se heurter ou se refouler réciproquement et qu’on néglige de reconnaître cet inconvénient, on s’expose à bien des maux : soit avec des mouvements des mâchoires lors de leur rencontre dans la mastication, soit du grincement et du craquement qui arrive sans qu’on s’en aperçoive dans le sommeil le plus profond. C’est par une suite de cette négligence que, quand la douleur s’annonce, on la prend presque toujours pour un mal de dent ordinaire qui souvent conduit à une autre, par rapport au traitement. …Dans ces occasions, ce ne sont point les dents mêmes qui souffrent, mais les parties voisines, telles les parois, les cloisons et le fond des alvéoles, les gencives et les autres parties adhérentes ou même éloignées, suivant le rapport et la communication qu’elles ont avec les dents, comme les muscles buccinateurs, masséter, zygomatiques, et le mal peut même être plus bas, jusqu’au muscle mastoïde et dans toute l’étendue du trapèze ».

Mouton, (ill 5) la même année, dans Essay d’Odontotechnie ou Dissertation sur les Dents Artificielles (1746), insiste sur l’usure qui n’a rien à voir avec l’âge, mais bien plus avec les « défauts de conformation » de la rencontre des deux mâchoires : « â€¦la mâchoire supérieure doit excéder ou passer par dessus l’inférieure ; et quand celle-ci excède la supérieure, elle fait allonger le menton d’une manière disgracieuse ». Il invente des « plaques » pour réparer cette « difformité, à l’effet de renfoncer ces sortes de dents et relever celles de la mâchoire supérieure ». Il invente aussi le moyen de recouvrir par une calotte d’or « qui incruste toute la surface extérieure » les molaires usées, pour sauvegarder les incisives de trop d’usure.

Figure 5

 

Lécluze et Bourdet estimeront que l’on ne doit pas égaliser les dents des enfants « ordinairement inégales » pas avant l’âge de seize ans ou plus.

Enfin Honoré Gaillard Courtois s’insurge contre « les dentistes qui ont toujours la lime à la main » et préfère « les bonnes aux belles dents ».

Des usures par mouvements convulsifs nocturnes des mâchoires jusqu’à la reconnaissance du grincement nerveux.

Curieusement les « convulsions nocturnes des mâchoires » vont non seulement occulter pendant longtemps la notion d’un possible grincement diurne, mais, de plus, revêtir un caractère extrêmement inquiétant. La déclaration d’Hippocrate en serait-elle responsable ? : « Grincer des dents, quand ce n’est pas une habitude d’enfance, menace le malade d’un délire maniaque et cela est grave. Le grincement et le délire, s’ils se réunissent, présagent du danger par leur réunion ; et si c’est le grincement de dents qui survient pendant le délire, l’état est tout à fait alarmant ». (Pronostics).

On peut se demander pourquoi l’habitude d’enfance qui banaliserait le grincement  n’a pas été retenue ou bien serait-ce que le grincement, en tant que tel, faute d’une réelle observation clinique, aurait pu tout simplement être volontairement éludé, devant la gravité d’autres pathologies ?

Pourtant deux médecins des XVIème et XVIIème siècles l’évoquent clairement. Rabelais, (ill 6) dans son Pantagruel, fait grincer des dents l’un des géants de Loup-Garou avec lequel Pantagruel est en sérieuse difficulté et lui fait menacer Carpalin prêt à secourir ce dernier, en jurant « Par Golfarin, neveu de Mahom, si tu bouges d’icy, je te mettray au fond de mes chausses, comme on faict, d’un suppositoire ! Aussi bien suis-je constipé du ventre et ne peulx guères bien cagar, sinon à force de grincer les dentz ».

Figure 6

 

Et Héroard , (ill 7) le médecin de Louis XIII, dans son journal où il consignait tous les faits, gestes et paroles de son précieux patient, écrit qu’à un an, le bébé grince des incisives et pense « Y a mal », mais, fin observateur, il relate qu’à seize mois : « se joue à la petite Marguerite, la baise, l’accole, la renverse à bas, se jette sur elle avec trépignements de tout le corps et grincement de dents ». Dès lors, il relie bien le grincement avec des manifestations d’excitation, voire d’agressivité : « il se mit soudain en colère, grince des dents, me veut égratigner…. »

Figure 7

 

Fauchard va attirer le premier l’attention, non pas sur le grincement, mais sur l’usure des dents chez les fumeurs de pipe : « Si l’on n’a pas la précaution de garnir le bout de la pipe, le frottement qui se fera contre les dents, ne manquera pas de les user peu à peu et d’en découvrir les parties sensibles ». serait-ce l’intuition d’une possible parafonction?

Bunon, on l’a vu, avec une rare maîtrise, accuse le grincement et le craquement nocturnes d’être à l’origine de bien des maux. Quant à Bourdet, il dénonce le caractère bruyant et destructeur, des « convulsions de la mâchoire inférieure qui se font quelquefois pendant le sommeil. Il y a des personnes qui en dormant font un tel bruit, qu’on entend d’assez loin craquer leurs dents. J’ai vu de ces sortes de personnes dont, à quarante ans, les dents étaient tellement détruites par ces convulsions maxillaires qu’il n’y restait presque que les racines ».

Honoré Gaillard Courtois expose avec une rare subtilité le grincement dans sa réalité tant parafonctionnelle qu’autodestructrice : « il y a des personnes qui ont le tic singulier de mouvoir perpétuellement leurs mâchoires l’une sur l’autre avec une si grande force qu’ils en font craquer leurs dents. J’ai connu un Médecin qui etait dans ce cas là,…qui avait non seulement l’émail, mais même le corps de la dent rongé jusques aux gencives. Les dents de ce docteur étaient d’un sensible excessif au froid et au chaud, d’autant plus que les lames osseuses qui restaient n’étaient pas suffisantes par leur épaisseur pour garantir des impressions extérieures les parties contenues dans la cavité de la dent, je veux dire les vaisseaux sanguins et le petit filet de nerfs qui les accompagne. On etait obligé pour pallier cet inconvénient, d’avoir recours à un remède qui n’était guère meilleur que le mal ; mais enfin il était le seul qui procurât quelque soulagement. Ce remède consistait à passer un fer rouge (ill 8) sur la superficie de ces dents ainsi usées, et qui se trouvaient pour le moment durcifiées par l’effet du cautère ; mais bientôt il fallait recommencer, notre docteur ne pouvant perdre l’habitude de manger ses dents ».

Figure 8

 

Un autre de ses cas, celui d’un échec, est relaté avec beaucoup d’humaine humilité : « le malade, fatigué de souffrir, fut obligé de se résoudre à faire ôter sa dent pour atteindre au terme de ses douleurs. Heureux encore de n’en avoir qu’une à sacrifier. Car lorsque toutes les dents sont usées, le malade se trouve autant à plaindre que le Dentiste embarrassé ».

Mais Louis Laforgue, persiste dans « Dix sept articles relatifs aux maladies des dents » (1788) à attribuer l’usure des dents soit à  l’effet du frottement des dents d’une mâchoire sur l’autre, soit à l’usage de « dentifrices terreux et acides sur les dents molles » et d’ajouter : « j’ai vu beaucoup de ces usures qui avaient détruit les dents jusques au collet, sans que j’aie pu trouver autre cause que la mastication ».

Figure 9

 

Vingt ans plus tard, sur la voie ouverte par Honoré Gaillard Courtois dans un ouvrage intitulé comme le sien, Le Dentiste Observateur, (ill 9) Mahon enrichit ambitieusement  le titre :

 

« ou, moyens de connaître par la seule inspection des dents, la nature constitutive du tempérament ainsi que de quelques affections de l’âme » et le présente en tant que : « Ouvrage Utile à Tout le Monde ».

Mais sa prétention buccomancienne à « connaître quelques affections de l’âme » mérite un rappel.

Aristote disait déjà que : « les dents peuvent servir au pronostic de la vie, du caractère, des qualités et des défauts ». Pline tirait aussi des prédictions de la morphologie des dents : « par la forme, la disposition, le nombre de dents à un âge donné, il est possible de connaître l’avenir d’un enfant ». Le philosophe Jamblique rapporte qu’au IVème siècle, ses pairs n’admettaient un nouveau disciple qu’après avoir soumis sa bouche à un examen approfondi. Au XVIème siècle, le physiognomoniste animalier le plus célèbre de son époque, Giambattista Della Porta inaugure la Physiognomonie, sorte de pseudo science voulant s’assurer des marques de l’âme. Puis au siècle suivant Charles Le Brun par ses admirables dessins, en particulier ceux de son Traité des Passions (ill 10) accentue l’expressivité du visage et de la sphère buccale.

Figure 10.

 

En 1775, Johan Caspar LAVATER,(ill 11) un pasteur protestant de Zurich, va ériger en système cette recherche de l’âme dans sa « Physiognomonie ou l’Art de connaître les Hommes d’après leurs traits de physionomie ». Elle fait l’objet de nombreuses traductions, rééditions, adaptations pour le grand public, sans doute conquis par ses décryptages. « Il y a dans l’extérieur de l’Homme des traits innombrables qui ne peuvent être contrefaits d’aucune façon, et ce sont là des signes très fiables de son caractère intérieur ». Les dents n’échappent pas à son analyse caractéro-morphologique.

Figure 11.

 

On peut imaginer Mahon lisant de Lavater : « Tout ce que renferme l’esprit humain est placé dans la bouche humaine. Dans son état de repos, comme dans la variété infinie de ses mouvements, elle contient un monde de caractères……La bouche est à la fois le siège de la sagesse et de la folie, de la force et de la faiblesse, de la vertu et du vice, de la délicatesse et de la rudesse de l’esprit humain ; le siège de tout amour et de toute haine, de la sincérité et de la fausseté, de l’humilité et de l’orgueil, de la vérité et de la dissimulation ».…ou : « le mauvais état des dents est dû soit à une maladie, soit à quelque mélange d’imperfection morale » et encore son aphorisme bien connu : « celui qui n’a pas soin de ses dents, qui ne se donne même pas la peine de les entretenir, trahit déjà par cette seule négligence des sentiments qui ne font pas honneur à son caractère ».

Bien inscrit dans ce courant de pensée, Mahon,dans un petit chapitre sur « Dents usées par le frottement », surpassant les Bunon, Bourdet et Gaillard Courtois, tranche, sans ambages, sur ce frottement qui est généralement dû à la « délicatesse du genre nerveux » : « Il pourrait encore se rencontrer une autre circonstance ; celle de sujets dont les dents ayant été d’un émail très délicat, se trouveraient usées jusqu’à la gencive ; ce qui proviendrait du frottement occasionné par la rencontre plus ou moins exacte des deux mâchoires. Il est rare dans ce cas, qu’il n’en reste pas quelques unes, notamment des grosses, sur lesquelles on puisse asseoir un jugement quelconque. Il est difficile que le praticien n’ait aucun moyen de tirer des conjectures. Au reste il en est une générale, qui peut suppléer au défaut de particulières ; c’est que, dans le cas dont il s’agit, il y a presque toujours lieu de croire à la délicatesse du genre nerveux, à un certain degré ». Nous avons pour la première fois un embryon d’approche psychosomatique du grincement.

Mais prudemment il conclut la première partie de son ouvrage en attirant l’attention sur le fait qu’il « serait possible qu’en lisant ce que je dis sur la connaissance de quelques affections de l’âme, des personnes crussent, que l’on peut tout connaître par l’inspection des dents. Ce serait une erreur. Cette connaissance se borne au physique, à découvrir les maladies graves souffertes dans l’âge tendre, ainsi que de leurs époques ; mais seulement jusqu’à sept ou huit ans…Quant aux affections morales ; comme la délicatesse des dents tient ordinairement son principe de celle du genre nerveux, c’est ce qui fournit au praticien des présomptions, sur quelques dispositions ou propensions de l’âme. Mais il ne peut en tirer aucun indice, sur les inclinations qui peuvent conduire au vice ou à la vertu ».

Au début du XIXème siècle, Joseph Lemaire ( Traité des dents 1822) reviendra en arrière pour déclarer que l’usure est seulement plus rapide « chez les individus sujets pendant leur sommeil à des mouvements convulsifs des muscles des mâchoires â€¦et dépend plus du mouvement latéral que du mouvement vertical ». Tandis que François Maury aura le mérite de proposer un moyen pour amortir les méfaits du grincement, sorte d’ébauche de gouttière en conseillant aux « personnes que le grincement de dents incommode, elles placeront entre leurs mâchoires un morceau de linge, ou tout autre corps un peu mou, pour éviter que les dents ne frottent les unes sur les autres » (Traité complet de l â€˜Art du dentiste 1828).

 

Plus d’un siècle s’écoulera avant que la psychanalyste Marie Bonaparte affirme que « l’on grince des dents quand on voudrait et que l’on ne peut mordre »; il faudra encore des années pour que les odontologistes fassent le point sur cette habitude si humaine ! Et que le stress vienne au secours de la « délicatesse du genre nerveux ».

En conclusion

On a pu être surpris par cette croyance pendant des siècles, en l’accroissement continu des dents venant compenser l’usure naturelle due au frottement des dents entre elles.

Quant à l’usure pratiquée par les Hommes de l’Art, elle a de quoi nous faire frémir en imaginant une lime sur une dent, et pire encore une pincette, bel euphémisme, pour la tailler radicalement ! Mais ces gestes font naître peu à peu le souci de ne point trop en faire et pas n’importe comment ; ainsi apparaît le souci d’un bon ajustement occlusal.

Enfin, en dépit des témoignages littéraires évoquant clairement le caractère compulsif et parfaitement diurne du grincement, est tout aussi étonnante cette dramatisation qui stigmatise et réduit à une seule activité convulsive nocturne, les diverses formes possibles du grincement n’en mettant en exergue que son registre neurologique, en faisant une sorte d’équivalent épileptique. Ce n’est qu’à de rares exceptions que le registre parafonctionnel et psychosomatique sera attribué à un grincement dû au genre nerveux,, demeurant bien évidemment plus ou moins favorisé par des désordres occlusaux.

Bibliographie

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BUNON R. Expériences et Démonstrations faites à la Salpétrière et à St Côme Paris 1746
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FAUCHARD P. Le chirurgien-dentiste ou Traité des dents (1728 1ère édition, 1746 2ème édition) tomes I et II
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GALIEN. Œuvres médicales choisies II : « Des facultés naturelles des lieux affectés » livre troisième, Gallimard, Paris 1994
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LAVATER J. La Physiognomonie ou l’Art de connaître les hommes (1775-78), Delphica, l’Age d’homme, Lausanne1979
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