À André Falconet, le 15 août 1659
Note [3]
Dans son De cæcitate Oratio [Discours sur la cécité], {a} Jean Passerat, professeur d’éloquence au Collège de France, s’est consolé avec stoïcisme de la cécité qui le frappait (page 10 vo) :
Cæcus sum. Cæcus erat Appius Clausus, sine quo Pyrrhi bello, rei Romanæ offusa sempiterna nox esset. Cæcus sum. pauciores habiturus sum inimicos, invidium neminem. Cæcus sum. præferam speciem viri boni : multique me dignum existimabunt qui cum in tenebris micent. Cæcus sum. Unum me faciam beatiorum, et alienis utar oculis ; sicut alienis quoque auribus magni quondam Persarum Reges. Cæcus sum. Augebit familiam meam cæcitas ; et, ut dicebat Asclepiades, uno puero comitatior incedam. Sed bonos ipse libros amplius non legam : Dolebit hoc, fateor, et vehementer dolebit cordi meo : verum est tanti non legere malos : ne bilem mihi moveant, et stomachum in eos erumpam, ut poeta Veronensis.
[Je suis aveugle. Appius Claudius était aveugle, et sans lui, dans la guerre de Pyrrhus, {b} une éternelle nuit se fût abattue sur Rome. Je suis aveugle. J’aurai désormais fort peu d’ennemis, et nul ne sera plus jaloux de moi. Je suis aveugle. Je paraîtrai bonhomme, et beaucoup me trouveront digne quand eux s’agiteront dans les ténèbres. Je suis aveugle. Je me rendrai le premier des bienheureux car je me servirai des yeux des autres, comme jadis les grands rois des Perses se servaient des oreilles des autres. {c} Je suis aveugle. La cécité agrandira ma famille ; et comme disait Asclepiades, je marcherai avec en plus la compagnie d’un esclave. {d} Mais je ne lirai plus moi-même les bons livres : cela m’affligera, je l’avoue, et m’affligera au plus profond du cœur ; pour autant, je n’aurai plus à lire les mauvais, ils ne me remueront plus la bile, et je n’aurai plus à me vider l’estomac dessus, comme le poète de Vérone. {e}
- Paris, Mamertus Patissonus, 1597, in‑4o de 24 pages.
- Appius Clausus ou Appius Claudius Cæcus a été consul de République romaine en 307 et 296 av. J.‑C. Il a ordonné la construction de la Via Appia. Premier auteur latin connu, il a laissé des ouvrages de droit et de grammaire. La guerre de Pyrrhus contre Rome eut lieu au iiie s. av. J.‑C.
Une note marginale renvoie à Xénophon et à Plutarque :
- « Nous savons aussi que ceux qu’on appelle les yeux et les oreilles du roi, c’est uniquement par des présents et des distinctions qu’il se les attacha ; car c’est en récompensant généreusement ceux qui lui apportaient des nouvelles importantes qu’il excitait beaucoup de gens à écouter et à observer ce que le roi avait intérêt à savoir » (Xénophon, Cyropédie [Histoire de Cyrus], livre viii, chapitre ii, § 10) ;
- « Cyrus ne venait que d’expirer, lorsqu’Artasyras, qu’on appelait l’œil du Roi, passa à cheval près dulieu où il était » (Plutarque, Vies des hommes illustres, Artaxerxès, chapitre xii).
- Cicéron (Tusculanes, livre v, chapitre xxxix ; référence indiquée dans la marge) :
Asclepiadem ferunt, non ignobilem Eretricum philosophum, cum quidam quæreret, quid ei cæcitas attulisset, respondisse, puero ut uno esset comitatior.
[Quelqu’un, dit-on, demanda à Asclépiade (v. note [25], lettre 294), philosophe assez distingué de l’école d’Érétrie, ce que devenir aveugle lui avait procuré ; il répondit que c’était avoir un esclave pour l’accompagner].Catulle (qui était natif de Vérone), poème xliv, vers 18-21 :
Nec deprecor iam, si nefaria scripta
[Et je ne disconviens pas que, quand je reçois les abominables écrits de Sestius, leur froideur procure le catarrhe et la toux ; non pas à moi, mais à celui même qui ne m’invite à dîner que quand j’ai lu un mauvais livre].
Sesti recepso, quin gravedinem et tussim
non mihi, sed ipsi Sestio ferat frigus,
qui tunc vocat me, cum malum libru legi.