Les Œuvres complètes
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Mais au lieu de récompenses, il subit la jalousie, les pures calomnies et les colères pestilentielles, qui sont une calamité inséparable des grands hommes. Dubois se montrait menaçant à Paris, Eustache tonnait, quoique moins fort, à Rome, Dryander entretemps le calomniait à Marbourg. En homme prudent, Vésale vit que rien de bon n’en sortirait, mais qu’il allait perdre un temps précieux ; aussi il adressa une lettre pleine de compliments et de marques de respect à Dubois, qu’il avait toujours tenu en grande estime, et lui demanda d’expliquer ce qui lui avait déplu. Dubois répondit à cela par une lettre, disant qu’il faisait grand cas de Vésale, qu’il voulait rester son ami, à une condition cependant, qu’il ne dise plus de mal de Galien dans ses ouvrages d’anatomie ; s’il agissait autrement, alors, lui et ses disciples le combattraient ; mais lorsqu’il aurait chanté une palinodie et écrit un propos correct sur les livres d’anatomie de Galien, alors il serait son ami. Donc, qu’il atténue ses critiques à l’égard de Galien, de telle sorte que ce que lui, Vésale, avait trouvé de nouveau pût être ajouté aux livres que Dubois méditait d’écrire sur l’anatomie. En même temps, il continuait de l’effrayer et de le menacer rudement, disant que ses disciples aiguisaient leur plume contre lui, alors qu’en fait tout le temps il fut presque le seul agitateur, et que tous les autres allaient à contrecœur de son côté. Vésale pensa qu’il devait digérer tout cela dans un cœur apaisé. Dans sa générosité d’âme, il ne pouvait se tresser des couronnes à partir d’une « re-coction »[39]des travaux d’autrui ni faire passer des écrits antérieurs ornés par la splendeur du style, transposés, parfois obscurs, pour les siens.

Les choses étant ainsi, il servit cependant dans le camp de l’empereur ; la guerre en Gueldre fut terminée en 1543, quand le grand ouvrage était déjà publié ; l’empereur quitta la ville, mais Vésale resta un long temps à Nimègue, pour soigner la santé défaillante de l’illustre ambassadeur de Venise, Navagero. De là, il alla à Ratisbonne où il trouva des lettres de ses amis, et où il écrivit la Lettre sur la racine de Chine. Peu de temps après, il rejoignit Padoue, Bologne et Pise, où il ouvrit de nouveau des cadavres en public. La veille de la démonstration, par un avis public, il convia tous les gens [qui le contredisaient] à la séance, les engageant à lui montrer publiquement, dans le cadavre, pendant la dissection, les erreurs qu’ils prétendaient avoir trouvées dans son livre ; ainsi on pourrait décider de la vérité des faits par une démonstration publique dans le théâtre anatomique lui-même. Il mit ainsi fin aux rumeurs et aux chicanes, sous les applaudissements et avec le soutien de tous. En effet, les étudiants de Padoue dérobaient des cadavres des tombeaux pour ses recherches, ceux de Bologne faisaient de même et à Pise le grand duc Côme ordonna par un décret public qu’on lui livrât des cadavres. Ainsi la gloire du grand Vésale croissait de jour en jour auprès des Italiens : parmi eux, il était le seul à avoir occupé un poste dans leurs trois plus célèbres académies, et il attirait des étudiants de l’Europe entière vers l’anatomie. En peu de temps, tous les jeunes médecins furent à ses côtés.

Alors, Dubois qui regarde cela avec rage[40]et dépit, plein de colère, après avoir machiné en vain plusieurs vengeances, finit par ne plus pouvoir contrôler la flamme des passions qui échauffent son cœur, et en 1551, il vomit contre Vésale de terribles imprécations, témoignant certes d’une âme ulcérée, mais sans effet aucun. Par un jeu de mots honteux, il l’appelle partout vaesanus (le fou), disant qu’il est le plus inculte en lettres, le plus arrogant, le pire des calomniateurs,

×La métaphore ironique de l’excès de coction (désignant au sens propre le phénomène de digestion) est utilisée par Vésale dans la Lettre sur la racine de Chine (Ep. rad. Ch.), op. cit.., p. 196 [=195] pour désigner le manque d’originalité des livres médicaux publiés à son époque et auxquels il oppose les siens en faisant appel au jugement de la postérité : [Libri] num recocto Mesue, uel recocto Gatinaria, uel recocto nescio cuius Stephani de morborum differentijs, eorundemque causis, et symptomatum differentijs, causisque, tabulis, uel demum recoctæ parti pharmacopolarum Seruitoris, a posteritate præferentur, nescio (« mes livres seront-ils préférés à un Mésué ou à un Gatinaria confits, à ce livre confit de je ne sais quel Etienne, portant sur différentes listes de maladies avec leurs causes ou listes de symptômes avec leurs causes, ou à un chapitre de Manuel pour apothicaires, où tout est confit ? Je l’ignore ».
×Littéralement : « en grinçant des dents ».