Claude ROUSSEAU
DCD, DSO, DDS
Président de la SFHAD

C’est avec l’Ecole médicale de Cnide que l’observation et la manifestation concrète des faits se substituent aux incantations de la médecine magique.

Hippocrate manuscrit grec 1350

Ce concept s’épanouit avec Hippocrate où l’examen clinique devient une tentative pour comprendre le malade avant la maladie et dans lequel tout doit être pris en compte : « ce qui est possible de voir, de toucher, de l’ouïe et du nez… ».

La méthode d’observation et les principes du praticien de l’île de Cos ont largement contribué au développement exceptionnel de la dentisterie occidentale.

Mais avec l’annonce par Wilhelm Conrad Röntgen, en janvier 1896, de la découverte d’un nouveau rayonnement capable de traverser les tissus vivants opaques, nous entrons dans une nouvelle ère du diagnostic médico-dentaire

La genèse d’une découverte

La recherche et la démonstration de la perméabilité du verre à l’électricité paraît avoir été une grande préoccupation des chercheurs du XVIIIe siècle. Ce souci apparaît clairement dans les œuvres de l’Abbé Nollet, de l’Académie royale des sciences. Dans son  » essai sur l’électricité des corps « , il met en évidence le phénomène de luminescence obtenu en faisant passer un courant électrostatique dans son « œuf électrique« , ballon en verre où la pression de l’air a été abaissée à l’aide d’une machine pneumatique (1).

Ce phénomène passe de la curiosité à l’étude physique, avec Faraday qui décrit en 1839 la transformation dans l’apparence de la décharge luminescence à mesure que diminue la pression gazeuse. Il émet alors l’hypothèse d’un quatrième état de la matière qu’il nomme : matière radiante.

Geissler (1814-1879) poursuit les recherches de Faraday et met au point un tube en verre où la pression atteint un millimètre de mercure et où il réussit à souder des électrodes métalliques à la paroi du verre en permettant d’abaisser encore la pression interne.

La première étude systématique est l’œuvre d’Hittorf (1824-1914). La science physique dispose à cette époque d’une instrumentation qui parvient à une plus grande efficacité : la bobine à induction fournit un courant de haute tension et les trompes à mercure permettent d’abaisser plus efficacement la pression gazeuse à l’intérieur du tube. Il souligne qu’au fur et à mesure que la pression interne diminue dans le tube, l’apparence de la décharge électrique entre les électrodes se modifie. Il établit par ailleurs plusieurs caractéristiques spécifiques des rayons cathodiques :

  • ils sont émis perpendiculairement à la surface de la cathode.
  • le faisceau de rayons cathodiques est dévié par le champ magnétique.

Sir William Crookes (1832-1919) publie en 1879 le résultat de ses recherches sur les propriétés de la matière dans le vide presque absolu à un millième de millimètre de mercure.

En branchant les deux pôles d’un tube, qui porte son nom, à ceux d’une bobine à induction, le courant à haute tension et la différence de potentiel obtenue entre les deux bornes provoquent un rayonnement cathodique dont le choc des électrons sur la paroi opposée du tube détermine le phénomène de fluorescence.

A la suite de cette expérience, Crookes est amené à confirmer la réalité de la  » matière radiante  » pressentie par Faraday et qu’il nomme  » ultra-gazeuse « .

Hertz reprend les travaux de Crookes et découvre que le choc des électrons est si fort que le rayonnement cathodique émis par le tube est capable de traverser une plaque de métal de fine épaisseur à l’intérieur du tube.

Lénard, un élève de Hertz, révèle que ces radiations émises par le tube de Crookes sont capables de traverser une fenêtre en métal ménagée dans l’épaisseur même du verre et de provoquer un phénomène de fluorescence à l’extérieur du tube.

On peut donc en déduire que Lénard fut le premier à provoquer un rayonnement X à l’extérieur du tube mais sans avoir soupçonné les extraordinaires propriétés pénétrantes de ce nouveau rayonnement.

La découverte de Wilhelm Conrad Röntgen

Né à Lennep le 27 mars 1845, Röntgen travaille à Würzburg en 1870, à Strasbourg en 1872 où il devient privat-dozent (maître de conférence) en physique en 1875 (2).

Hippocrate manuscrit grec 1350

En 1879, il est professeur de physique à Giessen et en 1888 à Würzburg où il dirige l’Institut de physique. Il est recteur de l’université en 1893 et reçoit le premier prix Nobel de physique en 1901.

La genèse de sa découverte est consignée dans les dix-sept paragraphes d’un mémoire intitulé  » Ãœber eine neue Art von Strahlen  » (sur une nouvelle sorte de rayons) qu’il remet le 28 décembre 1895 au secrétariat de l’Institut de physique et de médecine de Würzburg.

Première page du manuscrit de Röntgen : « Uber eine Neue art von Strahlen »

Décidé à reprendre les travaux de Hertz et de Lénard, il fait monter dans son laboratoire, vers le mois de mai 1895, plusieurs tubes d’Hittorf modifiés et une bobine à induction débitant 20 ampères avec une tension correspondant à 15 cm d’étincelles.

Tubes d’Hittorf modifiés

L’appareillage de Reiniger, Gebbert et Schall Utilisé par Röntgen en 1896 (doc. Siemens)

Le 8 novembre 1895, Röntgen fait l’obscurité dans son laboratoire, lorsqu’il constate que l’écran saturé de platino-cyanure de baryum, abandonné à quelque distance sur une table, se met à s’illuminer quelles que soient les positions et les incidences de l’écran.

Cherchant la cause de ce phénomène, il constate que le tube d’Hittorf, soigneusement enveloppé d’un manchon de carton noir qu’il vient d’utiliser, est resté connecté au générateur à induction toujours sous tension.

Röntgen a aussitôt l’intuition que son tube émet un rayonnement inconnu capable de traverser le carton noir et d’impressionner son écran en provoquant le phénomène de fluorescence. Une première série d’expériences lui montre que ce nouveau rayonnement qu’il appelle X diffère de la lumière. Mais lors d’une nouvelle série d’expérimentations, il constate que les rayons X sont comparables à la lumière par l’absence de déviation par le champ magnétique, par la production d’ombres portées et de fluorescence et par les effets chimiques résultant de la formation d’une image sur une plaque photographique même lorsque celle-ci est close dans le châssis.

Il procède ensuite à une série de radiographies d’objets usuels sur plaques photographiques et termine en radiographiant la main de sa femme Bertha le 22 décembre 1895.

Radiographie de la main de Bertha Röntgen

Ce cliché historique est paru dans la revue  » Nature  » de Londres le 23 janvier 1896.

La « Frankfurter Zeitung » du mardi 7 janvier 1896 révèle la nouvelle à ses lecteurs en titrant  » une sensationnelle découverte « , en ajoutant que le professeur Röntgen vient  » d’effectuer des photographies sans appareil ni lentilles « . La consécration est atteinte le 12 janvier 1896 lorsque Röntgen est appelé à Berlin par l’Empereur d’Allemagne pour qu’il répète devant lui ses fameuses expériences.

Le 23 janvier, il est invité par l’Institut physico-médical de Würzburg où il présente le résultat de ses recherches, qu’il concrétise en radiographiant la main du célèbre anatomiste Albert von Kölliker.

Radiographie de la main de l’anatomiste Albert von Kolliker

Les premières applications des rayons X à l’art dentaire

L’expérience allemande

Le Forschungsinstitut für Geschichte der Zahnheilkunde (Institut de recherche sur l’histoire de l’art dentaire) présente en janvier 1896 une radiographie dentaire avec la mention :  » radiographie dentaire du Dr Walkhoff dentiste à Braunschweig exécutée 14 jours après la publication de Röntgen du mois de décembre 1895.  »

Radiographies du Dr. Walkhoff exécutées par le Pr. Giesel

Mais si l’on se réfère aux publications de ce praticien (3) (4), nous apprenons qu’à l’initiative du Dr Walkhoff, c’est le Professeur Giesel qui réalisa sur son ami ces deux radiographies intra-buccales à l’aide d’une petite plaque photographique enveloppée dans du papier noir et une feuille de caoutchouc (les films dentaires n’étaient pas encore commercialisés à cette époque).

Walkhoff rapporte que le temps d’exposition dura 25 minutes ! et ajoute :  » ce fut une vraie torture mais j’éprouvais une grande joie à la vue des résultats et quand je pris conscience de l’importance du rayonnement de Röntgen pour notre spécialité « . Le 2 février 1896, le professeur König présente 14 radiographies devant l’Assemblée de la Société de physique de Francfort. Ces 14 clichés ont été publiés au mois de mars sous le titre :  » 14 photographien mit Röntgen-Strahlen von prof. W. König  » et édité par S.A. Barth, Leipzig 1896.

Le fait marquant de cette présentation se rapporte au temps de pose réduit à 9 minutes. Schaeffer et Stuckert (5), (6), décrivent l’appareillage du Professeur König responsable de l’importante diminution du temps d’exposition.

Ce nouveau tube constitue un progrès important pour la production de rayons X. Avec le tube de Crookes ou d’Hittorf, le faisceau cathodique se propage en ligne droite perpendiculairement au plan de la surface de la cathode et heurte la paroi opposée du tube en verre. Il en résulte un échauffement du verre qui ramollit le tube et rend difficile le maintien d’une pression précise.

Le tube de Crookes Sous l’influence de la décharge obtenue par une bobine de Ruhmkorff, les gaz résiduels s’ionisent. Les ions positifs se dirigent vers la cathode en arrachant les électrons. Grâce à la différence de potentiel entre l’anode et la cathode, les électrons forment un faisceau rectiligne qui heurte la paroi en verre opposée à la cathode d’où jaillissent les rayons X.

Le nouveau tube de König se différencie du précédent par son anticathode qui est composée d’un disque en platine situé à 45′ du point de convergence des rayons cathodiques. De ce point d’impact des électrons émergent les rayons X qui jaillissent en tous sens.

Le tube de König Le point d’impact du faisceau d’électrons s’effectue ici sur une anti-cathode composée d’un disque en platine formant un angle de 45° d’où émergent des rayons X qui sont projetés en tous sens.

Ce dispositif, que les anglo-saxons appelèrent « focus tube » ou « reflecting tube« , assure aussi une production de rayons X plus pénétrants et une amélioration sensible de la définition des clichés.

Schaeffer et Stuckert ramèneront le temps de pose à 5 minutes en utilisant le tube de König.

La première radiographie crânienne

Walkhoff avait à son tour présenté un certain nombre de radiographies en avril 1896 lors d’une réunion de l’Association centrale des dentistes allemands. En 1897, il expose, devant les membres de l’Académie allemande des sciences, les premières radiographies crâniennes réalisées avec le tube du professeur König, qui mettent en évidence la meilleure définition des clichés. (7)

La première radiographie cranienne réalisée par le Dr Walkhoff à l’aide d’un tube de König

L’expérience française

C’est le quotidien parisien «  le Matin  » du 13 janvier 1896 qui annonce le premier la découverte de Röntgen au public parisien.

Les Drs Barthélémy et Oudin, déjà informés par la  » Frankfurter Zeitung « , se procurent aussitôt un tube de Crookes pour réaliser les premières expérimentations françaises.

C’est le 20 janvier 1896 qu’ils présentent à l’Académie des sciences une radiographie des os de la main. Le mémoire initial de Röntgen est publié dans la revue générale des sciences, accompagné d’un texte d’Henri Poincaré qui montre l’importance de cette découverte en physique.

L’année suivante, le Dr Antoine Béclère crée, dans son service de l’hôpital Tenon, le premier laboratoire de radiologie.

Les premières manifestations de la radiographie appliquée à l’art dentaire n’apparaissent qu’au cours du Congrès dentaire national de Paris tenu les 28, 29 et 30 octobre 1897 (8).

La première communication est faite par Godon et Contremoulins, qui exposent tour à tour leur technique et quelques cas d’application pratique. C’est ensuite Louis Richard Chauvin et le Dr Félix Allard qui ouvrent la discussion lors d’une seconde communication (9).

Radiographies intra-buccales exécutées par Richard- Chauvin et Allard

L’originalité de cette dernière présentation repose d’abord sur le remplacement de la plaque photographique par une pellicule sensible contenue dans une pochette réalisée avec papier noir recouvert d’une toile caoutchoutée souple et fermée avec soin à l’aide de dissolution.

La pochette est fixée en bouche à l’aide d’une bande de Godiva.

Un tube focus de Collardeau et Chabaud est placé de 40 à 50cm du visage de façon à ce que la direction des rayons soit perpendiculaire à la surface à irradier. Le temps de pose varie de 8 à 10 minutes.

Quelques cas cliniques représentés par quatre radiographies sont reproduits dans l’article de  » L’odontologie « . Bien que la définition soit encore très médiocre, elles ont pourtant l’intérêt d’être les premières radiographies dentaires reproduites dans une revue professionnelle française.

Le 7 février 1899, le Dr Bouchacourt présente une communication à la société d’Odontologie, intitulée : « Introduction du tube de Crookes dans la cavité buccale » (10).

L’endodiascope du Dr Bouchacourt

Ce tube, qu’il nomme « Endodiascopie« , est inspiré du « fluoroscope » du Dr William Rollins.

En 1900, Duvauchelle présente à l’American dental club de Paris un appareillage composé d’un tube de Crookes alimenté par une bobine de Radiguet reliée à une pile de Trouvé de 24 volts.

L’expérience anglaise

Frank Harrison, de Sheffield, est considéré comme le premier utilisateur des rayons X en Angleterre. Dès le mois de janvier 1896, il met au point un tube à usage dentaire mais dont on n’a aucune documentation (11).

Harrison est vraisemblablement le premier praticien qui met en garde la profession sur les dangers de l’usage intempestif du rayonnement de Röntgen.

Dès le 4 juillet 1896, il décrit les conséquences dramatiques d’un patient ayant subi des temps d’exposition répétés de 10 à 40 minutes : brûlures, pustules et chute des cheveux. Grâce à l’utilisation d’un tube focus mis au point par Herbert Jackson de King’s College, il réduit son temps de pose à 10 minutes (12).

L’expérience américaine

Dès l’annonce de la retentissante découverte du Professeur Röntgen par le New-York Herald du 7 janvier 1896, les dentistes américains, impatients de connaître les possibilités d’application de ce nouveau rayonnement en Art dentaire, peuvent se procurer facilement un tube de Crookes et une bobine à induction pour réaliser leur première expérience des rayons X.

William James Morton, C. Edmond Kells et William Rollins sont considérés aux États-Unis comme les pionniers de l’utilisation des rayons X en art dentaire. À cette liste, nous ajouterons le nom de C.J.B. Stephens qui présente en 1897 le premier document photographique d’un cabinet dentaire équipé d’une installation radiographique.

Les premiers skiagraphs dentaires (premier terme utilisé aux États-Unis pour radiographie) du Dr William James Morton

William J. Morton, fils du fameux anesthésiste, relate, au cours d’une communication tenue le 18 février 1896 devant les membres de la New-York dental society, qu’il a placé sa main sous un tube de Crookes pendant trente minutes. Lorsqu’ apparut l’image de sa main sur la plaque photographique, il déclara « my hair felt as if it were rising » (j’avais l’impression que mes cheveux se dressaient sur la tête) (13).

Le 24 avril de la même année, il expose ses premiers skiagraphs dentaires devant la même assemblée, qui seront publiés dans le Dental Cosmos. Elles sont considérées comme les premières radiographies publiées dans la littérature américaine (14).

Les premiers « skiagraphs » dentaires du Dr William Morton

En utilisant un tube focus et un écran renforçateur en caoutchouc recouvert de tungstate de calcium préconisé par Van Woert (15), il réduit le temps de pose de 1 à 2 minutes.

Morton décrit ensuite le « fluoroscope » d’Edison, l’ancêtre des écrans radioscopiques d’aujourd’hui ; un modèle apparenté est présenté le 6 février 1896 par le professeur Salvionie de Péruge sous le nom de  » Cryptoscope« . Les skiagraphs de Morton, reproduits dans le Dental Cosmos, ont encore une définition médiocre, bien améliorée par rapport à celle du Professeur Giesel et du Dr Walkhoff.

Un martyr de la radiographie dentaire: le Dr C. Edmund KeIls Ju

Si le Dr Kells est bien connu pour son importante contribution à la vulgarisation de l’électricité au cabinet dentaire, il est aussi considéré comme le pionnier de l’application du rayonnement de Röntgen aux États-Unis.

Le cabinet du Dr Edmund Kells avec ses assistantes

 Il est l’auteur de la première démonstration clinique de l’emploi des rayons X au cabinet dentaire, qui s’est déroulée le 26 juillet 1896 lors d’une séance tenue au 27ème congrès annuel de la « Southern dental association » à Ashville (16).

Sa technique sera développée dans un important article publié en 1899 (17) (18).

Il précise que le film (en absence de film dentaire qui ne sera commercialisé qu’en 1915 par Kodak, les praticiens devaient utiliser des petites plaques photographiques ou découper un fragment d’un film médical), une fois mis dans une pochette protégée par une double épaisseur de papier noir et de caoutchouc, est placé contre l’arcade dentaire, parallèlement aux dents pour éviter les déformations. 

A cette fin, il utilise un porte-film de son invention, maintenu par le patient, bouche fermée, pour éviter tout déplacement pendant la pose et non pas pour éviter une radiodermite des doigts de l’opérateur.

Le porte-film du Dr Edmund Kells

Cette éventualité ne préoccupe pas non plus des praticiens comme les Drs Custer, Morton et Price qui préconisent la tenue du film par le dentiste.

Kells évitera avec ses porte-films l’irradiation de ses doigts. Il sera par contre très irradié lors de l’utilisation de la « fluoroscopie » et de ses travaux de recherches, révélés par la description et la reproduction de son laboratoire destiné à tester les tubes et les générateurs les plus performants et les plus adaptés au radiodiagnostic dentaire.

Le Laboratoire de recherches du Dr Edmund Kells

Ses préférences vont au générateur de Tesla à haute fréquence de décharges par seconde et au tube radiogène à double focus, qui assurent un rayonnement de meilleure qualité avec un temps d’exposition réduit de 60 à 120 secondes.

L’installation radiographique du Dr C.J.B. Stephens : un document exceptionnel

Le Dr Stephens, installé au pied des montagnes rocheuses à Great Falls dans le Montana, décrit l’installation de son cabinet en 1897 dans un article de la série « Office and laboratory » (19).

Le Cabinet du Dr. C.J.B. Stephens

A première vue, la photographie de son cabinet dentaire donne l’impression d’une installation traditionnelle de cette époque : fauteuil de Wilkerson à pieds à griffe, crachoir-fontaine fixé au fauteuil, tour dentaire à pression d’eau, meuble mural en bois et réservoir d’air comprimé situé sur la table à droite du meuble.

La description d’une vitrine murale retient davantage notre attention. Située à droite et au niveau supérieur du meuble, elle contient un étonnant porte-instruments à enrouleurs qui comporte une lampe d’éclairage buccal, un thermo-cautère et un miroir frontal.

Après un examen attentif de la photographie, on découvre un appareillage de rayons X encore rarissime en 1897.

Réalisée d’une façon très artisanale, cette installation comprend :

  • un tube de Crookes positionné horizontalement sous la vitrine murale et qui repose sur un porte-tube en bois solidaire d’une colonne métallique et d’un piétement en forme de trépied. Cet ensemble a été réalisé par un menuisier et un plombier d’après les données du Dr Stephens.
  • un générateur de rayons X qui est situé à l’extrême droite de la photographie.

Il comprend une bobine à induction posée sur une table et une batterie située à même le sol.

Pour l’exécution d’une radiographie dentaire, la potence porte-tube et la bobine à induction sont amenés près du fauteuil. Les fils à haute tension qui vont alimenter le tube de Crookes sont enfilés dans des anneaux fixés au plafond de façon à éviter l’environnement du fauteuil et de prévenir une éventuelle électrocution du patient ou du praticien ! Par ailleurs, il n’existe pas encore de voltmètre ni d’ampèremètre pour mesurer la tension et l’intensité du courant. Il n’y a donc aucun contrôle sur la quantité de rayons X dispensée.

Radiographies du Dr Stephens Elles mettent en évidence un fragment de broche cassée au-delà de l’apex (fig. 1) et une exostose au niveau de la seconde molaire (fig. 2)

On mesure alors l’inconscience du praticien face aux dangers que constitue une telle installation. Plusieurs accidents mortels sont du reste signalés dans la littérature. Ce n’est qu’en 1905, en Allemagne, et 1913 aux Etats-Unis, qu’apparaîtront les premiers équipements de radiologie spécialisés pour le radiodiagnostic dentaire et dotés d’éléments de radioprotection.

Le Dr William Herbert Rollins : un apôtre de la radioprotection.

Le Dr Rollins est né le 19 juin 1850 dans le Massachusetts. Il obtient de la Harvard dental school le titre de D.M.D. en 1875 à l’âge de 21 ans et le diplôme de Docteur en médecine en 1879 (20).

William Herbert Rollins

Dès l’annonce de la découverte de Röntgen, il commence un travail intensif de recherches qui le conduit à publier de 200 à 300 articles sur l’appareillage et la technique d’utilisation des rayons X en art dentaire. La plupart de ses travaux sont publiés dans des revues scientifiques comme l’American Journal of Science ou les Archives of the Röntgen rays.

Dès le mois de juillet 1896, il publie la description d’une cassette intra-orale et d’un fluoroscope de son invention destinée à l’examen des dents postérieures. Au cours de la même année, il présente un porte-tube avec bras mural destiné au cabinet dentaire.

La cassette et le fluoroscope du Dr Rollins

C’est pourtant dans le domaine de la radioprotection qu’il consacre à partir de 1898 la plupart de ses recherches.

Le 24 février 1901, il publie un article retentissant intitulé  » X light kills  » (21).

Dans les accidents consécutifs à leur emploi, Tesla rend responsable l’électricité statique véhiculée par le courant électrique nécessaire à la production des rayons X, alors que le Dr Rollins affirme au contraire que l’agent délétère concerne essentiellement le rayonnement de Röntgen.

Ces déclarations sont corroborées par plusieurs expérimentations effectuées sur des porcs de Guinée irradiés par des rayons X et qui aboutissent à la mort d’un fœtus et souvent par le trépas de l’animal.

Ces publications sont souvent accueillies avec beaucoup de scepticisme, comme l’exprime le Dr Codman, médecin radiologiste, qui réplique qu’utilisés dans des mains expertes, les rayons X ne comportent pas de danger pour le patient et très peu pour l’opérateur.

Avant sa première publication de 1901, le Dr Rollins avait déjà établi les règles de radioprotection suivantes :

  • Les rayons X doivent être utilisés avec un tube radiogène placé dans un compartiment étanche aux rayons X.
  • Le fluoroscope doit être revêtu d’un enduit non rayonnant, à l’exception de l’écran, et doit être utilisé avec des lunettes en verre au plomb d’un centimètre d’épaisseur.

Le Dr Rollins est mort à l’âge de 77 ans ce qui laisse supposer qu’il a lui-même bénéficié des principes de radioprotection qu’il a vulgarisés.

Le « Rekord » de Reiniger, Gebbert et Schall premiers appareils de radiographie (de 10 mA et 60 kV) destinés à l’odontologie

Le cabinet du Dr Blum (1911) Un bras mural supporte un tube radiogène muni d’une protection en verre au plomb. Les fils à haute tension qui relient le générateur au tube sont encore apparents. Ce type d’installation équipera majoritairement le cabinet américain de 1905 à 1917.

La radiographie de Ritter de 1925 était encore conçue avec des fils en haute tension sans protection.

 

Conclusion

Rarement, une découverte comme celle de Röntgen aura suscitée un tel intérêt et permis une application si immédiate.

Le rayonnement de Röntgen était facilement produit à la fin du XIXe siècle. N’importe qui pouvait se procurer un tube de Crookes et une bobine à induction au Comptoir général de la photographie, comme l’attestent les publicités de l’époque et les séances de divertissement données dans les salons à l’aide de rayons X.

Annonces publicitaires pour l’équipement radiologique en 1896 (thèse de Pierre Clarac)

Séance de Néo-occultisme par Radiguet. Ce divertissement était réalisé grâce à l’irradiation du rayon X sur différents objets imprégnés d’agents fluorescents qui brillaient dans l’obscurité d’un vif éclat. C’est ainsi que les confettis et les serpentins illuminaient l’espace dans leur trajectoire.

Si le développement de la radiologie fut très rapide en médecine et en chirurgie, il n’en fut pas de même en odontologie. Jusqu’en 1900, les pionniers de l’utilisation des rayons X en art dentaire – une douzaine pour les États-Unis – constituent un faible pourcentage de praticiens adeptes de cette nouvelle technologie (22).

Cette relative désaffection s’explique par plusieurs raisons :

– C’est d’abord l’absence de matériel spécialisé qui oblige les dentistes à adapter les appareils médicaux aux nécessités de la pratique odontologique comme l’atteste l’installation du Dr Stephens.

– C’est aussi l’absence d’enseignement. Le premier cours de radiologie ne sera donné qu’en 1909 par Howard Riley Raper à l’Indiana dental college d’Indianapolis.

Le premier livre « Elementary of dental radiography » ne sera publié qu’en 1913 par le même auteur.

– Mais cette relative indifférence relève surtout des dangers d’utilisation de ce rayonnement dont les déclarations alarmantes consécutives à cette pratique empirique jettent alors une certaine méfiance vis à vis de l’utilisation des rayons X. Cependant, les avertissements de prudence réitérés par le Dr Rollins à la fin de ce siècle ne réussissent pas à convaincre tous les praticiens.

C’est ainsi que Custer en 1903 (23) pense encore que le dentiste peut se considérer en sécurité et continue de maintenir lui-même le film en bouche.

Ce n’est qu’à partir de 1904 que l’attitude des praticiens commence à changer.

C’est ainsi que Price (24) annonce qu’il est maintenant établi que les doses de rayons X sont cumulatives. Il préconise aussi l’usage de gants étanches aux rayons X. Raper (25) signale que le Dr C.A. Porter a relevé en 1907, 11 cas de cancers dus aux rayons X dont 6 se sont avérés fatals.

Cancer des rayons X

En 1908 Lange (26) proscrit l’usage de la fluoroscopie et signale les premiers cas de stérilité de dentistes.

Ketcham. en 1911 (27) informe la profession de la mort de l’ingénieur Baur, victime de l’irradiation répétée aux rayons X. Il faisait partie de la société  » Green and Baur  » constructeur des premiers « focus tube » aux État-Unis. Quant au Dr Kells, il ne prend conscience de ce danger qu’en 1912 (28). Il signale à son tour de nombreux cas d’amputations et même de décès chez les premiers utilisateurs de ce rayonnement.

Mains d’un praticien après avoir subi 30 opérations

Paradoxalement, il pense faire partie d’une seconde catégorie de praticiens qui seraient d’après lui immunisés contre l’action néfaste des rayons X.

Sentiment qu’il exprime en écrivant : « Fortunately for the writer, he was included among the later class« .

Son jugement est malheureusement erroné, car après tant d’années de pratique hasardeuse, il sera à son tour atteint de lésions malignes des doigts.

Après avoir été amputé de trois doigts, suivis de la main et du bras, il mettra fin à ses jours le 7 mai 1928. (29)

Le nom de Kells est dès lors gravé sur la liste des martyrs de la science radiologique.

Le Dr. Edmund Kells

1 Laugier Alain,  » De Röntgen à Becquerel « , Le Concours Médical 1971, n° 17, pp. 3174-3202.
2 Pizon,  » La radiologie en France: 1896-1904 « , L’Expansion Scientifique Française, 1970.
3 Thèse de Thierry Comiran, Nantes, 1983.
4 Walkhoff 0,  » Altes und Neues vom Röntgenverfahren in der Zahnheilkunde « , Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, 1915, p. .8.
5 Walkhoff 0, « Die erste Anwendung der Röntgenstrahlen und des Radiums in der Zahnheilkunde « , Correspondenz Blatt für Zahnärzte, Oktober 1928, n° 10, pp. 307-310.
6 Schaeffer und Stuckert,  » Zahnaufnahmen mit Röntgen-Strahlen « , Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, Januar 1897, n°1, pp. 1-10.
7 Streller E,  » Die erste Röntgenaufnahme von Zähnen « , Zahnärztliche Mitteilungen, 1965, n°19, pp. 947-949.
8 Walkhoff 0,  » Aufnahme der Gesichtsknochen mit Röntgenstrahlen « , Correspondenz Blatt für Zahnärzte, April 1928, n°2, pp. 97-99.
9 Godon et Contremoulins, « Les applications de la radiographie et de la radioscopie en art dentaire « , L’Odontologie, février 1898, VII, pp. 141-152.
10 Richard-Chauvin Louis et le Dr Allard Félix, « Application de la radiographie à l’Art dentaire « , L’Odontologie, février 1898, V-VI, pp. 152-155.
11 Dr Bouchacourt,  » Introduction du tube de Crookes dans la cavité buccale « , L’Odontologie, avril 1899,V-VIII, pp. 311-318.
12 Harrison Frank,  » The X-rays in the practice of dental surgery « , British Dental Journal 1896, p. 624-628.
13 Blackman Sydney,  » Dental radiology – Past, Present, Future « , British Dental Journal, September 1959, p. 83-86.
14 Morton W.J., « Regular meeting of the New York odontological society « , The Dental Cosmos, May 1896, XXXVIII, n° V, pp. 401-402.
15 Morton W.J.,  » The X-rays and its applications in dentistry « , The Dental Cosmos, June 1896, XXXVIII, n° V, pp. 478-486.
16 Van Woert, « Regular meeting of the New York odontological society « , The Dental Cosmos, October 1897, XXXIX, n° V, pp. 837-838.
17 Kells Edmond Ju, « 27 th annual meeting of the Southern Dental Association « , 1896 evening session, The Dental Cosmos, December 1896, XXXVIII, n° V, pp. 1012.
18 Kells Edmond Ju.,  » Roentgen Rays « , The Dental Cosmos, October 1899, XLI, n° V, pp. 1014-1029.
19 Price, Weston,  » The science of dental radiography (conférence au congrès international de Paris août 1900) « , The Dental Cosmos, May 1901, XLIII, n° V, pp. 483-503.
20 Stephens C.J.B., « Office of the Dr Stephens  » Office and laboratory « , Items of Interest, 1897, XIX, n° V.
21 Dr Porter S. Sweet-William, Herbert Rollins, Dental radiography and photography, 1960, V, 33, n° 1, pp. 3-19.
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