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Mémoires sur la nature sensible et irritable des parties du corps animal

Lausanne : chez Marc-Mic. Bousquet ; chez Sigismond D'Arnay . 1756-1760

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Stefanie Buchenau
pour le projet ANR Philomed
Maître de conférences à l’Université Paris 8 Saint-Denis
stefaniebuchenau@aol.com
24/01/2012

« Nous devons la Physique à l’Angleterre, on devra la Physiologie à la Suisse & le Mémoire sur l’Irritabilité en sera la base immuable ». Ainsi le traducteur Tissot décrit-il l’importance du présent mémoire, en comparant son auteur, le médecin, savant universel et poète Albrecht von Haller (1708-1777), au célèbre Newton. Il est vrai que la distinction qu’y établit Haller entre la sensibilité et l’irritabilité fit révolution en physiologie. Selon l’auteur, elle donna lieu à une toute « nouvelle division des parties du corps humain » (I, p. 5), qui fut débattue dans l’Europe entière. D’après cette distinction, il faut isoler le principe de mouvement qu’est l’irritabilité (la faculté de se contracter) de la sensibilité (faculté occasionnant chez les animaux des signes évidents de douleur), et associer chacune de ces deux qualités ou fonctions à une structure particulière. Tandis que l’irritabilité est une qualité du muscle, la sensibilité est immanente aux nerfs.

Le mémoire où Haller introduit cette distinction fut présenté pour la première fois devant la Société des sciences de Göttingen en 1752, sous le titre De Partibus Corporis Humani Sensilibus et Irritabilibus et publié en 1753. La présente édition en 4 volumes de 1755 contient outre la seconde édition, corrigée et annotée, de ce mémoire, un grand nombre de documents – mémoires, réponses aux objections, par lesquels Haller compte appuyer et défendre ses nouvelles thèses et qui témoignent de l’ampleur du débat qu’il suscite à travers l’Europe.

Dans la première partie de son Mémoire, Haller détaille les résultats de ses expériences sur la sensibilité des différents organes animaux. Il y explique qu’en interrompant la communication entre une partie et son nerf, il est possible de montrer que le tendon n’est pas sensible, et il appelle à distinguer les différents éléments que la tradition avait confondus sous une même désignation, le terme grec neuron, à savoir les nerfs, les tendons et les ligaments. Comptent aussi parmi les parties non-sensibles la dure-mère et la pie-mère, le périoste, et les ligaments. En revanche, sont sensibles : « le cerveau, les nerfs, la peau, les muscles, l’estomac, les intestins, […] ». Dans la seconde partie, Haller passe à l’irritabilité, qui est propre aux muscles et qui spécifie les parties du corps que sont le cœur, le diaphragme, le ventricule et les intestins. Tout en renouant avec certaines idées sur l’irritabilité de Glisson et d’autres, cette thèse rompt avec l’idée traditionnelle selon laquelle la sensibilité, présente dans tout le corps, serait le principe de mouvement et de vie, défendue encore par le maître de Haller, Boerhaave, dont Haller commentait les Institutions de médecine en 1739. « La nature de la chose m’obligea à abandonner l’idée de mon maître » (I, p. 87).

Ce sont là les résultats d’une pratique de recherche tout à fait innovante qui fait de Haller une figure de chercheur et d’expérimentateur de premier rang. Le professeur d’anatomie que fut Haller réalise ses expériences sur des animaux dans son laboratoire à Göttingen, devant ses compagnons et étudiants, dans une université tout nouvellement fondée, selon des principes expérimentaux nouveaux. « [J]’ai tâché de ne pas […] manquer [la vérité], en multipliant les expériences, en me livrant sans système & sans réserve au témoignage de mes sens, & en ne portant jamais mes pas au delà des corollaires les plus simples des faits » (IV, 3). À son premier Mémoire, revu et corrigé de sa main, Haller ajoute, dans le premier volume, un second mémoire « synthétique des faits » qui constitue le journal de ses expériences. Il les réunit sous des titres communs, découvrant ainsi « la marche dont la Nature s’est servie pour me convaincre », sans taire les expériences manquées. Les deuxième et troisième volumes réunissent un très grand nombre d’expériences conduites par un certain nombre d’élèves dont Johann Georg Zimmermann, mais aussi par des médecins et chirurgiens illustres, comme Marc-Antoine Caldani, Jean-François Cigna, Felice Fontana. Il témoigne de la véritable vague expérimentale que le mémoire, traduit en peu d’années en français, anglais, allemand, italien et suédois, a déclenché à travers la République des Lettres. Ces expériences, menées « à Rome, à Copenhague, à Berlin, à Konigsberg, à Paris, à Lion, à Montpellier même […] tendent à confirmer celles de M. de Haller ». La table des matières finale les présente sous un ordre systématique. « Je viens de donner le recueil le plus nombreux d’expériences qui ayent peut-être jamais paru, pour prouver une vérité physique » (IV, 21).

Parmi les adversaires de Haller auxquels il cherche à répondre, notamment dans le dernier volume, figurent tout d’abord ceux qui contestent la validité des expériences, cherchant ainsi à le réfuter « avec le scalpel » : pour l’essentiel, ses collègues en médecine auxquels Haller porte une certaine estime et à l’intention desquels il formule un certain nombre de précautions pratiques ; puis, ceux qui y opposent des arguments d’ordre philosophique, théologique et moral et que Haller désigne parfois comme la « secte organique des stahliens ». La vivacité de la polémique montre que la distinction entre irritabilité et sensibilité n’est pas sans heurter un certain nombre de principes admis par ses contemporains. Non seulement certains auteurs contestent-ils l’utilité pratique et thérapeutique de sa distinction (Lavirotte), mais ils perçoivent aussi dans l’affirmation que l’irritabilité est un principe de mouvement différent de l’âme une menace pour l’âme immatérielle. Haller s’en prend particulièrement aux thèses du médecin écossaisRobert Whytt. Le désaccord fondamental concerne ici les « raisonnements » ou conclusions philosophiques. Tandis que Whytt se trouve réduit à admettre qu’une âme sent non dans le cerveau mais dans la partie même du corps, qu’elle est par conséquent divisible en autant de parties que le corps, Haller quant à lui cherche à défendre la simplicité de l’âme, quitte à en restreindre l’empire : « L’âme est cet être qui se sent, qui se représente son corps, & par le moyen du corps toute l’université des choses. Je suis moi & non pas un autre, parce que ce qui s’appelle moi, éprouve ce changement dans toutes les variations qui arrivent au corps que ce moi appelle le sien. […] Mais un doigt coupé de mon corps, un morceau de chair enlevé de ma jambe, n’a aucune liaison avec moi, je ne sens aucun de ses changements, ils ne peuvent me faire éprouver ni idée ni sensation ; il n’est donc point habité par mon âme, ni par quelqu’une des parties de cette âme […] » (I, 51). Ainsi, la nouvelle distinction soulève-t-elle de profondes questions métaphysiques, même si l’attitude de Haller est plutôt celle d’un observateur empiriste qui restreint son regard à ce qu’il a vu et dit « abandonner volontiers aux conjectures des savans l’empire des être invisibles » (IV, 96).

Éléments bibliographiques :

François Duchesneau,La Physiologie des Lumières : Empirisme, Modèles, Théories, La Haye, Martinus Nijhoff, 1982, en particulier chap. 5 et 6.

Maria Teresa Monti, Congettura ed Esperienza Nella Fisiologia de Haller, Firenze, Olschki 1990.

Hubert Steinke,Irritating experiments. Haller’s concept and the European controversy on Irritability and Sensibility, 1750-1790, Amsterdam-New York, Éditions Rodopi B. V., 2005.

Lien vers le projet Haller et la République des Lettres qui constitue un outil de recherche précieux pour toute recherche sur Haller, offrant de nombreuses informations, une bibliographie et un grand nombre de textes de Haller : http://www.haller.unibe.ch/f/index.php