par Jacques POSTEL et D.F. ALLEN

SUMMARY

Evocation of the career and work of Gilbert Ballet (1853-1916) second president of the S.F.H.M. successively professor of history of medicine and ofthe clinic of mental and encephalic diseases at the Paris Faculiy of Medicine. The alienist’s work has prevailed on that of the historian which was however of a great quality. But G. Ballet died too early to have sufficient time to devote himself to the latter with his lîterary talent and his usual scientific rigour. The authors summarize his six chief contributions to medical history and show their qualities and great interest.

Deuxième président de notre Société, Gilbert Ballet devait être, comme le sera également Maxime Laignel-Lavastine, professeur de la Chaire d’Histoire de la Médecine, avant d’être titulaire de celle de la Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale (C.M.M.E.) à l’hôpital Ste-Anne, en février 1909. Troisième et dernier élève du grand Charcot à occuper cette chaire (après Benjamin Baîl et Alix Joffroy) il allait en être certainement le plus brillant, dans cette période précédant la Première Guerre Mondiale. C’est dire que son oeuvre neuropsychiatrique (d’abord surtout neurologique à la Salpêtrière) est considérable et qu’elle ne lui a peut-être pas laissé le temps de consacrer à l’histoire de la médecine, autant de travaux et de recherches qu’il l’aurait peut-être souhaité. En effet, à part son livre important sur Swedenborg de 1899, dont nous reparlerons, nous n’avons trouvé que six références de publications dans notre domaine (jusqu’en 1912).

Avant de les présenter et d’en montrer les qualités, rappelons qui était Gilbert Ballet. Fils d’un médecin d’Ambazac (le Dr Delphin Ballet) où il naquit le 29 mai 1853, Gilbert Ballet devait faire partie de ces nombreux élèves de l’Ecole de Limoges qui allaient, après avoir commencé brillamment leurs études de médecine dans la capitale du Limousin, monter à Paris où il sera dès 1875, à vingt-deux ans, interne des hôpitaux, puis en 1885 médecin des hôpitaux. Il cumulera ensuite de nombreux titres universitaires et scientifiques dont nous rappellerons seulement sa nomination dans la Chaire d’Histoire de la Médecine en 1907, et dans celle de Sainte Anne en 1909, et son élection à l’Académie de Médecine, le 30 janvier 1912. On pourrait dire de lui, en résumant cette brillante carrière ce qu’il disait d’Edouard Brissaud (il) « a eu tous les succès qu’un médecin peut rêver ; il a parcouru la carrière facilement, régulièrement, sans accroc et sans heurt; ceux qui croient à la chance pourraient penser qu’il en a eu, sans remarquer que ce qu’on appelle la chance n’est d’ordinaire que le résultat de l’effort mis au service de qualités natives ».

Son oeuvre neurologique qui débute avec sa thèse consacrée aux Recherches anatomiques et cliniques sur le faisceau sensitif et les troubles de la sensibilité dans les lésions du cerveau est considérable. Elle est imprégnée de l’enseignement de Charcot et des travaux de son laboratoire à la Salpêtrière d’anatomo-pathologie  » un local étroit mal éclairé, au fond d’une salle de cancéreuses… les ouvriers étaient tels que les difficultés n’étaient pas pour les rebuter… suivant le précept de Franklin, ils surent scier avec le marteau et enfoncer les clous avec la scie… Ils s’appelaient Cornil, Bouchard, Lépine, Cotard, Bourneville et, plus tard, Gombault, Duret, Pierret, Raymond, Pitres  » –  » pour ne citer que les plus anciens  » – rappelle-t-il dans sa leçon inaugurale à la C.M.M.E. en 1909. Et Joffroy, son prédécesseur, avec Duchenne (de Boulogne) en était aussi un des grands  » ouvriers « .

Mais très tôt, et même avant que Joffroy ne le précède dans cette Chaire à la C.M.M.E., Gilbert Ballet s’était adonné à la science « aliéniste » comme on disait alors, pour y laisser des ouvrages particulièrement importants pour le développement de la psychiatrie. D’abord son livre sur Le langage intérieur et les formes cliniques de l’aphasie qui n’est pas seulement un ouvrage de neurologie, mais aussi une grande introduction à la psychologie du langage, en 1886. C’était sa thèse d’agrégation. Puis son Hygiène du neurasthénique (Masson, 1896) ; ensuite ses Leçons de clinique médicale sur les psychoses et affections nerveuses (Dom, 1897); et surtout son grand Traité de pathologie mentale paru sous sa direction chez Dom en 1903, qui est le premier grand traité consacré à la psychiatrie (1600 p.) au début du XXe siècle et qui sera jusqu’à la fin de ce même siècle, jusqu’à nos jours, un ouvrage de référence jamais égalé. Quant à ses communications aux diverses sociétés savantes, ses études sur la psychose hallucinatoire chronique, ses conférences, son discours au Congrès de Limoges des aliénistes et neurologistes de langue française qu’il préside en 1901, dans la ville qui a connu ses brillants débuts d’étudiant en médecine, ses articles de thérapeutique psychiatrique (en tout plus de trente références), ils nous montrent à la fois son immense expérience clinique de la psychiatrie et son souci constant d’en faire une spécialité médicale précise, basée sur des connaissances et des observations objectives, à la recherche constante d’une étiologie qui ne soit plus du domaine des « vieilles métaphysiques aliénistes ». Car il reste convaincu, et en cela il se réfère aux progrès de la médecine organique et tout spécialement de la neurologie, que seules des recherches étiologiques et anatomo-cliniques permettront de vraiment progresser en psychiatrie.

Mais c’est surtout son œuvre d’historien qui nous intéresse aujourd’hui. Il faut d’abord parler de son livre sur Swedenborg, ce grand « visionnaire du XVIIIe siècle » (publié chez Masson en 1899). Ce personnage singulier d’origine suédoise s’appelait en fait Emmanuel Swerdberg et devait plus tard, quand la reine Ulric Eléonore, soeur de Charles XII, l’eût fait entrer dans l’ordre équestre, changer son nom en celui de Swedenborg sous lequel il est connu. Doué d’une activité prodigieuse, d’une intelligence remarquable et variée, tour à tour littérateur, poète, homme de science théorique et pratique, Swedenborg est peut-être le plus original des hallucinés mystiques qui se soit jamais rencontré. On a dit de lui qu’il avait été le surnaturel incarné ; il en fut du moins l’expression portée à sa plus haute puissance les cieux lui sont ouverts, les anges lui parlent, Dieu lui apparaît; il voit à Gothenbourg quelle maison dévore un incendie qui éclate à Stockholm ; il va trouver dans l’autre monde, fût-ce en enfer, tout personnage qui l’intéresse ; il s’en fait instruire ou l’instruit, qu’il soit dans l’éternité depuis trois siècles, depuis hier ou depuis trois mille ans. Et il a laissé un enseignement mystique pour lequel il aura pendant plus de deux siècles de nombreux zélateurs.

G. Ballet l’étudiera, comme l’avait fait quelques années avant lui Lélut pour Socrate (Le démon de Socrate) et pour Pascal (L’amulette de Pascal), non dans le but d’une simple pathopsychobiographie, mais pour préciser ses vues sur les délires mystiques, en montrant que celui de Swedenborg, loin d’être hystérique, relève d’une psychose hallucinatoire onirique. Son étude est très fouillée et se veut « à la fois biographique, psychologique et clinique ». Et Swedenborg est pour lui, sans aucun doute, « un des hallucinés les plus remarquables qu’on ait vus » de tous les temps. Mais il s’en voudrait de réduire cette grande personnalité à un portrait de malade mental. « Que ceux, écrit-il en terminant son ouvrage, qui ont voué à Swedenborg et à ses doctrines une admiration sans limites, continuent à entourer d’un culte pieux le souvenir de cette figure étrange: nous nous en voudrions d’avoir, en faisant résonner une note discordante, troublé leur âme et scandalisé leur conscience. Nous nous sommes bornés à revendiquer pour la pathologie ce qui lui revient dans la vie si curieusement mouvementée et dans les oeuvres si remplies d’originalité du « prince des voyants ». Swedenborg fut un malade : aucune considération sentimentale ne saurait prévaloir contre cette constatation. Ce qui n’empêche pas d’admettre avec un de ses panégyristes, que dans le dernier siècle « qui eût tant d’hommes éminents, nul ne fut plus laborieux, plus honnête, plus savant, plus ingénieux, plus fécond écrivain ».

Sauf celle avec laquelle nous terminerons cet exposé, ses autres contributions à l’histoire de la médecine sont moins importantes et sont plutôt le fruit de lectures attentives d’ouvrages anciens. C’est d’abord la lecture de l’ouvrage de Nicolas Lemery, la Pharmacopée universelle (édition de 1698) qui l’amène à reprendre, en 1897, l’étude de « lopothérapie dans l’ancienne pharmacopée ». Il y montre que l’opothérapie est loin d’être un traitement moderne, et que déjà les Anciens savaient utiliser les extraits de glandes et d’organes séchés pour traiter leurs malades. C’est ensuite une étude tout à fait remarquable sur l’écriture en miroir du célèbre artiste Léonard de Vinci, dont il montre que loin d’être une « écriture à secret » cette « écriture à rebours » est tout simplement celle d’un gaucher. Faisant preuve à la fois de ses connaissances neurologiques et psychologiques, il nous démontre avec un grand talent, que « toute l’explication de l’écriture de Léonard de Vinci réside dans ce fait qu’il écrivait habituellement de la main gauche (e mancina). Il n’est donc pas besoin de recourir, pour en interpréter les causes, à des hypothèses dont on a montré l’invraisemblance. Léonard, qui écrivait en miroir longtemps avant d’avoir été paralysé de la main droite, n’a vraisemblablement jamais songé à se servir de cette manière pour dissimuler le sens de ses écrits. Il écrivait naturellement à l’envers, simplement parce qu’il était gaucher » (Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, décembre 1900).

C’est en février 1901 qu’il publie dans La France Médicale, un article intitulé « Marie Leczinska était-elle épileptique ? » C’était une vieille légende qui traînait depuis toujours sur l’épouse de Louis XV à qui elle devait donner dix enfants. Gilbert Ballet étudie ce problème avec beaucoup de soin, confrontant les deux thèses s’opposant sur l’existence de cette comitialité. Très prudent, il ne va pas conclure, considérant qu’il n’y a pas de témoignage médical vraiment objectif sur l’épilepsie de Marie Leczinska.

C’est ensuite une lecture du Traité d’anatomie de Dionis (édition de 1698) qui l’amène à présenter au sein même de notre Société, à la séance du 8 juillet 1903, une curieuse observation d’anévrysme cardiaque d’un certain « M. Dubuisson, capitaine de vaisseau ayant eu « une oreillette droite du coeur extrêmement dilatée » trouvée à l’autopsie pratiquée « par M. Guiot, chirurgien ayde major de marine au port de Brest » qui l’avait adressée à Dionis « conservée dans de l’eau de vie » avec la relation du cas. On retrouve dans le tome 11(1903) du Bulletin de notre Société cette étude assez éloignée de la neuropsychiatrie. En était en revanche très inspirée sa longue conférence faite le 16 décembre 1905 à l’Institut Général Psychologique de Paris, sur « La Sorcellerie et les Sorciers ». S’opposant aux conceptions romantiques de Jules Michelet, Gilbert Ballet nous montre que la sorcière correspondait à trois types différents : il y avait d’abord la victime de la calomnie et des dénonciations sans fondement, celle qu’on accusait sans motif, sur des indices sans portée; ensuite quelques simples d’esprit que des libertins conduisaient en réalité à un sabbat qui n’était que la parodie de celui du diable ; enfin, de véritables malades qu’on a dissociés en plusieurs groupes : mélancoliques, persécutés, intoxiqués, hystériques et théomanes raisonnants.

Mais c’est surtout l’introduction historique à son gros Traité de Pathologie Mentale de 1903, qui doit retenir notre attention, car elle représente une contribution importante à la fois à l’histoire de la médecine et à celle de la psychiatre. Il va y retracer, en une vingtaine de pages (in-quarto) l’histoire et l’évolution de la pathologie mentale, dans une perspective sans doute assez positiviste, mais se présentant comme une rupture complète avec les historiographies antérieures. Il y écrit: « Quand on parcourt d’un coup d’oeil d’ensemble l’histoire de la pathologie mentale, depuis ses lointaines origines jusqu’à nous, on s’aperçoit vite qu’il n’en est pas qui mette mieux en évidence l’éternel conflit des tendances entre lesquelles se débat l’esprit humain, dans toutes les branches de son activité. Au début, l’intelligence est plus préoccupée d’expliquer les faits que de les observer ; imbue à la naissance de toutes les civilisations ou, dans les civilisations avancées, chez ceux dont l’évolution mentale est retardataire, d’idées métaphysiques ou théurgiques, elle cherche à ces faits qu’elle connaît mal des interprétations surnaturelles. Plus tard, quand elle a commencé à se discipliner au contact de la réalité objective, elle fait appel à des explications moins simplement naïves ; mais ce n’est qu’à une phase beaucoup plus tardive que le souci de l’observation et des descriptions exactes arrive à dominer et à reléguer à l’arrière-plan le besoin d’explications et de théories. Raconter l’évolution de la pathologie mentale à travers les civilisations qui se sont succédé, c’est montrer comment petit à petit à la conception religieuse et plus tard philosophique de la « folie » se sont substituées les notions positives qui constituent aujourd’hui le domaine de la « psychiatrie ».

On voit comment apparaissent des dimensions tout à fait nouvelles dans cette approche historique de la psychiatrie:

– objectivité clinique et recherche des étiologies organiques et physiologiques, dans un souci de progrès véritablement scientifique, et non plus de l’ordre du religieux et de la métaphysique.

– dimensions sociale et culturelle (les civilisations) de la pathologie mentale.

Ces dimensions apparaissaient sans doute aussi dans ses leçons sur l’histoire de la médecine grecque, de 1908, dont nous n’avons malheureusement pas retrouvé de transcription écrite. C’était la dernière année de son enseignement dans la Chaire d’Histoire de la Médecine, peu avant sa nomination à Ste-Anne. Mort prématurément en 1916 alors qu’il n’avait que soixante-trois ans, Gilbert Ballet n’a pas eu le loisir, comme beaucoup d’entre nous, de consacrer une retraite studieuse à des études historiques. Nul doute qu’il n’ait produit des articles et même des ouvrages qui auraient enrichi l’histoire de la médecine, et de la psychiatrie. Car il avait, comme l’a écrit Laignel-Lavastine, un grand intérêt pour l’histoire. Et même comme professeur des maladies mentales, « Monsieur Ballet restait historien pour montrer à ses auditeurs, chez les malades, la pérennité des mêmes processus affectifs et intellectuels sous des modalités variées liées aux conditions de la vie sociale et de l’évolution du temps » (Discours pour l’inauguration du buste de G. Ballet, à Limoges le 27 juillet 1932).

BIBLIOGRAPHIE

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  • – Le langage intérieur et les formes cliniques de l’aphasie, Thèse d’agrégation, Paris, F. Alcan, 1886
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  • SWEDENBORG. Les merveilles du ciel et de l’enfer, et des terres planétaires et astrales. Tr. fr. par Dom Pemety, Berlin, J. Decker, 1782.
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