L. 701.  >
À André Falconet,
le 3 juin 1661

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 3 juin 1661

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0701

(Consulté le 13/10/2024)

 

Monsieur, [a][1]

Je viens d’apprendre d’un bon endroit qu’il y aura guerre en Espagne par le moyen de l’alliance qui est faite entre les rois d’Angleterre [2] et de Portugal, [3] auquel se joignent les rois de Fez et de Maroc, [1][4][5] et autres princes du côté de l’Afrique. Ceux-ci menacent d’entrer en Espagne avec une armée de 100 000 Maures, lesquels prétendent que le pays leur appartient, et que le roi d’Espagne [6] n’a point eu droit de les chasser comme il a fait l’an 1610. [2] Aux Canaries, [7] les Hollandais de la Compagnie des Indes Orientales, [3][8] qui est très puissante, ont rencontré sept vaisseaux anglais qu’ils ont pris ou coulés à fond : voilà le commencement d’une autre guerre entre les Anglais et les Hollandais ; [9] si cela continue, ceux-ci s’accorderont avec les Espagnols qui leur laisseront quelque ville de Flandres [10] pour en obtenir du secours. [4] Les cartes se vont brouiller chez nos voisins, Dieu veuille que le mal ne vienne point jusque chez nous, nous en avons eu assez et avons encore ; néanmoins, il y a à craindre car ce sont nos voisins. Vous savez ce beau vers d’Ovide, [11] Tunc tua res agitur, paries cum proximus ardet[5]

Et voilà votre très désirée lettre qui m’a été rendue. Je vous rends grâces très humbles de tant de peines que je vous ai données pour mon ballot, duquel je n’ai point reçu de facture, mais je suis persuadé qu’il n’y a dedans aucun livre pernicieux : d’où viendrait-il ? on ne vend point de tels livres à la foire de Francfort [12] et même, ils n’y seraient point tolérés. Le magistrat de ce pays-là est pour le moins autant réglé que le syndic des libraires de Lyon. Peut-être qu’il y en a quelqu’un huguenot, [13] mais c’est sans dessein ; joint que le roi [14] n’empêche point qu’il en vienne ici de Genève, de Hollande, d’Angleterre et d’ailleurs. Nos libraires huguenots en ont ici leurs magasins fort garnis, qui sont venus de Genève et d’ailleurs. J’ai fait moi seul toute ma bibliothèque [15][16] et acheté tous mes livres, j’en ai pour plus de 40 000 francs et néanmoins, je puis jurer qu’il n’y en a point céans pour 2 pistoles d’huguenots. Je n’ai nul dessein pour ces livres qui ne servent de rien à mes études. Peut-être qu’il y en a quelqu’un de nouveau fait, que l’on m’envoie par curiosité, mais cela ne donne point droit de saisir à votre syndic puisqu’il en arrive tous les jours de tous côtés à Paris ; mais de peur que votre syndic ne trouve point assez forte cette raison, qui n’est que morale, j’ai recours à votre amitié et allègue pour raison politique que le roi ne l’empêche point. J’ai bien de l’obligation au soin que vous en prenez, et à M. de Bagneaux, [17] auquel je baise très humblement les mains et le remercie de sa bonne affection. Dites-moi, s’il vous plaît, le nom de ce syndic des libraires de Lyon, peut-être que nous nous rencontrerons quelque part, et qui est le médecin de M. le lieutenant général de Lyon ? Si ce n’est vous, n’est-ce point M. Garnier ? [18] Peut-être qu’il ne refusera pas de s’y employer pour moi et de m’y faire plaisir. Votre M. Barbier [19] est en grand danger, la plupart de ces maladies sont mortelles et ne passent pas l’année. Celle-ci est des plus dangereuses et la faiblesse de la partie me fait peur qu’il ne meure environ d’ici à un mois.

Pour votre Histoire de Savoie, je la paierai, je vous ai trop d’obligation d’ailleurs. C’est trop pour vous de tant donner, et trop aussi pour moi de tant prendre en recevant si souvent, tam teneor dono, quam si dimittar onustus[6][20] Je ferai ici voir le livre à bien du monde et ferai ce que je pourrai afin qu’on le connaisse et qu’il se vende. Noël Falconet [21] a porté lui-même la lettre à Mme de Label. [22] Son fils [23] est encore malade. Elle ne m’a point voulu croire et au lieu de se servir de mes remèdes, elle lui a donné des siens, quo agnito recessi[7] C’est un sot animal qu’une femme qui se mêle de notre métier, cela n’appartient qu’à ceux qui ont un haut-de-chausse et la tête bien faite. [8][24] J’avais fait saigner et purger [25] ce malade, il se portait mieux. Elle me dit ensuite que mes purgations lui avaient fait mal et qu’elle le purgeait de ses petits remèdes dont elle se servait à Lyon autrefois. Quand j’eus reconnu par ces paroles qu’elle ne faisait pas grand état de mes ordonnances, je la quittai là et ai pratiqué le précepte du Messie, Sinite mortuos sepelire mortuos[9][23] Peut-être pourtant qu’il en réchappera, ce que je souhaite de tout mon cœur car, s’il mourait, elle dirait que ce serait moi qui l’aurais tué. Elle a témoigné à Noël Falconet qu’elle avait regret de m’avoir fâché, qu’elle m’enverrait de l’argent, (je n’en ai jamais pris d’eux). Feu M. Haultin [27] disait Per monacho et monachas, cognatos et cognatas, vicinos et vicinas, medicus non facit res suas[10] Ce n’est pas à faire à une femme de pratiquer la méthode de Galien, [28] res est sublimioris intelligentiæ[11] il faut avoir l’esprit plus fort. Mulier est animal dimidiati intellectus[12] il faut qu’elles filent leur quenouille ou au moins, comme dit saint Paul, contineant se in silentio[13][29] Feu M. de Villeroy, [30] le grand secrétaire d’État [31] qui avait une mauvaise femme (il n’était pas tout seul et la race n’en est pas morte), disait qu’en latin une femme était Mulier, c’est-à-dire mule hier, mule demain, mule toujours[14] Le professeur du roi qui a fait le bel épitaphe du filou teint en écarlate [32] est M. François Du Monstier, [33] professeur du roi en éloquence, que feu M. le cardinal de Lyon [34] aimait bien. Ne vous y trompez point, d’autres s’y sont trompés avant vous, il en est le vrai auteur. Les jésuites, qui ne l’aiment point, l’ont fait exiler à Tours [35] sous ombre qu’il est janséniste, non quod talis sit, sed quod illis bonis Patribus sit exosus[15] Il est éloquent et savant autant qu’une douzaine de cette Société. [36][37]

Un savant Anglais [38] avait ramassé quantité de beaux commentaires sur la Bible [39] dont il en a fait neuf volumes in‑fo[16] on les voit ici chez les pères de l’Oratoire ; [40] et depuis, on a découvert encore quelque chose qui manquait pour l’accomplissement de l’ouvrage, on en a fait un dixième volume qui est sous la presse. On dit que ces dix tomes bien reliés (ce sont de grands volumes de belle impression) reviendront à 100 écus : voilà un nouvel impôt sur la bourse des curieux, et même sur la mienne.

Enfin M. Courtois [41] est guéri, je lui ai dit tout à fait adieu et ne l’irai plus voir qu’en passant. Il a été saigné [42] en tout 22 fois, et purgé environ 40 fois ex medulla, ex foliis Orient, et interdum ex syrupo diarhodon[17][43][44][45] Il me disait hier de bonne grâce Voilà la quatrième fois que vous m’avez sauvé la vie ; au moins voilà la quatrième maladie, mais ce n’est point moi qui l’ai guéri, non sanant illi vulnera, at ipse Deus, et methodus Galenica[18] que je recommande surtout à Noël Falconet, a qua non deviet, neque in dextram, neque in sinistram partem[19] de peur qu’il ne devienne chimiste [46] ou charlatan ; [47] medio tutissimus ibit cum Hippocrate et Galeno[20][48] Je voudrais bien savoir quels sont ces livres pernicieux que le syndic trouve dans mon paquet, je crois qu’il n’y en a aucun, et quels pourraient-ils être ? Je n’achète aucun livre que de médecine, de philosophie et de belles-lettres, quelquefois aussi d’histoire. Le métier de libraire est exercé par de grands menteurs et de grands fripons, c’est hasard s’il s’en trouve un honnête homme.

M. le premier président [49] est encore au lit avec un grand mal de tête et ses hémorroïdes. [50] On dit qu’il ne retournera au Palais qu’après la Saint-Martin[21] Le duc de Lorraine [51] est ici, il veut rétablir l’Université de Pont-à-Mousson [52][53] et y faire fleurir la médecine. [54] Il y voudrait envoyer quatre médecins de Paris auxquels il donnera de gros gages, lettre de noblesse, etc. On m’a demandé si je voulais en être, et j’en serais le doyen, [55] mais si bene te novi[22] je crois que vous ne seriez point de cet avis, ni moi non plus. Je viens d’apprendre d’un autre libraire, qui a été syndic, qu’il n’y a point de droit d’arrêter et moins de confisquer des livres huguenots. Il m’a dit aussi que Paris en est plein. Mais enfin, il n’est que trop vrai que les libraires sont la peste des gens de lettres : encore quelquefois ils ne coupent que la bourse, mais aujourd’hui nous veulent ôter le repos et sous ombre de je ne sais quelle autorité, ils voudraient établir une Inquisition [56] à leur mode. Ces coquins-là riraient bien s’ils en avaient le pouvoir et ils ne prétendraient pas moins que de confisquer la moitié des bibliothèques de France ; mais Dieu et le roi aussi nous sauveront de leurs avares mains. J’ai de plus deux enfants qui aiment les livres, sur qui je me repose aisément de ce soin. Au reste, nos libraires de Paris ne valent pas mieux que ceux de Lyon et je les connais pour être très avides du bien d’autrui. [23] Prenez garde au vôtre ! Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 3e de juin 1661.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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