Marguerite ZIMMER

Cette communication a été publiée dans l’Australian Endodontic Journal, The Journal of the Australian Society of Endodontology, 2000, vol. 26, n° 3, pp. 124-128. Editeur : Peter Parashos, Melbourne.

Nous n’en donnons ici qu’un résumé succinct. Un paragraphe supplémentaire traite de la créosote comme moyen de traitement de la phtisie.

La créosote (1) a été découverte en 1832 par un chimiste de Blansko, en Moravie, Karl von Reichenbach (1788-1869). En manipulant de l’acide pyroligneux et du goudron de bois, le savant tchèque remarqua que la peau de ses doigts se desséchait et que son épiderme s’enlevait par lambeaux. À la substance nouvelle qu’il venait de découvrir et capable d’exercer sur la chair une action anti-putride et momifiante, il donna le nom de créosote ou créasote, C24H16O4,, des deux mots grecs c??a? génétif (par contraction, viande ou chair), et s??? (je sauve, je conserve).

Reichenbach obtenait la créosote en distillant du bois de hêtre. Après en avoir extrait l’huile de goudron, il dissout le produit obtenu dans de la potasse caustique, le porte à ébullition, et le re-distille six fois. Après cette dernière distillation, la créosote n’est pas encore vraiment pure, mais elle peut être utilisée pour un usage médical.

Lorsqu’on met de la créosote en contact avec du blanc d’œuf, l’ensemble coagule. Reichenbach va mettre à profit cette propriété en montrant qu’au contact du sérum ou d’un caillot sanguin, la créosote coagule instantanément l’albumine du sang.

Les premières observations de Reichenbach sur les vertus médicinales de la créosote ne furent pas accueillies favorablement par les médecins viennois. Seules deux observations sur 25 se rapportent au traitement des douleurs dentaires (2).

Appliquée à l’intérieur de la dent, la créosote offrait une alternative particulièrement intéressante pour calmer les douleurs de la nécrose pulpaire. Ce soulagement était dû au pouvoir de coagulation de l’albumine du sang, et en conséquence, de l’albumine des tissus nécrosés du nerf dentaire.

Difficile à fabriquer et pratiquement introuvable au début de son introduction en France, la créosote sera finalement distillée en grandes quantités vers la fin de l’année 1833. On pouvait la trouver à Choisy, chez le fabricant d’acide pyroligneux Lemire, et à Paris, chez les pharmaciens Billard et Duclou. Lemire avait réussi à fabriquer six livres environ de créosote à partir de 800 livres de goudron, chiffres qui montrent combien l’élaboration du ce nouveau médicament était compliquée !

Le célèbre médecin français François Joseph Victor Broussais (1772-1838), qui souffrait d’une dent cariée, eut recours aux soins du dentiste Louis Nicolas Regnart (1780-1847), 32 rue Dauphine, à Paris. Ce dernier appliqua directement sur la carie de la créosote pure, et cela pendant deux ou trois minutes. Broussais ressentit tout d’abord une vive sensation de chaleur, puis la douleur cessa subitement.

En 1835, J. F. Frémanger, chirurgien-major du 2ème régiment d’artillerie, publiait un mémoire sur la valeur thérapeutique de la créosote dans les armées. Sur cinquante patients atteints de caries dentaires, Frémanger avait réussi à obtenir 50% de guérisons. Mise en contact avec  » une portion d’os ramollie « , c’est-à-dire avec la carie proprement dite, la créosote  » se combine avec les sels calcaires et forme une combinaison nouvelle  » (3). Pour obtenir de bons résultats, il fallait que la carie ait été parfaitement nettoyée et séchée. La créosote pouvait être appliquée, pure, sur toutes les surfaces carieuses de la dent, à l’aide d’un pinceau, ou en y laissant séjourner pendant une journée, un coton imprégné de créosote. Après deux ou trois applications successives, le dentiste pouvait l’obturer avec l’alliage de Darcet.

Les irritations gingivales, les ulcérations des gencives ou de la muqueuse buccale, pouvaient être calmées par des gargarismes, composés d’eau distillée ( 2 onces) et de créosote pure ( 4 gouttes).

On trouve de la créosote dans la formule de l’Eau Odontalgique du Docteur O’Méara. Un brevet d’invention lui fut accordé le 16 septembre 1836, ainsi qu’une addition, le 31 juillet 1837. Plus de cent ans plus tard, l’Eau du Docteur. O’Méara figure encore dans L’officine, Répertoire général de Pharmacie Pratique, de Dorvault.

La créosote était donc devenue un remède commun, largement utilisé par les dentistes ambulants du XIXe siècle.

La créosote : moyen thérapeutique pour traiter les phtisies.

Les médecins avaient observé depuis fort longtemps que les phtisies pulmonaires s’amélioraient, ou guérissaient, lorsque le goudron, réduit à l’état de vapeurs, était inhalé. Dans un manuscrit datant du 18 avril 1836, le médecin Théodore Junod, n° 3 rue des Petits Augustins, écrivait  » qu’il est probable qu’on doit attribuer la rareté des phthysies dans les ports de mer et l’amélioration de leur état par des voyages sur mer. Dans ces deux circonstances l’air respiré contient une assez grande proportion de goudron réduit à l’état de vapeur « . Quelques médecins eurent alors l’idée d’administrer des vapeurs de goudron en les faisant chauffer dans des vases en fer. Mais ils se heurtèrent aux difficultés liées à la production en continu de ces vapeurs. Théodore Junod imagina alors un moyen plus simple, qui consistait à mettre de la créosote dans un flacon bouché à l’émeri, de le glisser entre les mains du malade atteint de phtisie, pour qu’il puisse le garder près de son lit.  » L’odeur qui s’en exhale « , disait Junod,  » même sans ôter le bouchon, est assez forte pour remplir les intentions du médecin dans les cas où il veut ménager l’irritabilité des poumons et, lorsqu’il voudra augmenter l’intensité de cette vapeur, il suffira d’augmenter progressivement la dose de créosote « . De temps à autre, on pouvait aussi  » répandre une ou plusieurs gouttes de créosote sur un morceau de linge, de manière à proportionner à volonté ses effets « . Moyen simple, qui va rendre de grands services au cours du XIXe et de la première moitié du XXe siècle dans le traitement des tuberculoses pulmonaires.

La créosote perdra ensuite peu à peu sa place dans la pharmacopée médicale et dentaire, notamment lorsqu’en 1861 Boboeuf découvrit le phénate de soude ou phénol. Cette substance, qui n’était pas caustique, fut largement utilisée dans les hôpitaux lorsque Joseph Lister introduisit l’antiseptie dans la pratique médicale.

Références

(1) K. von REICHENBACH,  » Sur la créosote « , Journal de Chimie Médicale, Pharmaceutique et Toxicologique, Abstract Schweigger Seidel, neuem Jahrbuch, VI & VII, 1833, vol. IX, pp. 617-620.
Les médecins français connaissaient bien les recherches que Reichenbach avaient menées sur l’eupione, la paraffine, le picamare et le pittakal.
(2) K. von REICHENBACH,  » De la créosote et de ses propriétés thérapeutiques « , Bulletin général de Thérapeutique Médicale, 1833, vol. V, pp. 205-211.
(3) J. F. FRÉMANGER, Recherches et observations sur la créosote, Edition Verronnais, Metz, 1835. Voir aussi : FRÉMANGER,  » Nouveaux faits relatifs à l’action de la créosote et à sa valeur thérapeutique « , Bulletin général de Thérapeutique Médicale, 1835, vol. VIII, pp. 268-270.