L. 415.  >
À Charles Spon,
le 21 septembre 1655

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 21 septembre 1655

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(Consulté le 09/11/2024)

 

Monsieur, [a][1]

Je vous ai écrit du 30e d’août avec trois lettres pour MM. F…, G… et D… [1] Nous avons ici un de nos collègues malades, savoir M. Allain. [2] C’est l’esprit le plus doux à Paris dans le corps le plus atrabilaire, [3] il ressemble à Socrate [4] car il s’est si utilement appliqué à la philosophie morale que, de tout mauvais qu’il était naturellement, elle l’a fait tout bon. Je viens de voir une dame qui était en travail d’enfant que j’ai fait saigner du bras droit et laquelle un quart d’heure après, en ma présence, a heureusement accouché. [5][6] La sage-femme, [7] que je connais il y a longtemps, m’a raconté que dans la rue Montorgueil [8] elle avait accouché depuis trois jours la femme d’un boulanger de petit pain [2][9] d’un enfant qui n’avait nulle marque de sexe et qui était tout uni ; ce que je ne comprends pas puisque, selon M. Riolan, [10] le fœtus fait son eau par le canal de la vessie. Les yeux étaient fermés et couverts d’une peau, il n’avait point de nez, mais seulement un petit trou au milieu du visage, et une corne au front, grosse et longue comme le pouce. Il ne vécut que deux heures. Si cela se communique dans Paris, voilà de quoi faire parler ceux qui se mêlent de pronostiquer sur ces prodiges. [11]

Le bonhomme Gassendi [12] traîne son mal et sa vie tout ensemble ; mais à vous dire vrai, c’est une vie misérable. Il râle quelquefois, il ne crache guère bien, il a toujours la fièvre et un méchant flux de ventre [13] fort ennemi des maladies du poumon. Il est visité de quantité d’honnêtes gens et entre autres, de plusieurs médecins. Comme j’en sortais, j’ai trouvé M. l’abbé Bourdelot [14] qui marche en très révérendissime prélat, grands et longs habits à longue queue dans un bon carrosse, suivi de trois estafiers qui ont bonne mine. La Satire des mille vers de l’an 1636, [15][16] en parlant du P. Joseph, [17] capucin[18] disait entre autres choses de ce moine :

Il a des laquais insolents,
Qui jurent comme ceux des grands
[3]

Représentez-vous la même chose des laquais et autres officiers de la basse cour de M. l’abbé Bourdelot.

J’ai appris la querelle que Meyssonnier [19] fait à votre Collège. [20] Je m’étonne fort de quoi il s’est avisé de faire parler de moi par son avocat. Je n’ai nulle intelligence avec lui et même, ne souhaitant pas son commerce, je n’ai point répondu à ses deux dernières. Point qu’il me demandait une chose qui n’était ni raisonnable, [4] ni possible, qui est tout le contraire de ce qu’on doit demander à un ami, au dire d’Aristote. [5][21] Je me suis toute ma vie tenu au parti où j’ai vu la justice, la vérité et la raison ; il me semble que le vôtre est de cette nature. M. Chifflet, [22] médecin de l’Archiduc[23] qui écrivit il y a deux ans contre la poudre fébrifuge ou quinquina [24] des jésuites ; ayant appris qu’à Rome l’on avait fait un petit livret pour cette poudre contre son livre, il y a fait une petite réponse que l’on imprime de deçà[6]

M. le nonce [25] me demanda ces jours passés si je voudrais aller à Bologne [26] pour y être professeur [27] in primo loco avec 2 000 écus de gage et apparence d’en gagner autant en pratique. Je l’ai humblement remercié de l’honneur qu’il me faisait, mais ni l’ambition, ni l’envie de devenir riche ne me feront pas quitter Paris. Il y a cinq ans que je refusai d’aller en Suède [28] à de beaucoup meilleures conditions. Je suis guéri de la pérégrinomanie et de la philargyrie, ou plutôt, je n’en ai jamais été malade. [7][29]

On imprime ici un livre en cachette pour les jansénistes, [30] duquel est auteur M. A.< Antoine > Arnauld, [31] auteur du livre De la fréquente Communion[8][32] J’apprends qu’ils n’ont point tant de peur comme ils ont eu par ci-devant et qu’ils ont quelque assurance des bonnes grâces du cardinal Mazarin. [33] Ce livre est particulièrement contre le P. Annat, [34] qui est aujourd’hui à la cour en qualité de confesseur du roi, eoque nomine debent sibi metuere[9]

J’ai vu ici un in‑8o (mais il n’était pas à vendre) fait par un avocat de Rouen nommé M. Congnard, [35] contre l’opinion de M. Blondel [36] touchant la papesse Jeanne. [37] Ce livre, gros d’environ 20 feuilles, a été imprimé à Saumur. [10][38] J’en ai céans un pour vous que vous recevrez dans le premier paquet. Il réfute l’opinion de ceux qui nient qu’il y ait jamais eu une papesse. Je crois aussi qu’il n’y en a jamais eu, et même j’ai appris de bonne part que tel était le sentiment de Jos. Scaliger, [39] sans tant d’autres desquels M. Cl. Sarrau [40] a fait mention en ses Épîtres, page 227, en écrivant à M. Saumaise. [11][41] Qu’en pensez-vous ? Omni deposita illibelaritate præiudicii, imo et simultate, vel studio tuendarum partium[12] je vous en demande votre avis.

Le pape [42] d’aujourd’hui commence à se faire mépriser à Rome : l’on a mis au Pasquin [43] ce beau mot du Credo, et homo factus est ; [13] il est entouré et assiégé de trois jésuites [44] sans le conseil desquels il ne fait rien, ce qui est très mauvais signe car le conseil de ces gens-là est toujours fort suspect, sunt callidi et violenti[14] Feu M. Grotius [45] m’a dit autrefois d’eux : Ista Societas habet genium et ingenium cruentum[15] Je commence à ne rien espérer de son papat ; au moins, s’il se pouvait présenter quelque bonne occasion qu’il nous pût procurer la paix dont l’Europe a tant de besoin. Il me semble que l’on pourrait accuser cet homme de trop grande crédulité de s’amuser à se servir de tels moines et ces trois pères devraient être nommés l’un Dæmonium matutitum, le deuxième meridianum, le troisième vespertinum sive nocturnum[16][46] Ils sont tellement accoutumés en Italie à la cabale des moines, [47] qu’à peine peuvent-ils rien faire ou entreprendre sans le ministère de quelque tête rase.

M. Gassendi empire. Il a été confessé et communié more maiorum[17] il a un fort mauvais poumon et tout y est à craindre. Væ victis præ magnitudine morbi, propter nimiam cruditatem[18][48] Il y a du bruit en Espagne contre les jésuites, et les universités, et les moines se sont soulevés et déclarés contre eux. M. Garmers [49] que vous m’adressâtes l’an passé m’est venu aujourd’hui dire adieu. Il s’en retourne à Hambourg [50] avec bonne compagnie, savoir les deux ambassadeurs des Villes hanséatiques, [51][52][53] dont il y en a un qui est son allié. [19] Je me suis chargé de vous présenter ses très humbles recommandations, ce que je fais. Je ne sais ce qu’il fera en ce pays-là, mais il ne sait non plus la médecine, qui est pourtant le métier dont il veut se mêler, que j’entends à faire un coffre. [20] Je ne m’étonne point si notre métier est bien décrié partout : miris et novis modis exercetur [21] par quelques-uns, mais en petit nombre, qui le savent et par quelques autres, quorum numerus est infinitus[22] qui n’y entendent rien que de la charlatanerie, [54] des secrets et de la fourberie, tels que sont ici Guénault, [55] des Fougerais Béda, [56] Rainssant [57] et alli nebulones quam multi, magnus erit quos numerare labor[23][58]

Le grand-duc de Moscovie [59] est entré dans la Pologne d’un autre côté que le roi de Suède. [60] Il a assiégé Vilna, [24][61] qui est la capitale de la Lituanie [62] qu’il a prise par force, où il a tout fait mettre à feu et à sang. [63][64] De 12 000 juifs qui y ont été trouvés, il y en a 8 000 qui ont composé et reçu le baptême, et quatre autres mille, avec la Loi de Moïse [65] gravée dans leur cœur, ont été brûlés, n’ayant pas voulu se convertir. [66][67] Le P. Yves de Paris, [68] capucin qui a tant fait de volumes en français et qui a pareillement fait deux volumes in‑fosub hoc lemnate, Digestum sapientiæ[25] s’est retiré depuis quelques années en Bretagne où il ne laisse pas d’écrire. Il court par les mains des curieux un petit in‑fo dont il est l’auteur, intitulé Fatum Universi dans lequel il y a de belles choses, je m’en vais tâcher d’en découvrir un. Le nom de la ville ni de l’auteur n’y est pas, mais c’est chose certaine qu’il a été fait et imprimé en Bretagne aux dépens du marquis d’Assérac [69] qui est un gentilhomme curieux et savant. [26]

Le roi [70] et la reine [71] sont allés à Fontainebleau [72] le 19e de septembre, et le même jour le cardinal est allé à La Fère. [73] Le duc de Mantoue [74] est parti aujourd’hui, il s’en va dire adieu au roi à Fontainebleau et delà s’en retournera en Italie. On dit qu’il a vendu au roi Casal [75] et ce qu’il a dans le Montferrat, mais on ne dit ni à quel prix, ni à quelles conditions. [27] Je suis de toute mon affection, Monsieur, votre très humble, etc.

De Paris, ce 21e de septembre 1655.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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