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De secretis naturae sive quinta essentia libri duo [suivi de] De mineralibus

Strasbourg : Balthazar Beck. 1541

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Didier Kahn
CNRS, Paris
dkahn@msh-paris.fr
Sous le nom de Raymond Lulle (1235-1315), un vaste corpus de textes apocryphes alchimiques se constitua à partir du XIVe siècle et ne cessa de se développer jusqu’au XVIIe, voire au XVIIIe siècle. Lulle lui-même n’avait que mépris pour l’alchimie ; son attitude paraît même s’être encore durcie à l’encontre de cette science au fil des ans. Mais dans le sillage de son prodigieux succès en tant que philosophe, des lullistes anonymes se mirent à composer sous son nom un nombre croissant de traités d’alchimie, dont le premier, sans doute, et l’un des plus célèbres, fut le Testamentum. Originellement composé en latin, ce texte daté de 1332 n’entendait pas s’en tenir au seul projet de la transmutation des métaux, mais y ajoutait la fabrication des pierres précieuses, et surtout la guérison des maladies. A dire vrai, le thème de la prolongatio vitæ caractérisait déjà, au siècle précédent, tout un pan de l’alchimie de Roger Bacon (1219-1292) ; ce thème se fraya un chemin jusqu’au Testamentum par le biais d’une notion d’importance centrale : l’élixir, emprunté à l’alchimie arabe. Mais le Testamentum, assimilant ce thème et cette notion, mit à jour un concept nouveau, celui de « médecine universelle » efficace pour les pierres précieuses, les hommes et les métaux.

C’est à partir de ce traité qu’allait se constituer, dans la seconde moitié du XIVe siècle, un autre texte majeur de la mouvance pseudo-lullienne, le De secretis naturæ seu de quinta essentia, qui n’est autre qu’une version "lullifiée" du De consideratione quintæ essentiæ de Johannes de Rupescissa (c. 1351-1352).

Considéré par Michela Pereira comme « l’œuvre centrale du corpus alchimique pseudo-lullien », le De secretis naturæ juxtapose l’alchimie du Testamentum et les techniques de Rupescissa orientées vers la production de quintessences (notamment celle du vin) régulant et réparant les désordres des qualités élémentaires au sein du corps humain. Rupescissa, dans l’excusatio qui fermait le Livre I du De consideratione, s’était refusé, notamment par respect pour la discipline de son Ordre, à révéler « les médecines admirables qui guériraient aussi bien les hommes que les métaux imparfaits », bornant strictement son propos au terrain de l’alchimie médicale. Le De secretis naturæ balaie de tels scrupules : même l’usage de la quintessence du vin se voit réorienté vers la transmutation.

Composé d’un prologue où Raymond Lulle s’entretient avec un bénédictin, de deux Livres qui reprennent en les modifiant ceux de Rupescissa, d’une Tertia distinctio s’achevant sur des Quæstiones (parfois considérées comme un quatrième Livre) et d’un épilogue où reparaît le moine (la Disputatio monachi), le De secretis naturæ possède une tradition textuelle fort mouvante, tant dans les manuscrits que dans les imprimés. C’est ainsi que les débuts de sa carrière imprimée n’en offrirent, entre 1514 et 1546, que les deux premiers Livres. La Tertia distinctio, qui forme la section la plus caractéristiquement pseudo-lullienne de l’œuvre, ne fut éditée qu’en 1546. Autant dire qu’on ne dispose, dans la présente édition, que d’une partie succincte de ce traité. Il s’agit néanmoins d’un des best-sellers de l’édition alchimique du premier XVIe siècle. Paru initialement à Venise en 1514, à la suite des Consilia médicaux de Giovanni Matteo Ferrari de Gradi († 1472), le De secretis naturæ allait connaître sous cette forme plusieurs rééditions (Venise 1521, Lyon 1535) qui ne l’empêchèrent pas de prendre aussi son autonomie (Venise 1518, Augsbourg 1518, s.l. 1520), parfois accompagné — comme ici même — du De mineralibus d’Albert le Grand (Strasbourg 1541, Paris 1541, Venise 1542). En effet, en 1541, l’apothicaire Walther Hermann Ryff (c. 1500-1548) — dont le New groß Distillier Buch publié à Francfort en 1545 ne sera autre qu’un remaniement — ou plutôt un plagiat — des traités de distillation de Hieronymus Brunschwig, eux-mêmes recopiés de Rupescissa — reprit à Strasbourg, chez Balthasar Beck, non seulement le De secretis naturæ pseudo-lullien, mais aussi le De mineralibus d’Albert le Grand, et cette édition fut reprise à Venise dès l’année suivante, tandis qu’à Paris l’imprimeur-libraire Jérôme de Gourmont rééditait le Bermannus de Georg Agricola, paru à Bâle en 1530, en l’augmentant de ces deux mêmes textes. La première édition du De secretis naturæ en traduction allemande est de 1532, à Augsbourg ; sa fortune en Allemagne accompagna d’ailleurs celle de la Grosse Wundarznei de Paracelse à Francfort en 1549, 1555 et 1561. On peut enfin voir ce succès du De secretis naturæ consacré en 1557 par une traduction italienne. En latin, le De secretis naturæ sera en outre repris dans le premier recueil pseudo-lullien édité par Johann Petreius à Nuremberg en 1546 (Raimundi Lullii Majoricani De Alchimia Opuscula), accompagné pour la première fois de la Tertia distinctio, absente de toutes les éditions antérieures, et sous cette forme il reparaîtra à Cologne en 1567.

Quant au De mineralibus d’Albert le Grand (1183-1280), le maître-livre de la minéralogie médiévale, qui contenait nombre de développements sur l’alchimie et citait notamment la célèbre Table d’émeraude, il ne fut que progressivement supplanté par l’œuvre de l’humaniste Georg Agricola (1494-1555). Avant de faire couple avec le De secretis naturæ pseudo-lullien, l’ouvrage d’Albert avait déjà connu six autres éditions, dont quatre incunables : Padoue 1476, Pavie 1491, Venise 1495 et Cologne, pas avant 1499. Les éditions suivantes parurent à Oppenheim (1518), Augsbourg (1519), se poursuivant ensuite au XVIe siècle par des éditions dans l’aire culturelle allemande jusqu’en 1569 (Cologne : Birckmann et Baum). Ce traité d’Albert reste l’un des témoins majeurs de l’alchimie latine du Moyen Age.

Bibliographie

Benzenhöfer Udo, Johannes’ de Rupescissa Liber de consideratione quintæ essentiæ omnium rerum deutsch. Studien zur Alchemia medica des 15. bis 17. Jahrhunderts mit kritischer Edition des Textes, Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 1989 (Heidelberger Studien zur Naturkunde der frühen Neuzeit, 1).
Durling Richard J., A Catalogue of Sixteenth Century Printed Books in the National Library of Medicine, Bethesda (Maryland) : National Library of Medicine, 1967.
Halleux Robert : « Les ouvrages alchimiques de Jean de Rupescissa », Histoire littéraire de la France, 41, Paris : Imprimerie Nationale, 1981, p. 241-284.
Halleux Robert : « Albert le Grand et l'alchimie », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 66 (1982), p. 57-80.
Pereira Michela : « Filosofia naturale lulliana e alchimia. Con l’inedito epilogo del Liber de secretis naturæ seu de quinta essentia », Rivista di storia della filosofia, N.S., 41 (1986), p. 747-780.
Pereira Michela, The Alchemical Corpus attributed to Raymond Lull, Londres : The Warburg Institute, 1989 (Warburg Institute Surveys and Texts, 18).
Telle Joachim : « Walther Hermann Ryff », dans : W. Killy (Hrsg.), Literatur-Lexikon. Autoren und Werke deutscher Sprache, X, Munich : Bertelsmann Lexikon Verlag, 1991, p. 83-84.