Agnès et Thibault MONIER
Docteurs en chirurgie dentaire

Une pratique de la chirurgie-dentaire existait-elle dans l’ancienne Égypte ? Un certain nombre de documents sont parvenus jusqu’à nous et permettent d’envisager une réponse à cette question. Il s’agit tout d’abord des récits des auteurs anciens tels Hérodote, Diodore de Sicile ou Pline l’Ancien qui réalisèrent de véritables reportages sur les us et coutumes des Égyptiens contemporains, mais se laissèrent parfois emporter par leur enthousiasme.

Hérodote, le « Père de l’Histoire », visita le royaume des deux terres vers 450 av. J.-C.et rapporta dans sa relation de voyage que « Chaque médecin soigne une maladie et une seule. Aussi le pays est-il plein de médecins spécialistes des yeux, de la tête, des dents, du ventre ou encore des maladies incertaines » (Her. II, 84)

 

Les médecins de l’Égypte ancienne

Dès le second millénaire, les peuples du Moyen-Orient louaient les capacités des médecins égyptiens. Ceux-ci étudiaient leur spécialité dans les « Maisons de Vie », des dispensaires dépendant des institutions religieuses. Le corps des praticiens était très hiérarchisé, comme toute la société de l’époque pharaonique, et les médecins était séparés en deux groupes distincts : celui des praticiens du Palais Royal et celui des praticiens » du dehors » du Palais Royal.

Les médecins du Palais : ils constituaient l’élite des médecins égyptiens. Leur rôle consistait surtout en une activité de recherche et de rédaction de documents concernant le diagnostic et le traitement des maladies. Certains possédaient des titres de spécialistes des yeux, du ventre, des dents, des préparations médicamenteuses correspondant à un savoir-faire particulier dans l’un ou l’autre de ces domaines. Ces spécialités ne se retrouvent pas en dehors du corps médical palatin. Le contenu des papyri médicaux qui nous sont parvenus dut être élaboré dès l’Ancien Empire par ces médecins-chercheurs qui le firent recopier et diffuser dans les Maisons de Vie où il servit de base à l’enseignement de médecins généralistes qui s’y référèrent tout au long de leur exercice professionnel. Il est probable que leur contenu s’est transmis sans changement notable de l’Ancien Empire à la Basse Époque.

Comme on rencontre à l’Ancien Empire le titre de « Grands des médecins du Palais », il existait un « Grand des dentistes du Palais », un « Grand des oculistes du Palais »…etc, et les sous-classes hiérarchiques se retrouvaient selon un schéma identique au Moyen Empire et au Nouvel Empire, mais le titre de « Maître médecin » semble disparaître à la fin de l’Ancien Empire. Les références aux spécialités deviennent également exceptionnelles, pour réapparaître à la Basse Époque.

Les médecins « du dehors du Palais » : ils étaient formés dans les Maisons de Vie rattachées aux Temples. Les praticiens qui en sortaient exerçaient dans les provinces comme généralistes. Aucune spécialisation analogue à celles rencontrées dans le cas des médecins n’est attestée. Cependant il arrive qu’un médecin spécialiste du Palais ait ensuite exercé comme généraliste en province. C’est le cas de Psametik-Seneb, médecin de Saïs à la Basse Époque (XXVIe dynastie) qui fut un temps rattaché aux cadres du Palais Royal comme « Dentiste ».

La première preuve de l’existence d’une fonction de chirurgien dentiste remonte à la troisième dynastie sous laquelle apparaît le titre de « Grand des dentistes »  et « Grand des médecins », vers 2700 av. J.-C. Un noyau de praticiens, haut-fonctionnaires à la cour du roi, cumulant souvent plusieurs spécialités à leur actif et exerçant le plus souvent d’autres fonctions que médicales était recruté et entretenu par l’administration royale et formait les cadres médicaux en charge des centres de province.

HESY-RÊ

1. Un des cinq panneaux de bois d’Hésy-Rê IIIe dynastie, Saqqara, Mastaba A3 – Musée du Caire Hauteur 1,15 m n° CG 1426

Ce praticien du Palais est le plus ancien « dentiste » égyptien dont la fonction soit clairement identifiée. Son tombeau, un Mastaba de Saqqara découvert par Auguste Mariette, livra cinq panneaux d’acacia portant ses nombreuses titulatures.

Ce haut personnage était ainsi « Supérieur des scribes du roi », « Grand des Dix de la Haute-Égypte » et « Grand des dentistes et Grand des médecins » (Wr ibh, Wr swnw).

Il vivait sous le règne de Djoser (IIIe dynastie) au début de l’Ancien Empire, vers 2700 av. J.-C..

Hésy-Rê apparaît ici assis devant une table d’offrandes, son nécessaire de scribe posé sur l’épaule droite et tenant dans sa main gauche un long sceptre insigne de son pouvoir et de son autorité.

NEFERIRTES

Ce personnage du début de la Ve dynastie (2500 av. J.-C.) apparaît sur un bas-relief du tombeau d’un certain Shesathetep dont il devait être parent. Il est représenté parmi les quinze témoins d’un acte testamentaire debout aux pieds de Shesat- hetep, et on distingue parfaitement à ses côtés les deux hiéroglyphes signifiant « dentiste », un œil surmontant une canine d’hippopotame.

2. Représentation de Neferirtes D’après le bas-relief du tombeau de Shesathetep Guizeh – Ve dynastie

C’était un médecin de la cour du pharaon, spécialisé dans le traitement des maux de dents.

NI-ANKH-SEKHMET et MENKAOUREANKHOU

Ces deux personnages vivaient au début de la Ve dynastie.

Ni-ANKH-SEKHMET est connu par un mastaba de Saqqara et une stèle du musée du Caire (GCG n°1482), cadeau du roi Sahurê (Ve dyn.). Parmi ses titres ont lit « Doyen des médecins », « Grand des médecins (du Palais) », « Grand des dentistes du Palais ».

3. Représentation de la stèle de Niankhsekmet d’après L. BORCHARDT Catalogue général du musée du Caire (CGC) « Denkmäler des altens Reiches », 1937, pl. 39.

Sur cette stèle est nommé le dentiste MENKAOURÊANKHOU, certainement un proche parent car il est représenté à côté du frère du premier. Un seul titre est inscrit: « Dentiste », et sa fonction réelle devait être « Maître médecin du Palais ».

D’autres praticiens furent également identifiés, toutefois, la fonction médicale de ces personnages n’est qu’une partie de leur titres parfois honorifiques qui se rapportent à leur statut de haut personnage de l’état et de la cour. Ils nous sont connus par leurs stèles, sarcophages ou statues, mais la majorité des médecins de l’époque pharaonique se sont dissipés dans l’oubli…

 

La thérapeutique dentaire : Les papyri médicaux

Les fouilles archéologiques nous ont livré les documents de première importance que représentent les papyri médicaux, dont certains, tel les papyri Ebers ou Edwin Smith, du nom de leur découvreurs, sont de véritables traités de thérapeutique chirurgicale. La majorité de ces textes ne remontent pas au-delà du Moyen Empire, pourtant il est probable qu’ils soient beaucoup plus anciens. En effet, la fragilité du support fait que nombre de documents écrits n’ont pas traversé les siècles. De plus, la tradition orale devait certainement jouer un rôle prépondérant dans la transmission du savoir médical.

Le papyrus Ebers :

Il provient de la nécropole thébaine et date du début de la XVIIIe dynastie et a été découvert à Thèbes en 1860 et est conservé au musée de l’université de Leipzig. Il comporte 108 pages écrites en hiératique et est daté de la neuvième année du règne d’Aménophis Ier, soit d’environ 1550 av. J.-C. Il présente une succession de paragraphes concernant chacun une pathologie, sans que celles-ci soient classées et ordonnées. Une dizaine de paragraphes sont consacrés à la thérapeutique dentaire.

4. Une page du papyrus Ebers Université de Leipzig

Chaque paragraphe débute par une incantation magique destinée à fixer l’origine divine de la thérapeutique énoncée. Suit une description du symptôme de la maladie, souvent à l’aide de métaphores, ce qui rend parfois difficile l’identification de celles-ci, puis vient le diagnostic, et le traitement à effectuer avec la recette destinée à confectionner le médicament.

Les paragraphes consacrés à la pathologie dentaire concernent la sédation de la douleur dentaire provenant d’une lésion carieuse, le traitement d’un abcès ou d’une gingivite, voire d’une hâlitose. Il est intéressant de noter que pour les Égyptiens, l’origine des pathologies bucco-dentaires résultait de l’action de substances corrosives, « souffles pathogènes » d’origine maléfique produites par l’organisme et qui remontaient à travers le corps vers la bouche et dans les dents entraînant carie, douleur et infection : les Égyptiens les appelaient « Oukhédou ».

Le traitement était surtout destiné à lutter contre les « Oukhédou » et donc à enrayer l’évolution du processus pathologique, à calmer la douleur, mais pas à reconstituer la dent lésée.

Ainsi les praticiens avaient diverses recettes à leur disposition et les appliquaient en fonction de l’activité pathologique des « Oukhédou », c’est-à-dire de l’état de l’organe malade. Ces recettes concernaient les divers degrés de lésion dentaire qui étaient bien identifiés par les Égyptiens :

  • atteinte carieuse de la dent sans manifestation douloureuse

  • atteinte carieuse de la dent avec manifestation douloureuse

  • tuméfaction gingivale autour de la dent cariée sans mobilité associée

  • tuméfaction gingivale autour de la dent cariée mobile.

  • lésion apicale avec abcès et éventuellement fistule

La thérapeutique consistait en la préparation de pansements dentaires, masticatoires et bains de bouche. Parmi les substances utilisées, on rencontre l’eau, la bière, le lait de vache comme fluide de base des bains de bouche, la gomme préparée avec de la résine d’acacia pour les masticatoires, le miel comme édulcorant et le cumin mélangés en proportions bien définies à des poudres minérales (sable, ocre, malachite…), à des fruits (dattes, fruit du sycomore…), des poudres (farines de céréales, fèves…). L’efficacité de telles substance apparaît bien aléatoire!…

Le papyrus chirurgical Edwin Smith

5. Le papyrus Edwin Smith New-York Historical Society

Ce papyrus en hiératique également d’origine thébaine et datant du début de la XVIIIe dynastie, fut découvert en 1862. C’est un catalogue de traumatismes décrivant à son recto 48 cas avec pour chacun un diagnostic, le traitement à effectuer et un pronostic, et qui ne fait que rarement appel à la composante magico-religieuse. Il ne concerne pas directement la pathologie dentaire, mais il décrit, entre autre, le diagnostic d’une fracture du maxillaire inférieur (cas 24) et surtout la manœuvre de remise en place d’une mandibule luxée (cas 25), toujours enseignée sous le nom de « manœuvre de Nelaton ». Il est conservé à la New-York historical Society et a été traduit et publié en 1930 par H. Breasted. Il indique :

Cas n°25 : Instructions concernant la remise en place d’une mandibule luxée.

« Si tu examines un homme ayant une dislocation de sa mandibule, si tu trouves que sa bouche reste ouverte sans possibilité qu’elle se ferme, tu dois poser tes deux pouces à l’intérieur de sa bouche sur les extrémités des deux branches de la mandibule, tandis que tes deux serres (les autres doigts réunis) seront placés sous le menton. Puis tu les repousseras vers l’arrière de telle sorte qu’elles reprennent leur place. Tu diras à son sujet: c’est un homme qui a une luxation à la mandibule. Une maladie que je peux traiter. Puis tu le banderas avec de l’ imrw (?), du mile, chaque jour jusqu’à guérison« .

L’étude des textes conservés montre donc que les Égyptiens anciens avaient identifié, décrit, et tenté de traiter un certain nombre de cas pathologiques touchant la sphère oro-faciale. Toutefois, l’acte thérapeutique ne peut être généralement dissocié d’une composante religieuse et magique. Le médecin est d’abord un prêtre qui doit endiguer la maladie en agissant sur sa cause divine ou démoniaque. Secondairement, l’aspect physiologique était pris en compte. Les textes médicaux associent donc étroitement la récitation de formules magiques rituelles à la préparation de substances dont on a du mal à identifier la finalité: médicament ou répulsif destiné à éloigner les esprits maléfiques?

Si aucun papyrus médical connu n’évoque explicitement l’extraction dentaire comme élément thérapeutique, l’examen des crânes secs et des momies conservés dans les collections des musées montre clairement que cet acte était pratiqué. Des textes gravés sur des stèles du IIe siècle av. J.-C. l’atteste également mentionnant l’acte d’  » emporter (la dent) vers le dehors ».

Un papyrus médical copte indique également que « Pour préparer une dent que l’on doit extraire, faire une préparation de jus de plantes diverses…à placer sur la racine de la dent et laissée en place un moment. Prendre alors la dent entre le pouce et les doigts, elle sortira rapidement ». Cette technique ne devait concerner que les dents très mobiles.

Aucun instrument dentaire identifié de façon certaine ne nous est parvenu. Le temple de Kom-Ombo, d’époque romaine, présente sur une de ses parois ce que certains ont reconnu être des instruments de chirurgie. Or les textes situés à droite de la représentation fournissent des énumérations de produits et matériels livrés aux magasins du temple. Peut-être s’agit-il bien d’instruments médicaux, mais ils peut tout aussi bien s’agir d’outils utilisés par des menuisiers, des couturiers etc…

Homère lui rendant hommage, disait « l’Égypte, terre féconde qui produit en abondance les drogues, les unes sont des remèdes, les autres des poisons, pays des médecins les plus savants du monde ». Il semblerait que le pavot ait pu être utilisé à partir de la XVIIIe dynastie : un petit pot à onguent découvert au siècle dernier aurait, selon les analyses faites à l’époque, contenu de l’opium. Il faut cependant demeurer prudent et attendre de nouvelles découvertes confirmant l’utilisation d’une pharmacopée efficace, en particulier sur la sédation de la douleur…

La pathologie dentaire d’après l’étude des crânes et momies

La détermination d’un indice C.A.O. est impossible en ce qui concerne la population de l’Égypte Pharaonique. En effet, nos études des 650 crânes et de la trentaine de momies de la collection du laboratoire d’anthropologie du Musée de l’Homme se sont heurtées a deux problèmes différents :

Le premier résulte de l’absence d’un grand nombre de dents, surtout monoradiculées, perdues post-mortem dans la tombe d’origine mais aussi lors du transport et de la conservation dans les réserves des musées.

6. Les crânes du Musée de l’Homme Photo T.M.

Le second est d’ordre muséologique. En effet, les collections des grands musées se sont constituées au cours du XIXe siècle et au début du XXe, et nous avons constaté que les classements répétés des pièces se sont accompagnés de pertes ou de mélanges d’étiquettes et d’erreurs grossières de recopies successives de fiches. Ainsi des crânes de la collection constituée en 1867 par Auguste Mariette datant de la XIe dynastie, se retrouvent-ils étiquetés XVIIe dynastie, certains de la période gréco-romaine classés premières dynasties… Avant toute analyse statistique, il est donc indispensable d’effectuer un recollement de la collection, afin d’éviter les grossières erreurs historiques.

L’abrasion dentaire

 

Sur tous les maxillaires examinés, les dents présentent une usure de leur table occlusale plus ou moins importante selon l’âge. Cette usure est plus marquée sur les molaires que sur les incisives.

En occlusion normale, cette abrasion se rencontre surtout sur la première molaire permanente, et en fonction des dates d’éruption décroît sur les autres molaires et les prémolaires. Elle touchait même les cuspides des molaires déciduales. D’abord horizontale, cette abrasion touchait ensuite surtout la partie occluso-palatine des dents maxillaires et l’opposée au niveau des molaires mandibulaires.

7. Abrasion maxillaire. Crâne MH 3905 – Photo T.M.

Les Égyptiens anciens n’étaient pas tous bruxomanes, et cette abrasion trouve son origine dans la nourriture:

  • Par la présence de particules minérales dans le pain, et sans doute la majorité des mets préparés et cuits.

  • La présence de phytolithes, particules de silice contenues dans les cellules des plantes poussant dans les marais ou au bord du Nil et qui constituaient l’alimentation ordinaire des populations nilotiques.

Les caries dentaires

 

Postulant que les dents antérieures étaient rarement le siège de lésions carieuses, du fait de l’absence d’aliments acides, de sucre et de l’auto-nettoyage par les lèvres, on a trouvé un pourcentage variant de 3,19 % pour les premières dynasties (Leek) à 8,7 % pour les dernières dynasties (Brothwell et Carr). Ces chiffres sont à peu près ceux de Quenouille pour qui la localisation prédomine sur les molaires inférieures.

La majorité des cavités intéresse une seule face. On aurait pu croire que l’abrasion, en formant des surfaces planes empêchant les rétentions alimentaires, éviterait la formation de caries, or il n’en est rien : 47,7 % sont occlusales. et la suppression des points de contact provoque 38,8 % de caries proximales.

Le manque d’hygiène et la stagnation des aliments au collet des dents induisent proportionnellement peu de caries, le chiffre avancé étant de 12,2 %. Sur les dents cariées examinées, les atteintes dentinaires entrent pour plus de la moitié, puis avec un peu plus de 20 % les caries ayant provoqué une ouverture pulpaire importante accompagnée d’une lyse apicale.

8. Une volumineuse carie sur une 27 – MH 086 Photo T.M.

Ces moyennes ont été déterminées après l’examen de crânes secs, appartenant à des individus décédés dans une tranche d’âge de 30 à 40 ans. L’usure et les lésions carieuses provoquaient de nombreuses complications : nécroses pulpaires, lésions apicales, lyses osseuses, et dans les formes extrêmes, ostéite et septicémie.

La pathologie parodontale

 

L’usure progressive des faces triturantes entraînait une mortification, point de départ d’une pathologie aussi vaste que variée (abcès, kystes, ostéites…) ou, par la suppression des points de contact, et la surcharge occlusale, une atteinte du desmodonte qui s’épaissit.

On assiste alors à un remodelage de l’os alvéolaire, et l’élargissement du desmodonte s’accompagne d’une perte d’étanchéité du sulcus et apparition d’une pathologie parodontale.

Il est à noter que l’absence fréquente des premières molaires perdues ante-mortem peut trouver son origine dans ce type de complication. La disparition du relief cuspidien modifiait la cinématique manducatrice entraînant des mouvements musculaires aberrants se traduisant par une ostéoarthrose bilatérale des condyles mandibulaires : la surface condylienne mandibulaire primitivement convexe devenait plane, et la tête articulaire diminuait peu à peu de volume.

Les Égyptiens étaient atteints de parodontolyse comme l’attestent les pièces anatomiques examinées et les papyri médicaux dans lesquels différents traitements sont proposés.

Ces lésions sont la conséquence des surcharges qui résultent de l’usure des faces triturantes supprimant les points de contact, du manque d’hygiène bucco-dentaire (les crânes secs que nous avons examinés présentaient du tartre pour 72 % d’entre-eux).

9. Tartre, usure et lésion périapicale. MH 3905 Photo T.M.

En ce qui concerne l’os alvéolaire, il semblerait qu’il résistait assez bien aux agressions dont il était victime, manque d’hygiène, absence de points de contact, lésions périapicales, mais cette relative résistance n’est en fait que la conséquence de l’âge de décès (25 – 35 ans ) des Égyptiens de cette époque, les lésions ne s’étant pas complètement installées!

Le traitement des lésions périapicales

 

Depuis une vingtaine d’années, s’est développé une polémique concernant des preuves d’interventions chirurgicales destinées à drainer des lésions périapicales.

En 1917, Hooton décrit une mandibule du musée Peabody d’Harvard (Cat. N° 59.303) présentant deux trous circulaires de quelques millimètres de diamètre dans l’os vestibulaire, en regard des apex d’une 46. La mandibule date de la IVe dynastie ( vers 2700 av. J.-C.).

10 a-b. La mandibule du Peabody Museum d’Harvard (N° 59303) Weineberger, An introduction to the History of dentistry, St. Louis, Missouri 1948. The C.V. Mosby Company.

Le laboratoire d’anthropologie du Musée de l’Homme possède une mandibule présentant la même particularité au niveau des apex des racines d’une 36 ( M.H. 3986 ).

11 a-b. Gros plan sur la double perforation de la mandibule du laboratoire d’anthropologie du Musée de l’Homme M.H. 3986 Paris. Photo T.M.

Filce Leek examina lui aussi un tel cas clinique sur une mandibule du British Museum (AC 114/421) provenant d’ Abydos et datant de la Ie ou IIe dynastie. Un seul canal pénètre la corticale en direction de l’apex avec un angle de 140° par rapport au bord de la mandibule.

Certain y voient la marque d’une action thérapeutique destinée à drainer une collection. Le praticien aurait foré la table osseuse au niveau de l’orifice de fistulisation à l’aide d’un foret à archer comme on en trouve la représentation sur certaines peintures tombales.

12. Menuisier utilisant un foret à arc. D’après une peinture de la tombe de Rekhmaré, XVIII° dynastie (A.R.)

De telles perceuses à arc existèrent en Europe à partir du XVIIIe siècle. P. Fauchard (1678-1761) en décrivit un modèle dans son œuvre, Le Chirurgien Dentiste ou traité des dents, mais il le destinait exclusivement à la fabrication de prothèses et non pour effectuer des soins en bouche. Comme notre confrère britannique F. Leek, nous pensons plutôt qu’il s’agit de l’évolution naturelle d’un processus pathologique. En effet, une telle intervention aurait nécessité un diagnostic et un pronostic incompatibles avec les connaissances anatomo-physiologiques de l’époque, et l’absence de matériel chirurgical, notamment rotatif, performant la rend fort improbable. Dans le cas de la mandibule du British Museum, l’angulation du canal aurait nécessité l’utilisation d’une perceuse en forme de contre angle, ce qui est impensable.

La prothèse dentaire

 

Certains auteurs du XIXe siècle affirmèrent à la suite de la découverte de « dents artificielles » dans la bouche de momies, que la prothèse dentaire existait dans l’Égypte Pharaonique. Sir Gardner Wilkinson aurait ainsi vu trois dents obturées avec de l’or dans la bouche d’une momie de la collection Salt, vendue aux enchères chez Sotheby en 1863. Aucune trace de cette momie n’a été retrouvée.

Il faut cependant noter que pour les riches défunts, les embaumeurs les plus soigneux utilisèrent parfois des morceaux de bois ou d’ivoire taillés pour redonner son intégrité à une arcade incomplète. Il pouvait aussi s’agir pour l’embaumeur de réparer une dégradation résultante d’une mauvaise manipulation. Aux époques tardives, une plaque d’or était parfois placée sur la langue du cadavre, ou alors la totalité de la face recevait après dessiccation, une fine couche d’or colloïdal, et dans le cas où seul le crâne sec est conservé, la présence de la dorure au niveau des dents antérieures a pu un temps faire songer à une forme de restauration prothétique.

Les deux molaires de Gizeh

H. Junker découvrit au début du siècle dans les décombres d’un puits d’une tombe de Gizeh, datant de l’Ancien Empire un ensemble de deux molaires mandibulaires réunies au niveau du collet par un fil d’or torsadé de 0,4 mm de diamètre. Cette pièce est conservée à Hildesheim en Allemagne.

13. Les deux molaires de Gizeh Rœmer Pelizaeus Museum Hildesheim – Allemagne

En fait, il est impossible de la dater archéologiquement car la mandibule qui pouvait les supporter n’a pas été trouvée et les mastabas de l’Ancien Empire de Gizeh ont été réoccupés de nombreuses fois jusqu’à l’époque romaine.

Weinberger estime qu’il s’agit là d’une « ligature orthodontique » destinée à faciliter la mise en place d’une dent de sagesse. Nous pensons qu’il faut être extrêmement prudent dans l’interprétation de la finalité d’une telle réalisation: il est impossible d’affirmer qu’elle fut portée en bouche, et Leek estimait il peut tout aussi bien s’agir d’une amulette!

La contention d’ El Qatta

Un autre travail de contention par fil d’or réunissant canine, incisive latérale et incisive centrale droites fut trouvé en 1952 par Shafik Farid sur le site d’El Qatta, dans les ruines d’un mastaba de l’Ancien Empire. De nombreuses traces de réoccupations tardives du lieu empêchent toutefois de le dater.

14. La contention d’ El Qatta (Iskander et Harris, « A skull with silver bridge to replace a central incisor » Annales du Service des Antiquités de l’Égypte – 62)

Le fil d’or fait le tour de la canine, de la latérale et traverse la centrale dans le sens mésio-distal. Une gorge vestibulaire est creusée au tiers cervical de la couronne de la 11, peut-être pour bloquer la ligature. En l’absence du crâne il est impossible d’affirmer que la contention ait été portée en bouche. Il peut s’agir d’une « restauration » effectuée post-mortem par les embaumeurs.

Le crâne de Tura-El-Asmant

le docteur J.J. Quenouille, a pu examiner lors d’un voyage au Caire, un crâne découvert et étudié par le professeur Zaki Iskander dans une tombe d’Hélouan en Basse Égypte et ayant appartenu à un personnage âgé de plus de 50 ans, qui vivait entre 500 et 300 av. J.-C.

Un fil d’argent traverse la 11 et la relie aux collets de 12 et 21, au niveau de laquelle se fait le toron près du cingulum. D’après Quenouille,  » ce travail délicat est très bien exécuté »…et  » il s’agissait de consolider une dent fracturée et infectée, peut-être postérieurement. ». Il envisage soit « une contention par fil, ou plutôt une contention après réimplantation. À l’appui de cette thèse, le fait que 11 semble traversée par le fil : il n’est pas possible de forer un puits mésio-distalement dans une incisive sans le faire en dehors de la bouche. Nous savons que ce travail est ancien puisque l’espace entre 21 et 12 s’est rétréci de 1,5 mm environ. »

15a-b. Gros-plans sur le crâne de Tura-El-Asmant Époque Ptolémaïque. Photo. J.J. Quenouille

Certes nous pouvons attribuer cette réalisation au savoir égyptien. Cependant cet exemple d’une époque tardive. Du Ve au IIIe siècle av. J.-C., de vastes échanges se déroulaient entre les pays méditerranéens et nous pouvons concevoir que cette technique ait été importée. Des travaux similaires et datant de la même période furent découverts à Alexandrie (pièces de contention), Sidon en Phénicie, et à Tanagra en Grèce et surtout en nombre important dans les nécropoles étrusques.

Les échanges entre Égypte et Étrurie sont attestés par les fouilles archéologiques dans les deux pays : une momie égyptienne conservée à Zagreb porte des inscriptions étrusques, un vase portant le cartouche du pharaon Bocchoris (XXIVe dyn. vers 720-714 av. J.C) fut découvert dans un tombeau de Tarquinia. Les échanges commerciaux s’accompagnèrent toujours de la diffusion du savoir et des techniques, et il est très délicat de connaître leurs initiateurs.

 

Conclusion

La médecine pharaonique, telle que l’on peut la découvrir à travers les documents qui nous sont parvenus à ce jour, et malgré certains côtés religieux, représente une tentative exceptionnelle dans l’antiquité pour essayer de soulager les maladies buccales.

L’odontologie n’a sûrement pas révélé tous ses secrets, et les futures découvertes des archéologues enrichiront certainement nos connaissances sur les pratiques médicales de nos confrères de l’Antiquité.

 

Références bibliographiques

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