Texte
Thomas Bartholin
Historia anatomica
sur les lactifères thoraciques (1652)
chapitre xi  >

[Page 33 | LAT | IMG]

Branches lactées montant dans le thorax[1]

Nous avons brièvement décrit la distribution des lactifères dans l’abdomen. [2] Jamais ils n’avaient été suivis plus loin, dans le thorax : Aselli [3] a certes été le premier à mettre en évidence les veines lactées, mais dans son dix-neuvième chapitre, il n’en admet aucune qui sorte de l’abdomen, ni d’autres que celles qui gagnent la veine porte. [1][4] C’est ce que, comme lui, nous avions cru jusqu’ici, mais Pecquet [5] nous a appris qu’il en va autrement, et ce qui suit présente en bon ordre nos propres observations.

[Page 34 | LAT | IMG] De la partie supérieure du réservoir, [6] juste au-dessous du diaphragme et en position médiane, sur le rachis, sortent, chez certains chiens, deux branches d’assez faible calibre, mais chez d’autres et plus souvent, un rameau unique et plus gros, [7][8] comme on le voit aussi chez le mouton. [9] Chez l’homme, [10][11] naissent autant de rameaux lactés qu’il y a de nos glandes lombaires nouvelles : [12] tous traversent le diaphragme au niveau de son insertion rachidienne ; deux s’unissent devant la première vertèbre lombaire pour former un tronc commun ; un peu au-dessus de lui, devant la douzième vertèbre dorsale, un autre rameau, issu de la deuxième glande, entre dans le thorax ; on voit près de la onzième vertèbre dorsale un troisième rameau, provenant de la troisième glande. Ensuite se forme un canal unique qui monte en passant du milieu de l’épine dorsale aux flancs de l’aorte [13] et de la veine azygos, [14] pour se placer entre les deux, derrière l’œsophage, [15] auquel, comme à la veine susdite, il est fermement attaché par ses membranes. Autrement dit, si on préfère procéder de haut en bas : au niveau de la onzième vertèbre dorsale, le canal lactifère unique se divise en deux branches ; la première, du côté gauche, descend tout droit en direction des glandes lactées lombaires ; du côté droit et plus bas, au niveau de la douzième vertèbre dorsale, la seconde branche se divise à son tour en deux autres ; celle de droite se scinde pareillement en deux rameaux au niveau de la première vertèbre lombaire, dont l’un descend vers la glande ronde, et l’autre vers les deux autres, qui sont oblongues. [2] Chez quelques chiens, comme nous l’avons dit plus haut, deux rameaux blancs sortent du réservoir : celui de gauche, dont Pecquet appelle ampoule la partie située au-dessus du diaphragme, est plus large que celui de droite, qu’il appelle cavité dans la légende de sa figure 1, [16] bien qu’à la page 14, [17] il donne à l’un et à l’autre le nom de cavité en forme d’ampoule orientée vers la gauche. [Page 35 | LAT | IMG] Dans ce cas où il en existe deux, ils reposent sur le rachis et traversent l’orifice du diaphragme ; puis en s’amincissant peu à peu, ils suivent séparément un trajet ascendant jusqu’à la onzième vertèbre dorsale, où un rameau transversal les unit l’un à l’autre ; une autre anastomose semblable existe au niveau de la dixième dorsale ; elles sont là pour renforcer la structure des canaux ou pour favoriser les échanges entre eux. Ils progressent ainsi, sous la forme d’un double canal jusqu’aux septième, sixième et cinquième vertèbres dorsales, où l’on voit à nouveau trois anastomoses transversales parallèles ; arrivés au niveau de la quatrième dorsale, après s’être brièvement réunis pour ne plus former qu’un seul conduit, ils commencent à s’écarter peu à peu du rachis. Tels sont la description et le dessin que Pecquet a donnés pour tous les chiens : [3] nous avons certes retrouvé cela chez certains d’entre eux, mais le plus souvent, c’est un canal unique qui émerge du diaphragme, près duquel il est plus large et enflé, puis il rampe tout droit vers le haut sans rigoles associées ; je crois pourtant que cette disposition varie naturellement, sans que je puisse y apporter d’explication assurée.

Sur tout ce trajet, les canaux sont blancs en raison du suc laiteux qu’ils contiennent, qui progresse vers le haut, soit spontanément, soit quand on les comprime à l’aide d’un doigt, et qui s’en exprime quand on les incise. De temps en temps, pourtant, ils sont transparents, remplis d’une humeur séreuse et ressemblant à des hydatides. [4][18] On les voit parfois en l’absence de chyle, mais ils sont alors plus difficiles à distinguer, bien que l’introduction d’une canule facilite leur mise en évidence. Ils gonflent en amont d’une ligature, et si vous les comprimez alors d’un doigt, vous n’en chasserez pas l’humeur qu’ils contiennent ; et qui plus est, si vous les incisez bien au-dessous du lien, les valvules les plus hautes empêcheront le liquide lacté de s’échapper.

[Page 36 | LAT | IMG] Dans sa première figure, Pecquet a en effet dessiné des valvules [19] qui empêchent le chyle de descendre. Elles se manifestent extérieurement par la stagnation de l’humeur et par la ligature, bien plutôt qu’elles ne se montrent à l’œil nu, étant donné la finesse de ces canaux. Nous avons aussi vu ces valvules en y introduisant une canule et en constatant que le liquide ou l’air qu’on y injecte ne peut progresser vers le bas. La substance de ces lactifères est extrêmement fragile, en sorte qu’à moins d’opérer avec beaucoup de précautions, on les déchire aisément, et une fois vidés de leur contenu, ils disparaissent ou deviennent difficiles à repérer. Ils sont grêles dans le thorax, mais plus épais à proximité du diaphragme, où ils prennent l’apparence de glandes parfois larges d’un travers de doigt. Ils s’attachent en bas, comme on a dit, au réservoir ou aux glandes lactées lombaires ; en arrière, au rachis ; en avant, à l’œsophage, auquel ils envoient des rameaux ; latéralement, à la veine azygos et l’aorte, auxquelles ils sont très solidement liés par les petites membranes de la plèvre, sans pourtant envoyer de branches à l’aorte car le chyle ne doit pas passer dans les parties qu’elle nourrit, et qui ne doivent être alimentées que par du sang artériel ; mais il en va différemment pour les veines, car le très éminent Conring[20] que j’avais invité à me donner son avis sur cette démonstration, a observé qu’ils répandent de petites branches en direction de la veine cave, [21] ainsi qu’en atteste la lettre qu’il m’a écrite ; [5] en haut, ils gagnent les clavicules, comme on verra dans le chapitre suivant.


1.

Le Caput decimumnovum du livre posthume de Gaspare Aselli De Lactibus seu Lacteis Venis (Milan, 1627, v. note [1], Experimenta nova anatomica, chapitre i) est intitulé :

Dictum distinctè de harum venarum situ (συνθεσει.) Considerata illarum tum Positio (θεσις) tum communio cum partibus cæteris (κοινωνια.) In hac seorsim. Origo, Finis, Insertio, Progressus. An poris foratæ ? Videri. Non tamen αναστομουσθαι cum arterijs. Principium Iecori, an Pancreati debeant ? An venæ sint sui generis ? Iugis ieiuni intestini inanitatis vera causa. Galenus hic refutatus, et ex occasione Fallopius. Crusta intestinorum. Ventriculus his caret.

[Description précise de la composition (sunthesei) de ces veines : après avoir considéré tant leur position (thesis) que leurs rapports avec les autres parties (koinômia), leurs origine, terminaison, insertion et trajet sont tour à tour décrits ; sont-elles percées de pores ? il semble que oui ; elles n’ont pas d’anastomoses avec les artères ; doivent-elles avoir pour principe le foie ou le pancréas ? sont-elles des veines d’un genre particulier ? leurs attaches sont la véritable cause de la vacuité du jéjunum ; réfutation de Galien à leur endroit, et de Fallope, par la même occasion ; elles enveloppent les intestins, mais l’estomac n’en possède pas].

Nulle part Aselli n’envisage que les lactifères sortent de l’abdomen. La fin de ce chapitre, où il décrit la destination hépatique et pancréatique des lactifères mésentériques, est transcrite et traduite dans la note [1] du chapitre v de l’Historia anatomica.

2.

Cette description de l’origine du canal thoracique chez l’homme est curieusement double – de bas en haut (dans le sens du chyle), puis de haut en bas (dans le sens inverse) – et correspond à la figure ii présentée par Thomas Bartholin.

La grande veine azygos (« sans joug ou conjoint », zugos en grec, vena sine pari en latin) est un gros vaisseau impair (unilatéral) du thorax. Elle unit le réseau cave inférieur à la veine cave supérieure en montant le long du flanc droit du rachis, derrière l’œsophage, depuis la première vertèbre lombaire jusqu’à la troisième dorsale. Le canal thoracique est collé à son flanc gauche, et la sépare de l’aorte. La grande azygos se termine en haut par une crosse qui la conduit à la face postérieure de la veine cave supérieure.

3.

Thomas Bartholin reprenait les descriptions du réservoir du chyle et du double canal thoracique données par Jean Pecquet chez le chien dans ses Experimenta nova anatomica ; mais il lui reprochait son vocabulaire variable : légende de la première figure, repères F (ampulla, « ampoule ») et G (alveus, « cavité »), et page 14 du chapitre v (ampulescentem alveum, « cavité en forme d’ampoule »).

Les rameaux transversaux qui unissent les deux canaux thoraciques correspondent fidèlement à ceux que Pecquet a dessinés dans sa dite première figure.

4.

On appelle hydatide : {a}

« les vésicules pleines d’eau qui paraissent en différentes parties du corps, notamment dans les viscères pulpeux, tels que le foie, les ovaires, le placenta et les différentes glandes destinées à opérer une sécrétion évidente. On prétend qu’Hippocrate a eu connaissance des hydatides prises dans cette dernière acception ; on cite même pour le prouver l’aphorisme suivant : Quibus jecur aquâ plenum in omentum eruperit, his venter aquâ impletur, et moriuntur. {b} Nous ne chercherons point ici, par une érudition déplacée, à faire valoir de pareilles prétentions, mais nous dirons que, quelqu’aient été {c} les notions de cet auteur sur les hydatides, néanmoins il ne dit rien relativement à la manière dont elles se forment. Quelques auteurs de ce siècle ont cru devoir les rapporter à l’extension d’un vaisseau lymphatique, portée au plus haut point, entre plusieurs de ses valvules. » {d}


  1. Mot dérivé du grec υδατος, cas génitif de υδορ, « eau ».

  2. Aphorismes, section 7, 55, Littré Hip, volume 4, pages 594‑595 :

    « Quand le foie, plein d’eau, {i} se rompt dans l’épiploon, le ventre se remplit d’eau, et les malades succombent. » {ii}

    1. ηπαρ υδατος πλησθεν.

    2. Une solide imagination permet de penser à la rupture d’un kyste hydatique du foie (parasitose autrement nommée échinococcose).
  3. Sic pour « quelles qu’aient été ».

  4. Encyclopédie méthodique. Chirurgie, Paris, 1790, tome premier, page 657.

5.

Dans l’argument viii du chapitre xv de son Historia anatomica (pages 55‑56), Thomas Bartholin donne un long extrait d’une lettre que Hermann Conring lui a écrite, où il envisage que le chyle se mêle au sang veineux dans la subclavière, mais aussi en d’autres endroits du corps (v. sa note [27]).

L’ouvrage français de référence qui donne la plus magistrale description que je connaisse du canal thoracique (ductus thoracicus) humain est l’Anatomie de Bourgery : {a} sa splendide planche 90, tome iv, Ensemble des vaisseaux et ganglions lymphatiques prévertébraux. Chapelets iliaques externes, lombaires et intercostaux ; réservoir de Pecquet et canal thoracique. Adulte, demi-nature, est assortie d’un texte détaillé (pages 157‑158 du même tome). Il est divisé en huit paragraphes : Situation, définition ; Origine, trajet, direction ; Calibre ; Connexions ; Affluents ; Diverticules ; Valvules ; Anomalies. {b}


  1. Paris, 1866-1867,  note [8], Historia anatomica, chapitre vi.

  2. V. note [4], Experimenta nova anatomica, chapitre iv, pour la description plus succincte donnée dans le Rouvière en 1967.

a.

Page 33, thomæ bartholini de lacteis thoracicis historia anatomica.

CAP. XI.

Lactearum ad thoracem propagines.

Lactearum per abdomen dispersiones strictim vidi-
mus. Ulterius jam in thorace sunt persequendæ.
Asellius qvidem venarum lactearum auctor pri-
mus Cap.xix, nusqvam illas extra abdomen admittit,
qvemadmodum nec ipsas qvæ à Porta proficiscuntur, a-
libi inveniri. Qvod cum illo hactenus credidimus. Sed
idem Pecqvetus sua observatione alius nos docuit, et ipsi
observavimus hoc ordine :

b.

Page 34, thomæ bartholini de lacteis thoracicis historia anatomica.

A superna Receptaculi parte statim sub diaphrag-
mate prodeunt in canibus nonnullis duo rami tumidi-
usculi, sæpius in qvubusdam unicus tantum crassiorqve,
qvemadmodum et in ovibus, spinæ mediæ incumben-
tes. In homine totidem rami lactei exsurgunt, qvot
glandulæ novæ, qvi per mediam spinam diaphragma
penetrant, et circa primam lumborum vertebram duo
junguntur, mutua insertione, circa duodecimam dor-
si alius ramus ex secunda glandula emergens paulo supra
priorum insertionem intrat, prope undecimam verò
dorsi vertebram tertius visitur à tertia glandula ortus, ex-
inde solitarius ramus per dorsi medium ad aortæ et venæ
αζυγος latus inter utrumqve sub œsophago, cui, ut et illi
firmiter membranulis suis nectitur, adscendit. Vel si di-
stributionem à supernis partibus placeat ordiri, circa un-
decimam dorsi vertebram solitarius ductus lacteus divi-
ditur in duos ramos, qvorum sinister ad sinistrum recta de-
scendit ad glandulas lacteas, dexter infra ad duodecimam
vertebram in totidem ramos iterum distribuitur, qvorum
dexter pari pacto in vertebra lumbari prima bifariam seca-
tur, unusqve ramulus ad elatiorem glandulam rotundam
descendit, alter ad oblongiores. In canibus nonnullis,
duo, ut diximus, à Receptaculo prodeunt rami candidi,
qvorum sinistrum supra diaphragma ampullam vocat
Pecqvetus tumidiorem dextro, dextrum vero alveum
nuncupat in expl. fig.1. qvanqvam p 14. utrumqve ampul-
lascentem 
{a} alveum appellet sinistrorsum vergentem. Am-


  1. Sic pour : ampullescentem.

c.

Page 35, thomæ bartholini de lacteis thoracicis historia anatomica.

bo in spina dorsi recumbentes, qvando adsunt, regio-
nem diaphragmatis permeant, et sensim angustati sur-
sum vergunt distincto tramite ad vertebram undeci-
mam, ubi transverso ramo invicem junguntur, qvalis ne-
xus qvoqve ad vertebram dorsi decimam occurrit, sive ad
robur sive humoris commercium. Fluctuantis modo i-
ta bifidi incedunt ad vertebram septimam, sextam et
qvintam, ibi tres hujusmodi rami transversi iterum vi-
suntur, parallelas lineas inter se copulantes, donec ad ver-
tebram qvartam prevenerint, ubi paulatim à spina me-
dia declinare incipiunt, prius tamen junguntur et mutu-
is osculis {a} coeunt. Ita qvidem in omnibus depingit et de-
scribit canibus Pecqvetus, qvod nos in cane vidimus,
sed sæpius unicus ramus à diaphragmate occurrit sine so-
ciis incilibus recta sursum repere, {b} juxta Diaphragma ta-
men tumidior et amplior, ut credam naturam in singu-
liis variare, nec certam hujus distributionis rationem de-
terminari posse.

Sunt toto hoc itinere candicantes ob succum lacte-
um contentum, qvem digito sursum adigimus, vel ex a-
pertis exprimimus sua sponte qvoqve proruentem. Subin-
de tamen instar hyatidum {c} pellucent seroso humore tur-
gentes. Interdum chylo absente apparent qvidem sed
difficilius separantur. Fistula autem indita facile discernun-
tur. Ligati intumescunt inferior versus, et si digito adi-
gas non reduces humorem contentum, imò si inferiora
lædas subsistet liqvor lacteus inter valvulas superiores.


  1. Sic pour : oscillis.

  2. Sic pour : repens (errata).

  3. Sic pour : hydatidum.

d.

Page 36, thomæ bartholini de lacteis thoracicis historia anatomica.

Valvulas enim habent depictas à Pecqveto fig.1. impedi-
entes chyli descensum, humoris consistentia et ligaturâ
potius deforis conspicuas, qvam oculis, qvippe in apertis
difficilius patent ob vasorum subtilitatem. Eas valvulas
videmus qvoque indita fistula, qvæ Spiritum seu flatum
non potest deorsum pellere. Tenuis valdè lactearum ha-
rum substantia, ut, nisi summâ adhibitâ cautione, facilli-
mè lædantur, et evacuato liqvore, dispareant vel ægrè no-
scantur. Exiles sunt in thorace, versus diaphragma cras-
siores, ubi apparent glandularum specie, interdum vel di-
gitum crassæ. Connectuntur inferius ut dictum Recepta-
culo vel glandulis lacteis, postica parte spinæ dorsi, anti-
ca œseophago, ad qvem et ramulos mittunt, ad latera ve-
næ sine pari et aortæ arteriæ arctius per membranulas
pleuræ nectuntur, nullum tamen ramum ad illam mittit,
nec debuit, qvia chylus per arterias ad partes nutriendas
deferri non debet, qvæ solo sanguine arterioso nutriun-
tur. Alia autem in venis ratio. Nam observavit Cl. Conrin-
gius
, ad hanc observationem à me invitatus, ramulos va-
rios in cavam venam sparsos, ut data ad me Epistola
testatur. Superius claviculis, ut post dicetur.


Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Thomas Bartholin, Historia anatomica sur les lactifères thoraciques (1652), chapitre xi

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(Consulté le 13/06/2024)

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