Les Œuvres complètes
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à rassembler des os de toutes sortes de corps, de singes, de singes à longue queue, d’autres quadrupèdes, et aussi d’oiseaux. Riche de ce matériel, il enseigna l’anatomie à Louvain avec plus de soin, et fit des dissections publiques, sous la présidence de Johannes Armenterianus[22], professeur de médecine de Louvain, à qui il dédia ensuite le livre d’anatomie de Guinter. Ce fut à peu près à cette époque qu’il participa à l’expédition que l’empereur menait contre la France en 1535 et qu’à cette occasion il ouvrit de sa main un cadavre humain, alors qu’il n’avait assisté que deux fois à une dissection à Paris[23]. Il était âgé de vingt ans. Il étendait et élargissait sa connaissance de jour en jour et partout ; lui-même dit dans les Institutions anatomiques d’Andernach, corrigées et augmentées par lui-même, et publiées le troisième jour des nones de mai 1538[24], qu’il avait déjà réalisé une dissection dans les trois académies les plus célèbres en Europe, à l’âge de vingt-quatre ans. Aux calendes de janvier et d’avril 1539[25], il écrit qu’il a fait des dissections en public à Louvain, à Padoue, ailleurs, et plus d’une fois. On lit aussi qu’il apprit la médecine à Venise sous les médecins qui exerçaient cet art, et avec lesquels il visita les malades[26]. Il perfectionna ensuite ses connaissances anatomiques au prix d’un travail démesuré, au milieu d’immondices repoussants et détestables, et n’épargnant pas ses frais. À la fleur de l’âge, ne se souciant pas de l’argent, sans femme ni enfants, libre de tout souci domestique, il se plongea tout entier dans l’anatomie, choisissant ceux qui lui seraient associés et qui prendraient part à ses travaux. Il fatiguait les juges par des prières fastidieuses afin d’obtenir d’eux des condamnés punis par un genre de peine capitale tel qu’il pût apprendre de leurs corps ce qu’il lui incombait le plus de devoir examiner à ce moment-là, en fonction de son projet. Il priait les mêmes juges de différer les peines capitales à un temps propice pour la dissection. Il incitait les étudiants à guetter près des sépultures, afin de pouvoir en dérober les cadavres pour leurs recherches. Il les exhortait à noter soigneusement ce que les professeurs de médecine disputaient au sujet des maladies de ceux qui étaient alités dans les hôpitaux, de telle sorte que lorsque leurs cadavres leur seraient donnés, ils puissent rechercher les causes de la maladie et de la mort de manière plus efficace et se réjouir de profiter de cette occasion d’apprendre. Lorsqu’il recevait des corps d’hommes qui avaient subi la peine capitale ou des cadavres dérobés aux tombeaux, il les transportait dans sa chambre, et les conservait pour ses recherches pendant trois semaines ou plus.

Votre esprit frémit-il d’horreur, lecteur ? O juvénile ardeur ! Capable de briser des barrières de fer dans son élan soutenu par un effort constant, il admit comme uniques voluptés celles engendrées par la science ; il ne connut pas d’autres plaisirs et ne les rechercha point. Un si grand esprit, de si grands talents lui furent indispensables pour la réalisation d’un si noble ouvrage. Avide d’apprendre, brûlant de promouvoir le bien commun, il fit des efforts pour s’élever et il y réussit.

Cependant il n'est pas toujours donné à un noble caractère de jouir de ses vœux. À peine sorti de l’adolescence, il fut immédiatement appelé à quitter les investigations anatomiques pour la pratique de l’art médical, à travers des guerres et des voyages. En effet en 1528, alors qu’il était âgé d’à peine quinze ans, il touchait déjà la peste en tant que chirurgien et médecin. Il servit pendant la guerre contre la France qui commença en 1535, et dans la guerre dans la Gueldre[27]que l’empereur acheva en 1543. Quand l’empereur quitta Nimègue,

×Johannes Heems, ou Armenterianus (1500-1559) avait succédé à Adrien II Bogaert comme professeur de médecine à Louvain en 1525. Il fut régent du collège du Lys à Louvain et recteur de l’université en 1529, 1532 et 1535. Vésale lui dédia les Institutions anatomiques de Guinter dans la version qu’il avait révisée en 1538. Cf. R. van Hee, Art of Vesalius, Anvers, Garant, 2014, p. 15 et 16 ; V. Nutton (ed), Principles of Anatomy according to the Opinion of Galen, by Johann Guinter and Andreas Vesalius, Londres et New-York, Routledge, 2017, p. 67, note 8.
×L’épisode est également mentionné par A. Burggraeve, Études sur André Vésale, Gand, chez Annoot-Braeckman, 1841, p. 23: les hasards de la guerre auraient ramené à Paris Vésale qui était alors attaché aux armées de Charles Quint comme médecin-chirurgien.
×Le 5 mai 1538.
×Le 1er janvier et le 1er avril 1539.
×Lettre sur la racine de Chine (Ep. Rad. Ch.), op. cit., 1546, p. 12 : Dum enim adhuc Venetijs sub præceptoribus et præcipuis illic artem exercentibus medicis ægros inuiserem […] (« En effet, pendant que j’étais encore à Venise, je visitais les malades sous la conduite d’éminents médecins qui y enseignaient et y exercaient leur art ..»).
×Le duché de Gueldre, ancien duché du Saint-Empire romain germanique, est aujourd’hui une province des Pays-Bas. Nimègue est une des villes principales du duché.