Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Naudæana 3, note 19.
Note [19]

La divinatio morientium, « divination [prémonition ou prescience] des mourants », n’est pas ici la nécromancie, divinatio mortuorum, c’est-à-dire le « prétendu art d’évoquer les morts pour avoir connaissance de l’avenir, ou de quelque autre chose de caché » (Académie), mais un pouvoir miraculeux qu’auraient certaines personnes de prévoir le moment de leur mort ou de faire des prédictions en mourant, comme l’illustrent les quatre auteurs cités par Gabriel Naudé :

« Voyez à ce sujet Jules-César Scaliger contre Cardan, 307, num. 34 ; le pape Grégoire traite de cette divination en ses Dialogues, et Cicéron y apporte de nombreux arguments dans son livre i de Divinatione. Grégoire en fournit deux raisons : cela résulte soit d’une révélation, soit du fait que les âmes, commençant à se détacher de la matière, pourraient pressentir certaines des choses qu’elles entendent une fois libérées des liens corporels, etc., d’après l’Epitome Baronii de Sponde, à l’année 590, num. 5. »

  1. Jules-César Scaliger contre Jérôme Cardan (Paris, 1557, v. note [5], lettre 9), Exercitatio cccvii (page 418 vo), Expostulatio, et censura [Plainte et censure], § 34, Quare morituri discessum suum magis prævident [Pourquoi ce sont surtout les mourants qui prévoient leur décès] :

    Itaque ne illud quidem dicere dubitasti. Quare morituri magis suum discessum prævident ? “ Quia, inquis, tunc intellectus incipit a corpore separari, atque a residuo animæ. ” Quid incipit ? Ergo privatio motus est. Est ne partibilis intellectus, ut per species accipiat mensuram ? Igitur ex tuo problemate, anima est mortalis. Ergo sentit anima intellectum referentem paulatim pedem multos antea dies, fortasse salvere ab eo iussa. Hinc illæ lacrymæ. Profecto molesta nugamenta plenissima deliriorum. Omnes enim suam præciderent mortem : præsertim Sapientes, atque ii, qui longo laborarunt morbo. Verum nihil mirum te hæc ita sentire : qui mentem nostram dicebas carere ratione. Rationis enim, inquis, est voluntas, non intellectus. At voluntas, et intellectus una est essentia. Et ratio nihil alius est, quam intellectus motio ad conclusionem, aut ad electionem. Adeo ut λογος et νοου sint apud veteres, sicut filius, et pater in divinis. Et apud Aristotelem νοος significet prima principia notissima : λογος autem essentiam, et definitionem, et το τι ην ειναι. Ex quibus duobus tertium sit, quasi spiritus productus, id est scientia ex conclusione.

    [Pourquoi sont-ce surtout les mourants qui prévoient leur décès ? « Parce que, dis-tu, c’est alors que le discernement commence à se séparer du corps et du reste de l’âme ». Pourquoi est-ce lui qui commence ? Il s’agit donc de la suppression d’un mouvement. Le discernement n’est-il pas séparable, puisqu’il perçoit une dimension au travers de ses apparences ? Suivant ta question, l’âme est donc mortelle. Bien des jours à l’avance, l’âme perçoit que le corps revient insensiblement sur ses pas et reçoit l’ordre de lui dire adieu. D’où ces larmes. Voilà vraiment de fâcheuses sornettes absolument délirantes. Tout le monde prédirait sa propre mort : surtout les sages, et ceux qui ont souffert d’une longue maladie. Mais il n’y a rien d’étonnant à ce que tu penses ainsi, toi qui avais dit que notre esprit manquait de raison. La raison, dis-tu en effet, n’est pas le fait du discernement, mais de la volonté. {a} L’essence est pourtant engendrée à la fois par la volonté et par le discernement. Et la raison n’est rien d’autre que le mouvement du discernement vers une conclusion, ou vers un choix. À tel point que, pour les Anciens, le logos et le nooς {b} étaient chez les devins comme le fils et le père. Et chez Aristote, le nooς exprimait les principes premiers les plus connus, mais le logos exprimait l’essence, la détermination et le to ti ên eivtai ; {c} ce dernier dérivant des deux premières, comme le produit de l’esprit, c’est-à-dire la connaissance tirée de la conclusion]. {d}


    1. Scaliger s’adressait à Cardan, critiquant rudement ses 21 livres De Subtilitate [La Subtilité] (Nuremberg, 1550). Je n’y ai pas trouvé tous les propos qu’il lui prêtait ici, mais le livre xiv, De anima et intellectu [L’âme et le discernement] procure quelques éclaircissements sur la métaphysique de Cardan (page 290) :

      Intellectus, res est ipsa quæ intelligitur, velut cum equum intelligo, intellectus meus est forma equi. Ideoque est forma generalis, et velut prima materia. Sed voluntas, est cum fertur extra, ideoque objecto posterior, nec est idem obiecto tunc, sed illi similis. Differunt igitur in duobus maxime : Primum, quod intellectus est res ipsa intellecta, voluntas vero tatummodo illi similis. Secundo, quia intellectus eodem momento constat quo intellecta res, voluntas autem posterior est.

      [Le discernement concerne ce qui est compris : quand je comprends cheval, je discerne la forme d’un cheval ; il s’agit de la forme générale et comme d’une matière première. Mais la volonté s’exprime quand on se porte au delà, elle est donc postérieure à l’objet, sans être la même chose que lui, tout en lui étant similaire. Il y a donc deux différences principales : 1. ce qui est discerné est la chose comprise elle-même, mais la volonté lui est seulement semblable ; 2. alors que le discernement se produit au moment même où la chose est comprise, la volonté s’exerce après].

      En d’autres termes la volonté, voluntas, est l’interprétation active de ce que perçoit le discernement, intellectus. Plus loin (pages 292‑293), Cardan s’est intéressé aux liens entre le corps et l’esprit, et à l’immortalité du discernement :

      Necesse vero est in affectibus animi corpus pati, quoniam hi non sine corpore fiunt. Intellectus vero non immutat, nisi vel quia cum ratione et imaginatione operari illum necesse est, vel quia dum intelligit delectatur totus homo. Ipse enim intellectus omnino a corpore per se separatus est. […] Æterna igitur est forma intellectus, quoniam noster intellectus dum hæ legis et contemplaris manet et est, eademque sunt formæ scilicet ac species rerum universalium usque in æternum. Videntur igitur maxime sapientum immortales animi : at in sensu non sit immutatio, propterea perit, et etiam quod sentitur idem non manet.

      [Le corps pâtit nécessairement des affections de l’esprit, parce qu’elles ne naissent pas s’il n’y a pas de corps ; mais le discernement ne change pas, hormis qu’il met nécessairement en action ses capacités à raisonner et à imaginer, ou que l’homme tout entier se réjouit quand il comprend ; en soi, le discernement lui-même est en effet entièrement séparé du corps. […] La forme du discernement est donc éternelle, parce que, quand tu lis et considères attentivement mon propos, tu fais que mon discernement persiste et soit ; et de même, les formes et les essences de toutes choses sont là pour l’éternité. Ce sont donc principalement les esprits des sages qui sont immortels ; mais ce qui ne modifie pas le sens périt, de même que ce qui est ressenti ne subsiste pas].

    2. La « parole » et l’« esprit » (dans le sens de pensée).

    3. Expression et notion que la scolastique (v. note [3], lettre 433) a empruntées à la Métaphysique d’Aristote en la traduisant par « quiddité » (xive s.) : essence occulte d’un objet ou d’un être, qui en fait ce qu’il est, le principe substantiel qui s’unit à la matière pour former un corps, soit l’âme chez l’être humain.

    4. Structure classique (scolastique) du discours fondé sur le syllogisme (v. notes [8], lettre 196).

      Les transcriptions latines permettront sans doute à meilleur philosophe que moi de traduire plus exactement ce que Scaliger et Cardan ont exactement voulu dire.


  2. Grégoire ier, dit Grégoire le Grand (Gregorius Magnus, Rome vers 540-ibid. 604), élu pape en 590, créateur du chant grégorien, saint, docteur et Père de l’Église catholique, est auteur de trois livres de Dialogues, ou traits intéressants sur les vertus et les miracles de plusieurs saints d’Italie. Ils contiennent une foison de prodiges en lien avec la mort et la résurrection des âmes. Parmi d’autres extraits, la mort de saint Benoît (livre ii, chapitre xxxvi) correspond au propos de Naudé :

    Eodem vero anno, quo de hac vita erat exiturus, quibusdam discipulis secum conversantibus, quibusdam longe manentibus, sanctissimi sui obitus denuntiavit diem : præsentibus indicens, ut audita per silentium tegerent, absentibus indicans, quod vel quale eis signum fieret, quando eius anima de corpore exiret. Ante sextum vero sui exitus diem aperiri sibi sepulturam iubet : qui mox correptus febribus, acri cœpit ardore fatigari. Cumque per dies singulos languor ingravesceret, sexta die portari se in oratorium a discipulis fecit, ibique exitium suum Dominici Corporis et Sanguinis perceptione munivit, atque inter discipulorum manus imbecillia membra sustentans, erectis in cælum manibus stetit, et ultimum spiritum inter uerba orationis efflavit. Qua scilicet die duobus de eo Fratribus, uni in cella commoranti, alteri autem longius posito, revelatio unius atque indissimilis visionis apparuit. Viderunt namque, quia strata palliis atque innumeris corusca lampadibus via, recto Orientis tramite ab eius cella in cælum usque tendebatur : cui venerando habitu vir desuper clarus assistens, cuius esset via, quam cernerent inquisivit. Illi autem se nescire professi sunt. Quibus ipse ait: Hæc est via, qua dilectus Domino cælum Benedictus ascendit. Tunc itaque sancti uiri obitum, sicut præsentes discipuli viderunt, ita absentes ex signo, quod eis prædictum fuerat, agnoverunt. Sepultus vero est in oratorio S. Ioannis Baptistæ, quod, destructa ara Apollinis, ipse construxit : qui et in eo specu, in quo prius habitavit, nunc usque, si petentium fides exigat, miraculis coruscat.

    [L’année même qu’il devait quitter ce monde, {a} Benoît prédit le jour de sa très sainte mort à quelques-uns de ses disciples, dont les uns demeuraient avec lui et les autres à une assez grande distance. À ceux qui étaient près de lui il ordonna de garder dans le secret du silence ce qu’il leur révélait, et pour ceux qui étaient absents, il désigna la nature et les caractères du signe auquel ils reconnaîtraient que son âme quittait la prison de son corps. {b} Six jours avant sa mort, il fit ouvrir son tombeau. Bientôt la fièvre le saisit et l’épuisa par ses dévorantes ardeurs. Chaque jour sa faiblesse allait croissant ; le sixième, il pria ses disciples de le porter à la chapelle, se prépara à la mort en recevant le corps et le sang de notre Seigneur ; puis, appuyant ses membres languissants sur les bras de ses frères, il se tint debout, les yeux élevés au ciel, et rendit le dernier soupir au milieu de sa prière. Le même jour deux religieux, dont l’un demeurait au monastère et l’autre dans un lieu assez éloigné, eurent une même vision qui leur révéla sa gloire. {c} Ils virent, en effet, un chemin tendu de riches tapisseries, éclairé de flambeaux innombrables, se diriger en droite ligne, du côté de l’Orient, depuis le monastère de Benoît jusqu’au ciel. Au sommet de cette voie parut tout radieux un personnage plein de majesté, qui leur demanda quel était le chemin qu’ils apercevaient. Ils avouèrent n’en rien savoir. Alors il leur dit : “ C’est le chemin par lequel Benoît, le bien-aimé de Dieu, monte au ciel. ” Tandis que ses disciples du monastère étaient témoins de la mort du saint homme, ceux qui étaient absents la connurent au signe qu’il leur avait annoncé. Benoît fut enseveli dans la chapelle Saint-Jean-Baptiste, qu’il avait construite lui-même sur les ruines de l’autel d’Apollon. D’éclatants miracles, quand l’implore la foi des personnes qui les sollicitent, signalent encore sa gloire dans la grotte qu’il choisit pour son premier séjour]. {d}


    1. Benoît de Nurcie, fondateur de l’Ordre des bénédictins, saint et Père de l’Église, est mort en l’an 543 ou 547 dans le monastère du Mont-Cassin (Latium).

    2. Mes italiques soulignent le passage repris par Naudé. Au livre iii, chapitre i, Grégoire est revenu sur cette notion pour la mort de saint Paulin (évêque de Nole, en Campanie, au xe s.) :

      Quia cum dolore esset lateris tactus, ad extrema perductus est. Dumque eius omnis domus in sua soliditate persisteret, cubiculum in quo iacebat æeger, facto terræ motu, contremuit, omnesque qui illic aderant nimio terrore concussit ; sicque sancta illa anima carne soluta est.

      [Une douleur au côté l’avait en peu de jours conduit à l’extrémité. Alors, tandis que toute la maison demeurait ferme sur ses bases, la chambre où gisait le moribond fut secouée d’un violent tremblement de terre, et un mortel effroi saisit tous ceux qui entouraient le lit de Paulin. Dans ce moment, au milieu de l’épouvante générale de tous ceux qui assistaient à ce funèbre spectacle, cette âme fut affranchie des liens de son corps].

    3. revelatio unius atque indissimilis visionis apparuit, littéralement : « leur apparut la révélation d’une seule et même vision. »

    4. Traduction adaptée de l’abbé Blaise Henry (Tours, A. Mame, 1855, in‑12).

  3. Le traité de Cicéron « de la Divination » est composé de deux livres ; le premier contient 58 chapitres. Ce passage du chapitre xxx fait écho à la pensée de Naudé :

    Quod multo magis faciet post mortem, cum omnino corpore excesserit. Itaque adpropinquante morte multo est divinior. Nam et id ipsum vident, qui sunt morbo gravi et mortifero adfecti, instare mortem ; itaque iis occurrunt plerumque imagines mortuorum, tumque vel maxume laudi student, eosque, qui secus quam decuit vixerunt, peccatorum suorum tum maxume paenitet. Divinare autem morientes illo etiam exemplo confirmat Posidonius, quod adfert, Rhodium quendam morientem sex æquales nominasse et dixisse, qui primus eorum, qui secundus, qui deinde deinceps moriturus esset. Sed tribus modis censet deorum adpulsu homines somniare : uno, quod provideat animus ipse per sese, quippe qui deorum cognatione teneatur ; altero, quod plenus aer sit immortalium animorum, in quibus tamquam insignitae notæ veritatis appareant ; tertio, quod ipsi di cum dormientibus conloquantur. ldque, ut modo dixi, facilius euenit adpropinquante morte, ut animi futura augurentur.

    [Telle sera, à un degré bien plus élevé, la condition de l’âme quand, la mort proprement dite étant venue, elle sera sortie du corps. C’est pourquoi son caractère divinatoire est plus marqué à mesure que la mort est plus proche : le malade mortellement atteint voit qu’il ne tardera pas à s’éteindre et, la plupart du temps, les images de personnes défuntes se présentent à lui ; c’est alors qu’il a le plus de souci de sa bonne réputation et aussi, quand il a vécu autrement qu’il n’aurait dû, c’est alors qu’il se repent le plus sincèrement des fautes qu’il a pu commettre. Que les mourants soient capables de divination, c’est ce que Posidonius fait voir par cet exemple : un Rhodien dans son agonie nomme six de ses contemporains et dit lequel d’entre eux mourra le premier, lequel suivra et ainsi de suite. Ce philosophe pense que l’action des dieux s’exerce de trois façons sur l’homme qui rêve : 1. l’âme est d’elle-même capable de prévision en raison de sa parenté avec les êtres divins ; ou 2. elle lit la vérité inscrite en quelque sorte dans les âmes des immortels dont l’air est plein ; ou 3. ce sont les dieux qui parlent au dormeur. Et, comme je viens de le dire, c’est aux approches de la mort que l’âme a le plus facilement la vision de ce qui sera].

  4. Henri de Sponde a rédigé un Epitome en latin des Annalium ecclesiasticarum de Baronius, {a} qui a été traduit sous le titre de L’Abrégé des Annales ecclésiastiques de l’éminentissime cardinal Baronius. Fait par l’illustrissime et révérendissime Messire Henri de Sponde, évêque de Pamiers. Mis en français par Pierre Coppin, docteur en théologie, curé de Notre-Dame du Val-lès-Paris, conseiller et annaliste du roi. {b} Le passage signalé par Naudé se trouve dans le tome iii, pages 113‑114, avec le titre marginal de v. Plusieurs visions montrées divinement (première année du pontificat de Grégoire ier, en 590) :

    « Ce même saint pontife raconte en ses Dialogues plusieurs histoires, entremêlées de plusieurs miracles et de plusieurs visions advenues à Rome cette même année de la peste, par lesquelles on a diversement reconnu quel est l’état des âmes des hommes, tant à l’heure de la mort qu’après, selon le bien ou le mal qu’ils ont fait en leur vie ; on y a aussi appris quel bien c’est pour les défunts d’offrir pour eux le saint sacrifice non sanglant {c} de la messe, et comme ceux qui sont fort proches de leur fin ont accoutumé de prédire les choses futures. Cicéron parle de cette prédiction des mourants et en rapporte trois raisons, et saint Grégoire deux, à savoir que cela arrive ou par révélation, ou bien que les âmes, commençant de sortir de la matière, peuvent avoir quelque sentiment des choses qu’elles savent lorsqu’elles sont délivrées de la prison de leur corps. » {d}


    1. Paris, 1613, v. note [21], lettre 408.

    2. Paris, Jacques D’Allin, 1655, quatre tomes in‑fo.

    3. Incruentum : communion sous la seule espèce du pain (corps du Christ), sans le vin (son sang), comme reçoivent les fidèles participant au sacrement ; seul l’officiant boit le vin consacré.

    4. L’italique met en exergue le texte latin original de Sponde que le Naudæana a repris par dans son article :

      […] duas vero Gregorius, nimirum sive accidere per revelationem, sive quod e materia emergere iam animæ inchoantes, prælibare quædam possint de iis quæ vinculis solutæ carnis intelligunt.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Naudæana 3, note 19.

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(Consulté le 26/04/2024)

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