Xavier RIAUD

En 1933, s’ouvre le premier des camps de concentration de l’Etat SS : Dachau22. Avec lui, commence un monde de bestialité où l’horreur sera le seul maître mot.

Alors, dans un contexte si tragique, si dur, où la moindre lueur d’espoir est aussitôt réprimée, pourquoi la pratique dentaire ?

En fait, celle-ci exista sous trois formes :

  • les expérimentations médico-dentaires dans la bouche des détenus
  • la récupération de l’or dentaire et son devenir
  • les soins dentaires aux déportés
Les expérimentations médico-dentaires

Elles sont :

histologiques

A l’arrivée des convois, le Dr Mengele1,2,3,11, médecin SS, faisait mettre à l’écart les enfants tziganes atteints de Noma (= stomatite gangreneuse). Ceux-ci étaient exécutés, décapités et leurs têtes étaient envoyées à l’Hygien Institute SS proche d’Auschwitz où des lames histologiques étaient réalisées et la maladie étudiée.

anthropologiques

Le Professeur August Hirt de la Faculté de Médecine de Strasbourg10 fit venir 115 détenus juifs en bonne santé d’Auschwitz, au camp du Struthof-Natzweiler. Il les fit gazer et commença le travail de traitement des cadavres pour en récupérer les squelettes et tout particulièrement les crânes. Son objectif avoué dans sa correspondance avec le Reichsführer Himmler était la création d’un musée du particularisme morphologique et anatomique juif.

A Dachau23, des commandes de crânes étaient régulièrement passées pour la même destination.

A Buchenwald5, enfin, les nazis se livrèrent à des expériences de réduction de têtes.

pharmacologiques

Le Dr Rascher1,2,3, médecin nazi, mit au point à Dachau, un anticoagulant, le Polygal 10, qui fut testé au cabinet dentaire des détenus de Dachau, notamment. Les tests ne le satisfaisant pas, il se livra à des essais sur des blessures provoquées par balles.

chirurgicales

Le Dr Munch11, médecin SS à Auschwitz, était convaincu que les rhumatismes avaient pour origine les granulômes dentaires. A ce titre, il pratiqua de nombreuses avulsions dentaires chez les déportés. Il colonisa les alvéoles et s’en servit comme foyer de cultures. Il réussit à en extraire un filtrat qu’il injecta aux détenus. Cette expérience n’obtint pas le succès escompté, mais elle présenta des conséquences dramatiques pour les cobayes.

La récupération de l’or dentaire

Elle fut ordonnée par Himmler9,16, le Reichsführer SS, le 23 septembre 1940 et fut vraiment mise en application suite à l’ordonnance du 23 décembre 1942 :

Il sera systématiquement procédé à la récupération de l’or et des alliages dentaires précieux dans la bouche des cadavres et dans celles des vivants, pour les dents ne pouvant être réparées.

L’or dentaire était récupéré dans la bouche des morts, à la sortie des chambres à gaz par des détenus7,8. A la fonderie d’or des crématoires12,13, il passait dans un seau d’acide sulfurique pour éliminer les chairs. Il y était recoulé en lingots artisanaux (cylindriques de 140grs ou en demi-pamplemousse de 500grs4). Une fois par semaine, un officier SS venait chercher cet or pour le stocker à la kommandantur du camp. Une fois par mois ou par an, en fonction des camps, l’or était acheminé au camp d’Oranienburg-Sachsenhausen, près de Berlin.Toutes les valeurs issues des pillages SS y étaient centralisées. Cet or était ensuite dirigé vers l’administration centrale de la SS, à Berlin9,16, où de nuit, il était convoyé dans les caves de la Reichsbank. L’or était recoulé en lingots conventionnels, estampillés avec des tampons périmés de 1935-1937 pour laisser croire à une origine d’avant-guerre. Ces valeurs étaient ensuite placées sur un compte de la Reichsbank, au nom fictif de Max Heiliger. Régulièrement, ces trésors partaient pour la Suisse où le passage d’une pièce à une autre dans les caves des banques suisses, justifiait l’émission de monnaies permettant aux nazis d’acheter les matières premières destinées à l’effort de guerre.

Il fut récupéré ainsi 500 kgs à 1tonne d’or dentaire24. C’est une estimation pour laquelle les victimes de l’Holocauste reçurent une indemnisation de 750.000 $. C’est une estimation qui ne tient pas compte des trocs entre détenus pour survivre et des vols à tous les échelons de la hiérarchie administrative des camps. Seule certitude : 25 kgs et de 100 à 500 grs d’or dentaire seront collectés respectivement à Mauthausen et Buchenwald, sur toute la période de la guerre.

quittance mensuelle de récupération d’or dentaire de l’administration du camp de Buchenwald pour mai 1944, à destination SS-WVHA (organisme économique de la SS à Berlin, gérant les camps de concentration)
pavés d’or fondus à partir des dents en or des détenus dans les camps de concentration
pavés d’or fondus à partir des dents en or des détenus dans les camps de concentration
Les soins dentaires aux déportés

Pourquoi ?

A l’arrivée des convois dans les camps, une sélection faite par les nazis envoyait ceux qu’ils considéraient comme les plus faibles vers les chambres à gaz, à plus forte raison si des origines juives étaient avérées. Les personnes en bonne santé pouvaient participer à l’effort de guerre nazi en travaillant pour eux. Un détenu qui a mal aux dents travaille mal et n’est pas productif. Aussi, dans un souci économique, il pouvait recevoir des soins dentaires.

Quelles pathologies dentaires ?

Il y eut peu de nouvelles caries du fait d’un régime alimentaire pauvre en glucose et en sucres, mais celles existant avant la déportation poursuivirent leur évolution, causant de nombreuses pulpites et abcès.

Le régime alimentaire fut à l’origine de nombreux cas d’avitaminoses14,17,21 :

  • la B (glossites, perlèches, cheilites)
  • la C (perte de support osseux, gingivites, mobilités dentaires, perte des dents)

Enfin, en raison de la répétition des coups, des morsures, la pathologie traumatique fut particulièrement développée : bris de couronnes, de dents, fractures des maxillaires.

Comment accéder aux soins ?

A Buchenwald, avant 1939, le détenu devait écrire à l’administration du camp pour avoir accès aux soins dentaires, soins qu’il devait payer à l’administration du camp19.

Après 1939, il pouvait aussi se signaler au kapo, chef de baraque qui lui délivrait un bon d’accès en urgence14 ou le mettait sur une liste de détenus en partance le lendemain pour l’infirmerie du camp. La chance pouvait lui permettre de connaître ou de rencontrer une personne qui lui en permettait l’accès. De plus, en fonction du contexte et de la configuration concentrationnaire, un SS pouvait l’autoriser à recevoir des soins dentaires. Enfin, la solidarité et la clandestinité fonctionnèrent à plein régime.

Qui pour faire ces soins ?

Les grands camps étaient équipés de cabinets dentaires où des dentistes SS exercèrent (une centaine en 1939 sur 16300)24. Des professionnels de la santé se virent confier la tâche difficile de soulager les maux dentaires de leurs camarades avec des moyens souvent précaires : ils étaient médecins et bien sûr, dentistes, avec tous un point commun, leur déportation. Des mécaniciens dentistes se virent contraints d’exercer. Il y eut bien souvent des personnes non dentistes, non professionnels de santé qui s’improvisèrent dans un art totalement nouveau pour eux avec les conséquences désastreuses que l’on peut imaginer pour leurs patients.

Les kommandos n’avaient pas toujours le personnel nécessaire pour subvenir aux besoins dentaires. Dans tous les cas, les détenus étaient convoyés sous bonne escorte. Ils pouvaient être orientés :

  • vers le cabinet dentaire du grand camp14,19
  • vers un dentiste civil d’une ville voisine18
  • vers des dentistes prisonniers de guerre de stalags voisins18
  • vers un dentiste militaire d’une base voisine18

Des commissions itinérantes de dentistes18,19 voyageaient de camp en camp. S’ils étaient SS, ils extrayaient les dents à tour de bras. S’ils étaient détenus, ils soulageaient au mieux de leurs faibles moyens, leurs coreligionnaires.

Quels soins ?

Principalement des extractions, mais aussi des soins de caries, des détartrages, des drainages d’abcès, des badigeonnages des gencives à base d’acide chrômique21, des contentions maxillaires, des prothèses dentaires en petite quantité et certainement, le plus souvent, à des personnalités au sein du camp (44 cas en août 1943 au cabinet dentaire des détenus d’Auschwitz15 pour une population de 100000 personnes). Des soins concervateurs, des traitements endodontiques chez les détenus sont répertoriés à Buchenwald5 (712 de mars 1943 à mars 1945 pour ces-derniers) et dans les rapports mensuels de la station dentaire d’Auschwitz15 (60 en juin 1944).

Statistiques14

  • 6 à 7 consultations par jour en 1939 au cabinet dentaire des détenus de Buchenwald.
  • 130 consultations par semaine en 1944 toujours à Buchenwald pour une population au camp de 63000 individus.
  • 52 à 63 consultations par semaine pour les hommes et 27 à 34 consultations pour les femmes en 1944 au cabinet dentaire des détenus d’Auschwitz pour une population au camp de 100000 détenus.


photos du cabinet dentaire de Dachau, prise lors d’une visite d’inspection du camp par le Reichsführer SS Himmler, en 1941.

statistiques des soins dentaires, réalisées par Arno Liske, détenu travaillant au cabinet dentaire de Buchenwald, de mi-mars 1943 à la fin mars 1945.

fiche de soin dentaire d’un détenu de Buchenwald

prothèses et réparations d’appareils effectuées au cabinet dentaire d’Auschwitz, en août 1943
Conclusion

La plus connue des pratiques est la collecte de l’or dentaire, mais malgré son caractère anecdotique, l’existence de soins dentaires aux déportés est incontestable. Bien que la pathologie bucco-dentaire fût rarement mortelle, elle a pu engendrer une souffrance de tous les instants qui contribua très largement à la déchéance physique et morale des détenus. Nos confrères déportés se dévouèrent jusqu’au sacrifice parfois, pour essayer d’enrayer cette pathologie et d’autres plus générales. Ils furent le soutien et le réconfort de leurs camarades en les soulageant quelquefois, en les aidant à lutter toujours et en les accompagnant dans la mort trop souvent.

Il est un devoir de mémoire qui doit nous permettre de nous souvenir toujours de ceux qui sont morts là-bas, en déportation et de ceux qui eurent la chance d’en revenir. Ne jamais oublier ce qui a été afin d’essayer que l’Histoire ne se répète pas.

BIBLIOGRAPHIE

1 AZIZ P. : « Les médecins de la mort » Editions Famot, Genève, tomes 2 à 4, 1975
2 BAYLE F. (Docteur): « Croix Gammée contre Caducée » Imprimerie Nationale, Neustadt (Palatinat), 1950
3 BERNADAC C. : « Les Médecins de l’Impossible » Editions France-Empire, Paris, 1969
4 Figaro Magazine n°16324, cahier n°3, samedi 08/02/1997, p.22 à 25, Paris
5 Gedenkstätte Buchenwald, Weimar, Allemagne, communication personnelle, 2002
6 Gedenkstätte Dachau, Dachau, Allemagne, communication personnelle, 2002
7 Historia : « Les circuits de l’or nazi » n°609, Paris, Septembre 1997
8 KOGON E. : « Les Chambres à gaz : secret d’Etat » Editions de minuit, Paris, 1984
9 LE BOR A. : « les banquiers secrets d’Hitler » Editions du Rocher, Monaco, 1997
10 LE MINOR J.-M. : « Les sciences morphologiques médicales à Strasbourg du XVèmesiècle au XXèmesiècle » Presses Universitaires de Strasbourg, Strasbourg 2002
11 LETTICH A. (Docteur) : « 34 mois dans les camps de concentration » Thèse de Doctorat en Médecine, Paris, 1946
12 MÃœLLER F. : « Trois ans dans une chambre à gaz : Auschwitz » Editions Pygmalion- Gérard Watelet, Paris, 1980
13 NYISZLI M. (Docteur) : « Médecin à Auschwitz » Editions Famot, Genève, 1976
14 OBADIA Y. : « Pratique dentaire dans les camps de concentration » Thèse pour le diplôme d’Etat de Docteur en Chirurgie Dentaire, Lyon, 1975
15 Panstwowe Muzeum Auschwitz-Birkenau, Pologne, 2001 et 2003
16 PICAPER J-P. : « Sur la trace des trésors nazis » Editions Tallandier, Paris, 1998
17 RIAUD X. (Docteur) : « Pathologie bucco-dentaire dans les camps de concentration nazis.1941-1945 » Thèse pour le diplôme d’Etat de Docteur en Chirurgie Dentaire, Nantes, 1997
18 RIAUD X. (Docteur) : « La pratique dentaire dans les camps du IIIèmeReich » Editions L’Harmattan, Collection Allemagne d’hier et d’aujourd’hui, Paris, 2002
19 S.I.R. Bad Arolsen Bad Arolsen, Allemagne, communication personnelle, 1999
20 Staatsarchiv Nürnberg Nürnberg, Allemagne, communication personnelle, 1999
21 STROWEIS H.(Docteur) : « Pathologie bucco-dentaire dans les camps de concentration allemands.1944-1945 » Thèse pour le diplôme d’Etat de Docteur en Chirurgie Dentaire, Paris V, 1973
22 Service d’informations des crimes de guerre : « Camps de concentration » Editions Office français d’Etat, 1946
23 Yad Vashem, Jerusalem, Israël, communication personnelle, 1997
24 Zahnärztliche Mitteilung : « Deutsche Zahnärzte 1933 bis 1945 » 1996 und 1997