N° 15 - Octobre 1997

Journal de Liège
L'intégration des sciences humaines
au XXe Congrès international d'histoire des sciences

Organisé à l'initiative de la SFHSH, le symposium « Les applications des sciences de l'homme », tenu lors du XXe Congrès international d'histoire des sciences à Liège le 21 juillet 1997, voulait témoigner du développement de nos domaines durant ces dernières années. Inédite dans ce cadre international, notre session a pour partie rempli ses promesses, tant par la qualité que par la convergence sensible des contributions. Chercheurs et auditoire garderont, je le crois, un souvenir enrichissant de cette manifestation. Il faut pourtant nuancer d'une demi-teinte ce bilan positif. Nous avons en effet atteint un taux d'absentéisme qui dépassait toute probabilité. Sur une dizaine d'inscrits préalables, quatre chercheurs seulement ont pu faire le voyage de Liège. Prise dans les chiffres, cette faiblesse paraîtrait tourner au démenti. Elle appelle donc un commentaire que je voudrais inscrire dans le dispositif même de ce genre de congrès. Lorsque le Conseil d'Administration de la SFHSH a pris en charge l'organisation de ce symposium, nous devions relever deux défis, l'un matériel ? le coût élevé des inscriptions et du séjour ? laissé aux dispositions de chacun ; l'autre intellectuel. Je ne dirai rien des capacités de financement, car elles traduisent le disparate actuel des situations professionnelles et personnelles. Néanmoins, le second aspect mérite examen. Grâce à Annie Petit et Laurent Loty, des échanges préliminaires nous ont valu l'adhésion des organisateurs du Congrès. La restriction venait de l'orientation spéciale d'un congrès profilé sous la rubrique « Science, technology and industry ». De nombreux collaborateurs potentiels ont été dissuadés par cet intitulé. Toutes les sciences de l'homme ne peuvent pas afficher si aisément des protocoles de caractère « technologique ». Faute de dossiers conséquents, certains des membres de l'Association se sont désolidarisés d'un projet qui ne leur convenait pas. Je leur en donne acte. Ils ne voulaient pas s'inscrire de manière artificieuse dans le programme de nos rencontres. Toutefois, ce cahier des charges sélectif a paradoxalement disparu du programme officiel, tel qu'il nous était distribué à Liège. Or, de deux choses l'une : était-il inutile d'en tenir compte au point de départ ou bien parut-il au Comité, à la lecture des propositions de communications, proprement intenable ? Cette perspective, en tout cas, nous a gênés.

D'un autre point de vue, nous étions convenus avec Robert Halleux, organisateur local du Congrès, que nous accepterions au titre du symposium des communications proposées par des collègues étrangers et proches de nos thèmes. Or, les deux ou trois résumés que nous avons évalués Annie Petit et moi, ne relevaient pas de la compétence du symposium SFHSH. Cependant, j'ai eu la surprise de constater au fil des sessions que de nombreuses conférences portaient, au sens strict, sur les « applications des sciences de l'homme ».

On les voyait réparties, selon la bizarrerie des classements, parfois dans l'histoire des neurosciences (le cerveau criminel), parfois dans l'histoire de la biologie (les eugénismes), parfois dans l'heureux fourre-tout des rapports entre science et philosophie (la décadence des nations, etc.). Le résultat est donc contrasté. L'histoire des sciences de l'homme et de la société était, de fait, bien représentée dans les sessions du Congrès. Elle souffrait, en revanche, d'un problème d'identification, voire d'identité. Ceci paraîtrait donner raison au jugement de Robert Halleux qui écrivait dans l'une de ses correspondances : « l'intégration des sciences humaines au champ de l'histoire des sciences pose problème depuis les origines de notre discipline ».

Le contentieux est déjà ancien. Mais, après tout le travail de sensibilisation et d'impulsion fourni par des associations comparables à la SFHSH en Europe et aux USA depuis dix-quinze ans, il me paraît qu'on ne devra pas longtemps accepter cette évaluation au rabais qui vouerait indéfiniment les sciences de l'homme à une sorte de non-lieu épistémologique. Assurons-nous qu'au terme du programme déjà accompli, ce n'est plus l'histoire des sciences de l'homme qui « fait problème », plutôt la représentation passéiste que s'en font spontanément les représentants accrédités de l'histoire générale des sciences.

En dehors du symposium SFHSH, une session « Sciences of Man and Society » était consacrée à nos secteurs de recherche. L'ayant présidée, j'ai pu vérifier que cette journée n'avait ni unité ni cadre analytique. Et, en effet, les communications se succédaient, passant de l'anthropologie australienne à l'émergence des sciences cognitives en France sans plus de transition. Certaines de ces communications n'avaient pas même d'enjeu historiographique visible. Sans discuter de la qualité des interventions, parfois excellentes, on aurait peine à discerner un projet intellectuel collectif ou une démarche novatrice dans cette collection de discours singuliers. L'ensemble donnerait une image fausse, et presque confusionniste, de l'histoire des sciences de l'homme, lesquelles finalement ne se trouveront pas là où on les attend. Le chercheur mieux informé aura préféré choisir d'autres sessions mieux canalisées, soit en géographie, soit en neurosciences : deux sessions historiographiques que je cite à dessein parce qu'elles se déroulaient à la même date et dans l'horaire de l'atelier « Sciences de l'homme ». Ce chevauchement des programmes, dispersés dans des lieux physiques suffisamment éloignés, est en soi dommageable. Il empêchait de fructueuses discussions entre des chercheurs aux intérêts proches. Le positif de cette étrange distribution, c'est qu'elle permettait à l'observateur de mesurer l'importance de la coordination des travaux menés en France sous l'égide de la SFHSH. Il est donc instructif de voir comment ces domaines s'élaborent, ou sont perçus hors de nos frontières.

L'unité des historiens des sciences de l'homme en France pourrait bien, sous ce rapport, contraster avec la vraie disparité de la discipline « Histoire des Sciences » prise dans son ensemble. C'est un fait. Les grands congrès internationaux ont la fragilité de leur ambition. Ils veulent manifester avec une certaine solennité un état du champ ou l'identité d'une communauté idéale qui était ici forte de plus d'un millier de personnes. Sans autre consensus, le congressiste assiste à une série de colloques en parallèle, où l'échange joue peu et où chacun se renferme dans ses assurances disciplinaires. Personnellement, je me confirme de plus en plus dans l'opinion que les découpages disciplinaires font obstacle à la visibilité de l'histoire des sciences et donc à son avenir universitaire. Chacun y cultive ses objets et son lexique de spécialité sans plus d'égard pour la globalité du phénomène culturel, l'activité sociale et la masse des savoir-faire qu'on nomme « sciences » dans l'époque contemporaine.

Un indice critique de cette situation nous est fourni à l'occasion des conférences « plénières » qui rassemblent une ou deux fois par jour les participants au Congrès. Au lieu de traiter de questions générales propres au métier d'historien des sciences, la plupart des conférenciers ont préféré parler de leur domaine de prédilection, non sans effets d'affiche auto-promotionnelle. L'occasion est alors ratée, au détriment d'un collectif qui attendait sans doute une réflexion de plus longue portée. En somme, nous vivons une période étrange qui voit la demande pédagogique en histoire des sciences plus pressante qu'hier quand l'offre professionnelle se trouve, par ses ?illères propres, dans l'incapacité d'y répondre de manière adéquate.

A contrario, les séances qui ne sont pas, de prime abord, destinées aux historiens de « nos » sciences humaines offrent des ouvertures intéressantes dont nous devons profiter. Quand les historiens de la géologie s'interrogent sur l'usage des sources non écrites (collections, instruments, etc.) ou sur l'idéologie du « terrain » comme lieu d'accomplissement professionnel, l'auditeur retrouve des préoccupations classiques des géographes, des archéologues, etc. Les travaux transversaux nous mettent à l'écoute d'autrui parce que nous pouvons confronter des expériences historiographiques et nous enrichir, par comparaison, de telle ou telle alternative méthodologique souvent ignorée. Le bénéfice de semblables approches transdisciplinaires n'est pas niable. Outre les colloques de spécialités qui en sont l'indispensable contrepoint, la SFHSH a privilégié les objets « problématiques » dont nos journées d'études ont permis de débattre sur le plan des méthodes choisies et des résultats. Le classement « disciplinaire » est commode. Est-il productif ? A chacun d'en juger selon ses intérêts. Mais il faut savoir, en toute occasion, que l'enjeu intellectuel déborde les classements « disciplinaires » habituels, que ces classements ne sont pas intemporels et que l'un des motifs de nos réunions est de les mettre en perspective pour en comprendre l'émergence. Je regrette en somme que les congrès reconduisent ce principe des sessions par discipline et tiennent donc pour acquis un découpage du réel dont la généalogie dit assez le caractère contingent et l'origine récente. Des thématiques globales concernant l'inscription sociale de la science, le statut d'expert, les réseaux d'échanges ou les formes d'objectivisme montreraient une dynamique insoupçonnée. Dans le cadre des congrès, leur vertu communicationnelle semble patente, au-delà des compétences relatives des uns et des autres.

Cette question est importante. Elle oppose la fixité et le confort d'une cartographie officielle des savoirs au caractère transformationnel, construit et évolutif, des prétendues « frontières disciplinaires ». L'histoire des sciences de l'homme nous a habitués à ce jeu d'interfaces. L'historien de l'anthropologie tire un profit immédiat des travaux réalisés en histoire de la linguistique, de l'archéologie, de la biologie. Les historiens de la géographie ont le même horizon d'attente vis-à-vis de l'écologie, de la géologie ou de la sociologie urbaine. Il faut en tirer les conséquences. Nombre de nos collègues qui produisent un savoir historique neuf et passionnant en psychologie, en sociologie ou en démographie, se positionnent eux-mêmes comme des psychologues, des sociologues ou des démographes. Ils ne paraissent pas suffisamment mobilisés pour que l'histoire des sciences, dans la généralité de ses domaines d'objets, existe par soi et parle d'une seule voix pour sa reconnaissance académique. Cette fragilité n'atteint pas les chercheurs professionnels. Les nouveaux docteurs qui veulent faire carrière en sont victimes, faute d'un encadrement administratif incontesté.

J'en arrive donc, pour conclure, à quelques réflexions sur l'avenir de l'histoire des sciences en France. Ses incertitudes sont connues, qui tiennent notamment, parmi d'autres facteurs (variété des formations de base, absence de postes, faible visibilité, etc.), à la division croissante des champs d'études sectoriels. Il en existe autant que d'associations spécialisées dans des domaines de plus en plus pointus. Depuis dix ans, le Bulletin de la SFHSH signale leur création. Ces sociétés savantes et groupes de recherche sont, ou étaient à l'origine, certainement nécessaires. Ils ont réussi à rallier des chercheurs isolés et à illustrer des champs de compétence historiographique mal connus ou marginalisés. Toutefois, cette trajectoire centrifuge « à la française » porte la menace d'un véritable éclatement. Il appartient à notre société, comme à d'autres associations comparables, de privilégier le centre par rapport à la périphérie. L'objectif du rassemblement a depuis longtemps dépassé les particularismes disciplinaires. Ceci explique que la SFHSH soit sans doute la seule association vraiment généraliste dans le secteur des sciences de l'homme et de la société. Maintenant, cet exemple d'équilibre mérite d'être médité. Il pourrait devenir, avec l'accord des parties concernées, le modèle d'intégration fédérative auquel nous devons tendre pour éviter une dispersion préjudiciable.

Claude Blanckaert