J’ai trouvé céans votre lettre au retour d’un voyage que j’ai fait à la campagne à dix lieues d’ici, en carrosse bien attelé, où j’étais allé voir l’enfant d’un trésorier qui y était malade de la petite vérole. [2][3] Il fait merveilleusement beau aux champs, mais j’aime encore mieux mon étude [4] où je suis rentré avec une joie que la lecture de votre lettre m’a redoublée. Je vous remercie, Monsieur, de l’affection que vous avez pour moi et de l’état que vous faites de mes lettres. Je n’ai pourtant garde d’attribuer cette bonne réception à leur mérite. [5] On ne parle plus ici du mariage de M. de Beaufort [6] avec la fille du préfet barberin [7] et cela est mis au rang des péchés oubliés. Le mariage de M. de Mercœur [8][9][10] n’est ni fait, ni à faire, [1] il est pendu au croc, sauf à en être retiré et exécuté. Nous ne savons ce que c’est, mais il ne se fait pas, et peut-être que jamais il ne se fera, peut-être que si. Voilà comment vont les affaires de la cour. Pourquoi saurions-nous ce que ces gens-là feront à l’avenir puisqu’ils ne le savent pas eux-mêmes ? Toute leur vie n’est qu’une comédie déréglée et qui n’a aucun acte certain. Le roi, [11] la reine, [12] le Mazarin [13] et toute la cour sont en voyage à Amiens. [14] On dit que le cardinal s’en va faire un voyage à Arras. [15] Les uns disent que c’est pour la paix, les autres pour une trêve de douze ans. Je ne pense point que la reine revienne sitôt à Rueil. [16] Nous avons ici des nouvelles de Bordeaux [17] et de Provence. [18] Les premières sont passables, les autres ne sont pas encore bonnes. La reine a envoyé M. de Comminges [19] à Bordeaux pour y faire exécuter la paix à la place de M. d’Argenson [20] qui a tout gâté. Le Comminges est un lieutenant des gardes du corps. Elle a aussi envoyé M. d’Étampes de Valençay [21] en Provence pour y pacifier tout. C’est un conseiller d’État, frère de l’archevêque de Reims. [2][22]
Bien que je fasse grand état du livre de M. Gassendi, [23] je me donne pourtant la patience tout entière d’attendre qu’il soit achevé. Il est vrai que je souhaite que ce soit très bientôt, mais néanmoins je lui souhaite aussi une totale et entière perfection ; sicque possidebimus animas nostras in patientia. [3][24] Il me semble que l’on m’a dit que le même auteur a fait depuis peu imprimer à Lyon un petit livre in‑4o contre M. Morin [25] de motu telluris. [4][26][27] Si cela est et qu’il se recouvre aisément, je vous prie de le faire joindre aux autres et j’en paierai volontiers le prix. Je voudrais bien aussi avoir recouvré un petit livre imprimé à Lyon intitulé, ce me semble, Histoire et antiquités de la ville de Marseille, etc. [5][29][29] Ce n’est qu’un petit in‑8o et vous m’obligeriez bien fort de le mettre si vous le pouviez rencontrer. Nous n’avons point ici de nouvelles de M. Gassendi qui est en Provence. Je souhaite qu’il soit en bonne santé. C’est un homme qui mérite de vivre encore un siècle. Oh, que si cela était, qu’il nous ferait encore de bons livres ! Pour le livre du P. Fichet, [6][30] je vous en remercie de tout mon cœur, comme aussi de tous ceux que vous avez dessein de m’envoyer à l’avenir, ce que je ne refuse pas, à la charge d’autant. Pour le Riolan, [31] je pense que vous l’avez maintenant en vos mains. Le livre n’est pas mauvais. L’auteur, qui n’a plus guère de santé, consentait qu’il n’y eût point de table à son livre et disait qu’il n’avait point loisir de la faire. Le libraire disait qu’il ne savait à qui s’adresser pour en faire une. Ils me prièrent tous deux de la faire. J’y consentis et je ne sais si le public m’en saura gré car personne d’ici ne m’en a dit grand merci. Voilà comme sont faits nos grands libraires de Paris. Le livre n’a passé par mes mains que dans le temps que l’auteur me renvoyait les épreuves à lire après lui avec tout pouvoir d’y changer ce que je voudrais ; et de cette façon que je lui ai donnée, je vous assure que le livre n’en est pas empiré car l’auteur n’en peut plus. [7] Son asthme [32] lui ôte tout ce qu’il a de reste de santé. Je vous baise les mains de tout mon cœur, comme aussi à MM. Spon et Garnier [33] à qui je vous prie d’envoyer la présente, [8] et je serai toute ma vie votre, etc.
De Paris, ce 22e de juin 1649.
Bulderen, no xxi (tome i, pages 62‑64) ; Reveillé-Parise, no ccclxvii (tome ii, pages 520‑522).
V. notes [24], lettre 177, pour le projet de mariage du duc de Beaufort avec Lucrezia Barberini, et [8], lettre 184, pour celui de son frère, le duc de Mercœur, avec Laure Mancini.
Guy Patin n’ajoutait rien à ce qu’il avait dit dans sa lettre précédente sur ces émissaires royaux envoyés dans les provinces pour tenter d’y apaiser les mouvements frondeurs.
« ainsi donc sauvegarderons-nous nos âmes par [notre] persévérance » : In patientia vestra possidebitis animas vestras [Par votre persévérance vous sauvegarderez vos âmes] (Luc, 21:19).
C’était l’attente du livre de Gassendi sur la vie et la philosophie d’Épicure : v. note [171], lettre 166.
« sur le mouvement de la Terre. »
Jean-Baptiste Morin (Villefranche dans le Beaujolais 1583-Paris 6 novembre 1656) avait été reçu docteur de la Faculté de médecine d’Avignon ou Valence (selon Guy Patin) en 1613. L’année suivante, il était venu à Paris pour entrer au service de Claude Dormy, évêque de Boulogne (de 1600 à sa mort en 1626), qui l’envoya faire des recherches sur la nature des métaux dans les mines de Hongrie. Il descendit dans les plus profondes et ayant cru reconnaître que la Terre est divisée comme l’air en trois régions, il fit un livre là-dessus : Nova Mundi sublunaris anatomia… [Nouvelle Anatomie du monde sublunaire…] (Paris, Nicolaus Du Fossé, 1619, in‑8o de 144 pages). De retour chez son prélat, Morin avait été initié à l’astrologie judiciaire (prémonitoire) par un Écossais. Dès 1617, il avait prédit avec exactitude l’emprisonnement de Dormy, ce qui lui permit d’entrer dans l’entourage des grands du royaume et d’obtenir en 1630 la charge de professeur royal de mathématiques. Ses talents divinatoires lui valurent beaucoup d’admirateurs aussi crédules qu’influents, mais aussi bien des ennemis.
Dans les remous de la condamnation de Galilée par l’Église de Rome, {a} une âpre querelle astrophysique avait opposé Morin à Pierre Gassendi, {b} principalement inaugurée par trois ouvrages : {c}
[Deux lettres {d} de Pierre Gassendi sur le Mouvement imprimé par la transmission de la Force motrice, où sont expliquées quelques difficultés essentielles tant sur le Mouvement en général que sur celui de la Terre en particulier] ; {e}
[Les Ailes brisées de la Terre, avec la démonstration physique que l’opinion copernicienne {f} sur le mouvement de la Terre est fausse, et une nouvelle conception sur les marées de l’Océan, contre l’opuscule du très éminent Pierre Gassendi de Motu impresso a Motore translato… Par Jean-Baptiste Morin…] ; {g}
[Apologie contre le livre de Jean-Baptiste Morin, intitulé les Ailes brisées de la Terre : Quatrième lettre {h} de Motu impresso a Motore translato. Avec trois lettres de Galilée {i} sur la réconciliation de la Sainte Écriture avec le Système de la Terre mobile, dont les deux plus récentes, produites par les soins de M. Neuré {j} et publiées pour la première fois]. {k}
« Monsieur le baron de Tourves, seigneur de Provence des plus vertueux, plus prudents, et plus affectionnés aux belles sciences et à ceux qui en font leur profession, m’ayant fait l’honneur de me venir voir, comme ayant ouï parler de moi, après quelques entretiens, il me dit qu’il avait appris qu’il y avait quelque différend entre Monsieur Gassendi et moi, et qu’il ne pouvait souffrir que fussions en mauvaise intelligence, ayant été amis dès l’école en Provence, et étant à présent collègues de même profession à Paris. » {ii}
- De Morin à « Monsieur M. Gaultier, conseiller au parlement d’Aix-en-Provence », datée de Paris, le 23 juin 1649.
- Morin et Gassendi étaient tous deux professeurs de mathématiques au Collège de France.
Non exigis, ut repetam fecisse me id, non ut Telluri assererem motum, sed ut veritatis amore, innuerem quietem ipsius firmiore ratione esse stabiliendam : ne exige etiam, ut quasi me putes aliquam habere eiuscemodi : ipsam tecum communicem ; quippe si haberem, facetem iam sponte. Et non pauci quidem hactenus non paucas, nosterque imprimis Morinus, magna solertia excogitarunt : sed, me tamen quot attinet, hærere aquam semper video, ac in eo proinde sum, ut placitum illud reverear, quo Cardinales aliquot approbasse Terræ quietem dicuntur.[Vous n’exigez pas que je revendique ce que j’ai fait, ni que je défende le mouvement de la Terre, mais que, par amour de la vérité, j’approuve, après bien solide raisonnement, qu’il faille affirmer son immobilité. N’exigez pas non plus de vous laisser penser que je partage en quelque façon une telle opinion et que je vous en fasse un jour part, parce que, si tel était le cas, je le ferais maintenant de bon gré. Maints savants tels, en tout premier, notre ami Morin, ont jusqu’ici déployé une grande ingéniosité à élaborer maints arguments ; mais pour ma part, je pense toujours être dans l’embarras, et redoute donc la prescription des cardinaux qui, dit-on, ont en quelque sorte approuvé l’immobilité de la Terre].
V. infra seconde notule {b} pour le livre de Morin qu’attaquait Gassendi.
L’avis Au lecteur du Recueil sur la querelle entre Morin et Gassendi (Paris, 1650, v. supra notule {b}) en a résumé le motif :
« M. Gassendi ayant été toujours très curieux de chercher à justifier par les expériences la vérité des spéculations que la philosophie lui propose, et se trouvant à Marseille avec Monseigneur le comte d’Alais {a} en l’an 1641, fit voir, sur une galère qui sortit exprès en mer par l’ordre de ce prince […], qu’une pierre lâchée du plus haut du mât, tandis que la galère vogue avec toute la force et la vitesse possible, ne tombe point ailleurs qu’elle ne ferait si la même galère était arrêtée et immobile ; si bien que soit qu’elle aille ou qu’elle n’aille pas, la pierre tombe toujours le long du mât à son pied et de même côté. Cette expérience […] sembla tenir quelque chose du paradoxe à beaucoup qui ne l’avaient point vue ; ce qui fut cause que M. Gassendi composa un traité De Motu impresso a motore translato, que nous vîmes de lui la même année en forme de lettre écrite à M. Dupuy. M. Morin qui avait fait imprimer quelque temps auparavant son ouvrage intitulé Famosi problematis terræ motu hactenus optata, nunc tandem demonstrata solutio, {b} crut que M. Gassendi n’avait eu autre dessein que d’écrire contre son livre, pource que dans cette lettre à M. Dupuy, il détruisait une des plus fortes raisons que l’on a toujours opposées au mouvement de la Terre, et que M. Morin employait pour fondement d’une de ses principales démonstrations. Ce déplaisir joint à l’ambition qu’il a de se signaler en attaquant les hommes de réputation, le porta à faire cet autre livre auquel il donna pour titre Alæ Telluris fractæ, où il ne se contente pas d’impugner {c} à sa mode les raisons de M. Gassendi ; mais il s’oublie jusques à le taxer d’hérésie, en lui déconseillant le voyage de Rome, comme n’y faisant pas sûr pour lui. Alors M. Gassendi suivit l’exemple de Jésus-Christ, lequel n’ayant pas ouvert la bouche durant tous les outrages qu’il avait soufferts jusques là, montra quelque ressentiment de celui que le satellite {d} insolent lui fit, en lui reprochant qu’il offensait le Pontife. Ainsi, M. Gassendi voyant que M. Morin lui faisait un semblable reproche, pensa qu’il ne devait plus se taire et fit son Apologie. » {e}
- Louis-Emmanuel de Valois, comte d’Alais, gouverneur de Provence (v. note [42], lettre 155).
- « Solution, longtemps souhaitée et maintenant enfin démontrée, du célèbre problème lié au mouvement de la Terre » (Paris, chez l’auteur, 1631, in‑8o), dédié au cardinal de Richelieu.
- D’attaquer.
- Séide : « celui qui accompagne un autre pour sa sûreté, ou pour exécuter ses commandements. […] On le prend d’ordinaire en mauvaise part pour un archer, un pousse-cul [agent subalterne préposé à arrêter et emprisonner les gens], ou quelque mauvais garnement qui sert aux captures, ou à faire de mauvais traitements à quelqu’un » (Furetière).
- La dispute s’envenima plus encore quand elle s’étendit à l’astrologie, après que Morin eut prédit la mort de Gassendi en juillet-août 1650, qui n’arriva pas (Bayle, note I).
Cette querelle de la plus haute importance scientifique dépassant mes compétences, j’ai interrogé mon frère aîné, Jean-Pierre Capron, ancien ingénieur du Corps des Mines, et lui sais profondément gré de m’avoir renvoyé aux Dialogues que Galilée a rédigés à la demande du pape Urbain viii et publiés en italien (Florence, 1632, v. notule {b}, note [19], lettre 226). Guy Patin ne pouvait avoir lu que leur édition latine :
Galilæi Galilæi Lynci, Academiæ Pisanæ Mathematici, Serenmi. Magni-Ducis Hetruriæ Philosophi et Mathematici Primarii Systema Cosmicum : in quo Dialogis iv. de duobus maximis Mundi Systematibus, Ptolemaico et Copernicano, rationibus utrinque propositis indefinite disseritur. Accessit locorum S. Scripturæ cum Terræ mobilitate concilatio.[Système cosmique de Galileo Galilei, lyncéen, {a} mathématicien de l’Université de Pise, premier philosophe et mathématicien du sérénissime grand-duc de Toscane : {b} où, sous la forme de quatre Dialogues sur les deux plus grands systèmes du monde, ptoléméen et copernicien, sont discutés sans parti pris les arguments proposés par chacun des deux. Y est adjointe une réconciliation des passages de la sainte Écriture avec la mobilité de la Terre]. {c}
- Membre de l’Académie romaine des Lynx, v. seconde notule {a}, note [35] du Naudæana 2.
- Ferdinand ii de Médicis (v. note [9], lettre 367), à qui Galilée a dédié son livre.
- Lyon, Jean-Antoine i Huguetan, 1641, in‑4o ilustré de 377 pages ; réimpression de la toute première édition (Trèves, Elezevier, David Hauttus, 1635), dans la traduction latine de Matthias Bernegger (v. notule {h}, note [11], lettre latine 101) ; dédiée par le libraire à Balthazar de Monconys (v. note [52], lettre 420), alors conseiller au présidial de Lyon.
Le Dialogue, réparti en quatre journées, fait intervenir trois personnages fictifs : Filippo Salviati (Salv. qui défend les idées de Copernic et Galilée), Simplicio (Simpl. qui représente les aristotéliciens) et Giovan Francesco Sagredo (Sagr. dont l’opinion est neutre). La iie journée relate deux expériences menées sur des bateaux en déplacement, qui permettent d’éclairer, sans anachronisme, les échanges entre Gassendi et Morin.
Simp. […] Accedit experimentum appositum adeo, lapidis e summitate mali decidentis, qui, dum navis consistit, ad mali pedem cadit : si vero navis provehitur, ab eodem termini tam procul cadet, quanto navis, tempore casus lapidis progressa fuerit : qui quidem haud pauci cubiti sunt, quando navis celeri cursu fertur. […]Salv. […] Ais, quandoquidem stante nave, lapis prope mali pedem decidit ; at progrediente, longius a pede removetur ; e converso igitur, ex casu lapidis ad pedem, inferri quietem navis, et ex casu remotiore, progressum navis : cumque it, quod de navi evenit, de Terra pariter accidere debeat, ideoque ex casu lapidis ad pedem Turris, necessario globi terrestris immobilitatem inferri. Numquid hæc es argumentatio tua ?
Simp. Est, et quidem in compendium exacte reducta, quod eam reddit intellectu facillimam.
Salv. Iam dicito mihi, si lapsis e mali summitate demissus, navi velocissime provecta, in eodem præcise navis loco decideret, quem locum nave quiescente feriret, ecquem usum hi casus tibi præberent, ut te de navis vel statione, vel progressu certiorem efficerent ?
Simp. Nullum prorsus. Ad hunc modum e pulsu venarum cognosci nequit, dormiatne quis, an vigilet. Pulsus enim eundem tenorem in utroque servat.
Salv. Optime. Unquamne experimentum de navi cepisti ?
Simp. Numquam : facile tamen crediderim, auctores qui hoc experimentum adferunt, diligenter id observasse : præterquam quod causa disparitatis aperte adeo cognoscitur, ut nullus sit dubitationi locus.
Salv. Quod fieri possit, ut auctores experimentum a seipsis incognitum adferant, tu ipse testimonio est, qui cum eam rem inexploratam tibi fateare, tamen veluti certam producis, et nos bona fide remittis ad istorum auctoritatem : quod ipsum eosdem quoque fecisse, non modo probabile, sed et necessarium est : ut scilicet ipsi quoque provocavrerint ad testimonium antecessorum, et nemo tamen inventus fuerit, qui ipsemet experimentum ceperit : nam id capere quicunque velit, is plane contrarium his quæ scriptis traduntur, evenire deprehendet, nimirum lapidem in eundem semper navis locum decidere, seu consistat illa, seu quantacunque velocitate moveatur. Cum ergo ratio terræ sit eadem quæ navis ; a lapidis casu perpendiculari ad pedem Turris, de motu vel quiete Terræ nihil inferri potest.
[Simpl. Il y a en outre l’expérience si opportune de la pierre jetée du haut d’un mât : quand le navire est à l’arrêt, elle tombe au pied du mât ; quand il avance, elle s’en éloigne d’une distance égale à celle que le navire a parcourue pendant le temps que la pierre a mis à tomber, ce qui dépasse largement quelques coudées {b} si le navire avance rapidement. […]
Salv. […] Tu dis bien que quand le navire est immobile, la pierre tombe au pied du mât, et que quand il avance, elle s’en écarte nettement. Inversement, la chute de la pierre au pied du mât te permet donc de déduire que le navire est à l’arrêt et, si elle s’en éloigne, que le navire se déplace ; et puisque ce qui est vrai du navire doit l’être aussi de la Terre, la chute de la pierre au pied de la Tour {a} implique nécessairement que la Terre est immobile. Est-ce bien là ton raisonnement ?
Simpl. Oui, tu l’as exactement résumé, en le rendant tout à fait intelligible.
Salv. Dis-moi maintenant : si une pierre lâchée du haut du mât, quand le navire avance très rapidement, tombait exactement au même endroit que quand le navire était à l’arrêt, ces chutes te seraient-elles utiles pour savoir sûrement si le navire est ou non en mouvement ?
Simpl. Bien sûr que non : exactement comme le battement des vaisseaux ne permet pas de savoir si quelqu’un dort ou est éveillé, car le même pouls s’observe dans les deux cas.
Salv. Parfait ! mais as-tu jamais accompli l’expérience du navire ?
Simpl. Non, jamais, mais je croirais facilement que les auteurs qui ont mené cette expérience l’ont soigneusement observée ; en outre, la raison de la différence est si bien connue {c} qu’elle ne laisse aucune place au doute.
Salv. Dans la mesure où, comme tu en témoignes, des auteurs font état d’une expérience sans la connaître directement : tu te fies à un fait que tu n’as pas toi-même vérifié, mais l’exposes pourtant comme avéré et t’en remets de bonne foi à l’autorité de ces gens. Il est non seulement recommandé, mais absolument nécessaire d’avoir accompli soi-même ce qu’ils ont fait, car ils ont aussi fait appel au témoignage de leurs prédécesseurs et nul ne saurait en trouver un qui ait lui-même réalisé l’expérience. De fait, qui voudrait l’accomplir trouverait l’exact contraire de ce qu’ils ont écrit : à savoir que la pierre tombe toujours au même endroit, que le navire soit à l’arrêt ou se déplace à quelque vitesse que ce soit. Puisque ce qui vaut pour le navire vaut pareillement pour la Terre, on ne peut rien déduire sur le mouvement ou l’immobilité de la Terre du fait que la pierre chute perpendiculairement au pied de la Tour]. {d}
Porro causa congruentiæ horum omnium effectuum est, quod motus navigii rebus omnibus in eo contentis, ipsique aeri communis est, loquor de rebus quas operit camera : nam si supra eam, in aere aperto, nec ad navigii cursum sequace consistamus, in nonnullis dictorum effectuum notabile discrimen appareret : et dubium non est, fumum tanto retrocessurum, quanto aer ipse : pariterque muscas et papiliones impeditas ab aere, cursum navigii subsequi non valituras, si notabili ab eo distantia separerentur. Si tamen in proximo sese teneant, cum ipsa navis, tanquam anfractuosa fabrica, partem aeris vicini secum vehat, sine offensa laboreve navem sequentur.
[Salv. {e} […] Descends avec un ami dans la plus grande cabine d’un navire ponté, en prenant soin d’y apporter des mouches, des papillons et semblables animaux volants ; ainsi qu’un grand bocal rempli d’eau, où nagent des poissons. Suspends aussi un seau, d’où l’eau s’écoule goutte à goutte pour être recueillie dans un autre récipient à col étroit qui aura été placé au-dessous. Quand le navire est à l’arrêt, observe soigneusement comme ces bêtes volantes se déplacent à vitesse égale dans toutes les parties de la cabine, comme les poissons nagent librement en tous sens, comme chaque goutte qui sort du seau tombe dans le récipient au-dessus duquel il est placé. Si tu jettes quelque objet à ton ami, tu n’auras pas besoin d’y mettre plus de force vers l’avant que vers l’arrière, pourvu que la distance entre vous soit égale. Si tu sautes, comme on dit, à pieds joints, tu retomberas au même endroit, où que ce soit. Après avoir observé tout cela, bien qu’il n’y ait aucun doute qu’il doive en être ainsi dans un navire immobile, fais-le voguer à la vitesse que tu voudras et, pourvu qu’elle soit constante {f} et qu’il n’y ait ni roulis ni tangage, tu ne verras pas le moindre changement dans tous les phénomènes susdits, et seras incapable d’en déduire si le navire est à l’arrêt ou en mouvement : en sautant tu retomberas au même endroit du plancher, et même quand le bateau voguera très vite, tes bonds en direction de la poupe ne seront pas plus grands que si tu sautes en direction de la proue, bien que, pendant que tu es en l’air, le plancher de la cabine se déplace en sens contraire ; et si ton ami s’assied du côté de la poupe et toi du côté de la proue, tu n’auras pas à lancer plus fort que lui l’objet que vous échangerez, non plus que si vous inversez vos positions. Comme précédemment les gouttes tomberont dans le récipient inférieur, sans qu’aucune ne s’en aille vers la poupe, même si, pendant sa chute depuis le seau, le navire a parcouru plusieurs palmes ; {g} et les poissons ne peineront pas plus à nager vers l’arrière ou vers l’avant de leur bocal, et ils se rueront avec une agilité égale sur la miette de nourriture que tu y auras jetée n’importe où ; enfin, mouches et papillons voleront indifféremment en tous sens, et tu ne les verras pas se poser sur la paroi dirigée vers la poupe, comme s’ils étaient fatigués de devoir suivre longtemps la course du navire en restant en l’air. En enflammant un grain d’encens, tu verras {h} aussi sa fumée stagner comme un petit nuage, et se disperser sans préférence pour un côté ou l’autre de la cabine.
En allant plus loin, la concordance de tous ces effets tient au fait que le mouvement du navire se communique à tout ce qu’il contient, y compris l’air. Je ne parle que de ce qui est renfermé dans la cabine, car sur le pont, à l’air libre, nous ne sommes plus à l’abri du mouvement du navire et il apparaît de notables changements dans certains des effets que j’ai décrits : sans aucun doute, la fumée suivra le déplacement de l’air ; il rendra pareillement mouches et papillons incapables de suivre la course du navire, s’ils s’éloignent un peu de son bord ; mais ils y parviendront sans effort ni fatigue s’ils se tiennent tout près de lui, car il s’agit d’un bâtiment creux, qui emporte avec lui une partie de l’air qui l’avoisine]. {i}
Cela ne remet pas en cause les thèses de Galilée et les conclusions tirées de l’expérience de Gassendi à Marseille : la force de Coriolis est la manifestation de la rotation de la Terre qui, de ce fait, est un repère non inertiel, alors que Galilée, consciemment ou non, raisonnait sur un repère inertiel. En tout état de cause l’écart est du second ordre et n’était sans doute pas mesurable avec les moyens du xviie s. Le pendule de Foucault (1851) relève du même principe, mais les écarts se cumulent avec les oscillations successives ce qui finit par faire apparaître des effets du premier ordre.
Les Antiquités de la ville de Marseille. Par N. Jules Raymond de Solier jurisconsulte. {a} Où il est traité de l’ancienne République des Marseillais : et des choses plus remarquables de leur État : Translatées de latin en français par Charles-Annibal Fabrot {b} avocat au parlement de Provence. {c}
- Jules-Raymond de Soliers (Pertuis, Vaucluse vers 1530-vers 1595), avocat à Aix : étant protestant, il fut forcé de revenir à Pertuis puis de se réfugier au château de Montfuron près de Manosque, où il mourut de chagrin (G.D.U. xixe s.).
- V. note [3], lettre 126.
- Cologny [Genève], Alexandre Pernet, 1615, in‑9o de 224 pages ; réédition à Lyon, Antoine de Bussi, 1632, in‑8o de 254 pages.
V. note [25], lettre 146, pour les Opera anatomica vetera… de Jean ii Riolan dont Guy Patin avait dressé la table (l’index). Dans son Sapienti lectori Monitum, quo declaratur institutum authoris, in hac editione postrema [Avertissement au sage lecteur, où l’auteur déclare son dessein pour cette dernière édition], Riolan n’a pas manqué de rendre un hommage appuyé à Guy Patin pour sa participation déterminante à la préparation de l’ouvrage (2e page) :
Tandem ultimæ et sextæ editionis, quam negligebam, cum aliis anatomicis sub spongia iacentibus, author fuit et promotor eruditissimus medicus, Dom. Guido Patinus, collega noster, cui pro renatæ ac instauratæ huius editionis fructu, si quis accedat philiatris, gratiæ debentur. Scitum est illud Comici, vino vendibili non est opus suspensa hedera,
Laudat venales qui vult extrudere merces
[Enfin, un médecin très savant, Maître Guy Patin, notre collègue, a été l’auteur et l’initiateur d’une sixième et dernière édition, {a} que je négligeais avec d’autres ouvrages anatomiques végétant sous le coude. Nous devons le remercier pour le plaisir de cette édition renouvelée et régénérée, si quelque philiatre {b} y adhère. On connaît ce vers du poète comique, « vin facile à vendre se dispense de la branche de lierre » : {c}
Laudat venales qui vult extrudere merces]. {d}
- De l’Anthropographie.
- Amateur de médecine.
- Expression proverbiale qui a inspiré plusieurs auteurs latins, dont Plaute ou Publilius Syrus (Sentences, vers 985, v. note [9], lettre 511), et qu’Érasme a commentée (adage no 1520) :
« l’excellence véritable se passe de louanges venues d’ailleurs ; les choses exceptionnelles plaisent pour elles-mêmes et n’ont pas besoin de recommandation extérieure ; semble venir de l’habitude qu’avaient les cabaretiers d’attacher une enseigne représentant un lierre devant leur boutique. »
- « Celui qui vante sa marchandise outre mesure veut en être débarrassé » (Horace, Épitres, livre ii, lettre 2, vers 11).
Ou bien Guy Patin avait joint à son envoi une lettre destinée à Pierre Garnier, ou bien il priait André Falconet de lui faire lire celle qu’il lui adressait.