Les Œuvres complètes
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et lui envoya pour cela le plus grand nombre d’amendements possibles. Tout cela est établi avec certitude de nos jours. Mais rien ne s’éloigne plus de la vraisemblance que le propos de Riolan au sujet de je ne sais quel rapport de Joannes Caius, illustre médecin anglais, qui logeait avec Vésale à Bologne, pendant que ce dernier était occupé en même temps à écrire et à illustrer son grand ouvrage[15] ; selon ce rapport, Vésale aurait corrompu les textes plus qu’ils ne l’étaient quand il les avait reçus, dans le dessein de les trouver fautifs[16]. Qui pourrait croire qu’un crime si noir ait été commis par un jeune homme de vingt-cinq ans, d’une nature candide et supérieure ? Qui pourrait admettre une si grande négligence chez des hommes parmi les plus érudits de son époque qui lui avaient envoyé leurs corrections aux ouvrages de Galien ? Auraient-ils supporté à la légère que leurs travaux périssent impunément, qu’ils fussent corrompus, déshonorés ? Le zèle de Riolan est douteux et excessif car il chercherait volontiers à obtenir la gloire de Vésale, toutes les fois où il le pourrait. Cette histoire ressemble surtout à celle d’Hippocrate qui aurait pillé puis brûlé les anciens ouvrages de Cnidiens[17]. En vérité, les hommes dignes de louange ne sont pas épargnés par l’envie même après leur mort.

Comme à cette époque, l’enseignement des Arabes était encore en honneur - et Vésale dira plusieurs fois plus tard que les livres arabes ne devaient pas être totalement supprimés dans les écoles-, il jugea qu’il devait aussi être capable de comprendre leurs écrits par lui-même ; mais, n’ayant pas confiance dans la traduction latine, il préféra aller aux sources et apprendre la langue arabe et toutes les autres langues de l’Asie, afin de saisir le sens véritable des auteurs. À cette fin, il eut recours à son ami le juif Lazare de Frigeis[18]comme précepteur, et avec lui il lut et traduisit Avicenne. Lui-même devint ensuite l’auteur des synonymes hébreux et arabes, qui font notre admiration, car ils sont ajoutés aux termes grecs et latins des index expliquant les parties du corps dessinées sur les planches. Travaillant avec ardeur, il obtint de si grands résultats qu’il put mener à bien une Paraphrase complète des dix livres de Rhazès adressés au roi Almansor. Ce fut en effet la singulière fortune du siècle de Vésale de pouvoir s’élever vers des choses meilleures, après les malheureux destins barbares, de telle sorte que les esprits des jeunes gens, aguerris par l’excellent enseignement qu’ils avaient reçu en latin, en grec, et souvent aussi en hébreu, dans une langue pure, fussent capables d’accéder par eux-mêmes aux arts, et au moyen de cette aide considérable, consigner ensuite pour la postérité les trésors cachés qu’ils y avaient trouvés.

Pendant qu’il suivait cette formation avec un zèle ardent, le goût inné de Vésale pour l’anatomie était toujours apparent et visible ; par exemple, encore enfant, il avait l’habitude de mettre à nu les organes internes des animaux et de regarder leurs viscères, toutes les fois qu’il pouvait ouvrir des rats, des loirs, des taupes, des chats, des canards, se montrant déjà tel qu’il serait un jour. Ensuite il fréquenta d’autres académies, très célèbres à cette époque et rendues illustres par des hommes très érudits en toute espèce de sciences. Il fréquenta l’académie de Montpellier en compagnie de Tagault. Il revint plusieurs fois à Louvain pour ses études. Lui-même place au premier rang l’académie de Paris, la plus célèbre grâce à Jacques Dubois (Sylvius) qui y brillait à cette époque ; c’est sous le patronage de ce dernier qu’il s’inscrivit en médecine ; il avoue que pendant trois ans, il fut son auditeur assidu et dévoué, qu’il apprit l’anatomie et qu’il vit quelques dissections d’animaux sous sa direction.

×J. Caius (1510-1573) quitta l’Angleterre pour Padoue en 1539 ; il suivit l’enseignement de Vésale et de Montano, et partagea avec Vésale un logement à la Casa degli Valli ; de retour en Angleterre, il devint premier médecin d’Edouard VI et d’Elisabeth Ière. Il publia des traductions de plusieurs traités de Galien (De medendi methodo libri duo ex Cl. Galeni et J. Baptista Montani, Bâle, Froben, 1544) ; un traité dédié à Gessner, De libris propriis liber, en 8 volumes, Londres, 1570 ; un traité de prononciation des langues anciennes, De pronunciatione græcæ et latinæ linguæ, Londres, 1574. Cf. V. Nutton, John Caius and the Manuscripts of Galen, Cambridge, 1987; id., “John Caius, historian”, in G. Manning, C. Klestinec, Professors, Physicians and Practices in the History of Medicine, Springer, 2017, p. 97-112.
×L’accusation sera reprise dans R. James, Dictionnaire universel de médecine, traduit de l’anglais par Mrs Diderot, Eidous et Toussaint, Paris, Briasson, David l'aîné, Durand, 1746-1748, tome I, p. 1241.
×Cette tradition malveillante remonterait à Andreas, médecin du roi d’Égypte Ptolémée Philopator, cf. J. Jouanna, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992, p. 582 note 5.
×Cf. J. Vons et S. Velut, Introduction au livre I de la Fabrique,http://www3.biusante.parisdescartes.fr/vesale/pdf/livre1.pdf, 2014, p. 16.