Gérard TILLES
Société française d’histoire de la dermatologie,
Musée de l’Hôpital Saint-Louis, Paris.

Communication au Symposium Jean-Louis Alibert, Barcelone, 31 janvier 1998
Nouv Dermatol 1998, 17 : 271-275 (extrait)


De la lecture du premier fascicule du livre de Willan publié il y a 200 ans, en 1798 et habituellement considéré comme l’ouvrage fondateur de la dermatologie, on retient deux aspects essentiels : d’une part la relative clarté de son contenu qui met à  profit la méthode des lésions élémentaires récemment inventée et d’autre part la présence de gravures en couleurs, plus ou moins réalistes mais qui doivent aider le lecteur à  mémoriser les descriptions et en tout cas inaugurent les relations, riches et permanentes, de la dermatologie et de l’image.

Dans les années qui suivent la parution de l’ouvrage de Willan, la présence de l’image s’impose progressivement dans les ouvrages de dermatologie qu’elle soit intégrée aux textes (Alibert , Cazenave) ou présentée dans des atlas qui privilégient la qualité artistique (Hebra) ou l’accessibilité économique donc l’utilisation pédagogique (Rayer). Les auteurs qui tel Gibert , hostile à  l’image dont il juge la présence trop tributaire de la mode et la qualité trop éloigné de la réalité, sont peu nombreux.

Cependant, quelles que soient les choix et leurs qualités, le médecin reste tributaire d’un peintre ou d’un graveur, l’instantanéité de l’image s’efface derrière les contraintes de la technique et la maladie représentée est souvent celle d’un malade « idéal », synthèse de plusieurs d’observations. Quant aux moulages fabriqués à  Saint-Louis à  partir de 1867, ils perfectionnent brillamment la fidélité morphologique mais leur fabrication, longue, reste affaire de professionnels.

Ainsi, lorsque la photographie fait son apparition en dermatologie à  la fin des années 1860, les dermatologues, qui utilisent l’image depuis plusieurs décennies, sont intellectuellement préparés à  l’utilisation de ce procédé nouveau qui, grâce à  des rapides progrès techniques, semble pouvoir concilier le réalisme et une relative facilité d’utilisation.

LES PIONNIERS DE L’IMAGE PHOTOGRAPHIQUE

En effet, grâce à  la créativité de quelques inventeurs-pionniers parfois autodidactes, la technique photographique s’est rapidement perfectionné

L’histoire des débuts de la photographie retient d’abord les noms de quelques pionniers :

  • Thomas WEDGWOOD (1771-1805) parvient à  obtenir en 1802 l’image rudimentaire d’objets posés sur des surfaces de papier enduits de chlorure d’argent. Ces images dénommées photogrammes sont cependant fugaces et non fixées, noircissent très vite à  la lumière.

  • Nicéphore NIÉPCE (1765-1833) . Le 5 mai 1816, Niépce réussit en effet le premier négatif sur papier de l’histoire (papier enduit de chlorure d’argent mais non fixé et qui continue donc de noircir à  la lumière) . Puis, se désintéressant du procédé argentique, en 1822, il expose à  la lumière dans une chambre noire, une plaque d’étain recouverte d’un mélange de bitume de Judée (substance proche de l’ichtyol utilisée par les graveurs pour les eaux-fortes et dont il a découvert les propriétés photosensibles) et d’essence de lavande. Après un temps de pose d’environ 8 heures, Il obtient ainsi la première image de l’histoire de la photographie, intitulée « la table dressée ». On ne parle pas encore de photographie mais d’héliotype (ou d’héliographie) et le cliché est un « point de vue ». Les détails sont médiocrement représentés mais la réussite est néanmoins complète puisque pour la première fois il est possible de reproduire une image sans avoir recours au dessin, à  la peinture ou à  la gravure.

Après ces premiers inventeurs, c’est en 1839 que les découvertes se multiplient.

  • Louis Jacques Mandé DAGUERRE (1787-1853) propriétaire d’un spectacle de boulevard utilisant des images animées par des jeux de lumière, prend contact avec Niépce en 1826 . Après quelques réticences ils signent ensemble le 14 décembre 1829 un contrat d’association commerciale pour le perfectionnement de « la découverte inventée par M. Niépce et perfectionné par Daguerre » .

  • Daguerre poursuit le travail de Niépce, perfectionne le mélange photosensible, invente en 1835 la technique de révélation de l’image (image latente) grâce à  des vapeurs de mercure et la fixation à  l’eau chaude salée. Il n’est plus nécessaire d’attendre plusieurs heures pour obtenir une image; seules quelques minutes suffisent pour voir apparaître une image positive directe.

  • Daguerre parvient à  convaincre François ARAGO (1786-1853), Secrétaire de l’académie des Sciences et Directeur de l’Observatoire de Paris de l’intérêt de son invention. Celui-ci présente à  l’académie des Sciences le 8 janvier 1839 le procédé, propose qu’il soit acheté par le gouvernement et que « la France dote ensuite noblement le monde entier d’une découverte qui peut tant contribuer aux progrès des arts et des sciences ».

  • Arago obtient que cette invention soit acquise par l’État pour une somme de 10 000 francs dont 40% sont reversés au fils de Niépce. Le contrat de cession est signé le 14 juin 1839 par Duchatel, Ministre de l’Intérieur, inaugurant ainsi des relations durables entre la photographie et la police .
    L’annonce de la découverte de Daguerre est rendue publique le 18 aout 1839 et bien que dans un premier temps le prix de l’appareil (400 francs or soit huit mois de salaire d’un ouvrier ) ne le mette pas à  portée de tous, la possibilité d’obtenir des images et notamment sa propre image sans apprentissage artistique préalable assure au daguerréotype un succès quasi immédiat et la daguerréomania se répand d’autant plus vite que le daguerréotype est un positif direct ne nécessitant pas le passage préalable par un négatif.

  • Henry Fox TALBOT (1800-1877) invente comme Niépce avant lui, le négatif papier mais poursuit son invention et obtient une image positive après seulement quelques dizaines de secondes d’exposition. Il peut ainsi être crédité le véritable inventeur de la photographie au sens actuel du terme. Il nomme ses images des calotypes (kalosï = beauté) et communique son invention à  l’académie des Sciences de Paris en 1839, éclipsée par celle de Daguerre qui obtient directement une image positive plus parlante au public. Talbot publie ses travaux en 1844 dans un ouvrage intitulé « The pencil of nature » comportant 12 calotypes qui font de cet ouvrage le premier livre illustré de photographies.

  • Hippolyte BAYARD (1801-1877) est de tous le moins connu bien qu’il ait inventé dès février 1839 un procédé permettant d’obtenir des positifs direct sur papier. Il informe Arago de son invention qui déjà  très engagé avec Daguerre, « oublie » de parler de lui.

  • Enfin, toujours en 1839, invention linguistique essentielle, John HERSCHEL (1792-1871), astronome anglais invente en 1839 les mots photographie « écrire avec la lumière », négatif et positif.

« LE PLUS EXTRAORDINAIRE TRIOMPHE DE LA SCIENCE MODERNE ».

Puis, la qualité des papiers se perfectionne (papier albuminé, Niépce de Saint Victor, 1848). De plus, l’amélioration des objectifs et de la sensibilité des plaques grâce aux procédés collodionnés (Scott Archer, 1851) puis au gélatino-bromure (Maddox, 1871) permet de diminuer le temps d’exposition ramené à  quelques secondes et le prix de revient des clichés.
L’usage de la photographie en médecine se développe rapidement dès les années 1840 et quelques photographes semblent même penser que l’image peut fournir des détails au-delà du réel, tels ces optogrammes imaginés par des médecins légistes persuadés de trouver dans l’œil des sujets assassinés l’image de l’assassin encore fixée sur la rétine ou encore les travaux du docteur Baraduc qui, maintenant une plaque photographique au-dessus d’un patient endormi, pense pouvoir obtenir « l’aura de son cauchemar » .

En fait, les premiers daguerréotypes médicaux sont des images microphotographiques réalisées à  Paris à  partir de 1840 par Alfred Donné, responsable à  la Faculté de Médecine de Paris d’un cours complémentaire de microscopie et Léon Foucault, physicien de l’Observatoire de Paris. Donné fait faire des gravures à  partir des daguerréotypes et les publie en 1845 .

Quelques années plus tard, une photographie du larynx est réalisée en 1860 par Czermak et du fond d’œil en 1865 mais c’est la publication en 1862 par Duchenne (de Boulogne) du premier livre illustré de photographies cliniques qui marque l’entrée de la photographie dans la pratique médicale et la recherche clinique.

En dermatologie, les premières photographies sont publiées dans les années 1860 .

En 1865, à  Londres, Alexander John Balmanno Squire (1836-1908), chirurgien anglais, publie le premier atlas de dermatovénérologie contenant 12 photographies sur papier albuminé coloriées à  la main.

A Paris, quelques photographies de maladies de la peau sont effectuées à  la Faculté de Médecine , mais en fait c’est à  Saint-Louis que sont publiées les premières photographies dermatologiques par Hardy et Montméja en 1868, rassemblés dans un ouvrage intitulé Clinique photographique de l’Hôpital Saint-Louis.

Hardy (1811-1893) est chef de service à  Saint-Louis depuis 1851, successeur de Lugol et professeur de pathologie interne depuis 1867. Il est avec Bazin l’animateur principal des débats dermatologiques et fut en 1889 le Président du Premier Congrès International de Dermatologie à  Paris . Montméja est ancien interne provisoire de Saint-Louis et, selon les indications de l’ouvrage, chef de clinique ophtalmologique (on notera qu’à Paris la clinique ophtalmologique ne fut créée qu’en 1878). Lorsque paraissent ses premières photos, il n’est pas encore docteur en médecine; sa thèse consacrée à  la cataracte date de 1871 . Puis, de 1869 à  1873, Montméja publie avec Rengade, la « Revue photographique des hôpitaux de Paris » et parvient à  convaincre le Directeur de l’Assistance publique d’installer à  Saint-Louis le premier atelier photographique des hôpitaux de Paris.

Les premières étapes des travaux photographiques de Hardy et Montméja datent de 1866 à  l’initiative de Hardy. Comme le rappelle Montméja, « dans le courant de l’été 1866, M. Hardy eut connaissance d’essais photographiques faits en Angleterre et me confia dès lors le projet d’étudier avec lui ce nouveau procédé d’iconographie dermatologique. Je commençai par devenir photographe. Les coloris confiés à  des mains habiles s’exécutent entièrement sous mes yeux avec la sanction de M. Hardy qui juge en dernier ressort  » .

L’ouvrage contient 50 clichés classés selon un ordre issu de la conception nosologique de Hardy dont l’objectif est de faire rentrer la dermatologie « dans la pathologie et à  détruire ces idées de spécialité qui ne sont fondées sur rien de vrai ni d’utile ». Hardy choisit des pathologies fréquentes soulignant une volonté pédagogique. La syphilis occupe naturellement une place importante (16 photos); parmi les autres diagnostics on peut citer plusieurs clichés de mycoses cutanées, des photographies d’acné, de gale, d’impétigo, d’eczéma, de pelade. Certaines des photos de cet ouvrage sont visibles sur la partie « Photographies 1868 » de ce site.

Les clichés sont des papiers albuminés réalisés à  partir de plaques collodionnées qui ne permettent pas une bonne restitution des couleurs en particulier rouge et jaune. Montméja colorie les clichés à  la main d’après nature et ajoute donc essentiellement des rouges et des jaunes. La fidélité à  la morphologie réelle peut s’en trouver altérée et, pour certains clichés, le résultat est un mélange parfois curieux à  mi-chemin de la lithographie et de la photographie. Les clichés présentent, sans effet particulier de lumière, de manière uniforme, les maladies et les malades dans leur appartenance sociale aux milieux les moins favorisés, qui font pour la première fois l’expérience de la photographie et apparaissent figés dans une attitude dramatique parfois presque théâtrale rehaussée par la surimpression des couleurs. La place importante occupée par les commentaires scientifiques situent toutefois clairement les photos dans un cadre dermatologique et non pas sociologique.

Quoi qu’il en soit, grâce à  cette nouvelle méthode, à  partir de la fin des années 1860, les dermatologues peuvent choisir entre deux techniques de représentations contemporaines, la photographie et les moulages qui à  Saint-Louis s’installent en même temps. La photographie est d’une utilisation relativement simple, ne nécessitant qu’un apprentissage relativement simple que le médecin peut acquérir, permet d’obtenir des images dans un délai court, de fidélité toutefois variable mais facile à  manipuler. Les moulages en cire, sont évidemment plus réalistes, plus fidèles au réel, mais imposent la participation d’un mouleur et sont de manipulation plus difficiles, nécessitent un lieu pour être exposés et conservés.
En fait entre ces deux techniques, les moulages qui renvoient à  la tradition de la méthode anatomo-clinique de la fin du XVIIIéme et l’autre, la photographie qui n’en est qu’à ses premiers pas en dermatologie, les dermatologues ne choisissent pas utilisant à  la fois les photos et les moulages, à  Saint-Louis jusqu’à la fin des années 1950, bien que la photographie prennent peu à  peu le pas, la collection créée par Hardy et Montméja s’enrichissant rapidement grâce à  l’attention ces chefs de services et des photographes successifs.

Cette collection dénommée Musée photographique de l’Hôpital Saint-Louis comprend aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers de clichés qui forment un témoignage unique des relations qui unissent le patient qui fait l’expérience de la photographie et offre l’image de son corps à  l’enrichissement de la connaissance médicale, le médecin qui prend des photos pour communiquer et échanger ses savoirs et le photographe, technicien-artiste qui met son au service de la médecine et y ajoute fréquemment l’émotion que procurent encore aujourd’hui ces clichés.

Annexe :
GLOSSAIRE DES PREMIERS PROCÉDÉS PHOTOGRAPHIQUES

HELIOTYPE OU HÉLIOGRAPHIE (NIÉPCE, 1816-1827)

Image positive obtenue après exposition d’une plaque d’étain (ou de cuivre argenté ou de verre) recouverte de bitume de Judée, substance photosensible, en solution dans de l’essence de lavande. Après exposition, sur les plages insolées le bitume reste brun, ailleurs le métal apparaît; l’image se présente donc comme un négatif qui, en éclairage oblique, a l’aspect d’un positif. Le temps de pose varie de plusieurs heures à  quelques jours en fonction de l’ensoleillement. A partir de la plaque, Niépce invente la photogravure et obtient un positif sur le même support par action des vapeurs d’iode.

DAGUERRÉOTYPE (DAGUERRE, 1837-1839)

Image positive directe, inversée (droite/gauche) sur une plaque de cuivre recouverte d’iodure d’argent. Daguerre décrit deux perfectionnements techniques essentiels : la révélation et la fixation de l’image. Daguerre montre en effet qu’il n’est pas nécessaire d’attendre plusieurs heures pour que l’image apparaisse mais qu’elle peut être révélée (image latente) par exposition aux vapeurs de mercure. Puis la mise au contact de la plaque d’une solution d’eau chaude salée fixe l’image. Le raccourcissement très important du temps de pose (quelques minutes) permet de photographier des portraits. L’image obtenue est unique, fragile et difficile à  manipuler. Elle possède un fort pouvoir réfléchissant qui oblige à  la regarder strictement de face. Les produits utilisés sont toxiques. Le principe est relativement simple à  exécuter mais le daguerréotype est cher.

CALOTYPE (FOX TALBOT, 1839)

Premier procédé négatif/positif, véritable ancêtre de la photographie actuelle. Papier brossé avec une solution salée puis avec une solution de nitrate d’argent et exposé à  la lumière pendant une demi-heure puis fixé dans l’iodure de potassium. Le négatif est placé au contact d’un papier photographique sur lequel apparaît l’image positive. Le résultat est une image « brumeuse », de moins bonne qualité que le daguerréotype et plus difficile à  obtenir.

POSITIF PAPIER DIRECT (HIPPOLYTE BAYARD, 1839)

Papier ordinaire recouvert de nitrate d’argent, trempé dans une solution d’iodure d’argent, appliqué humide sur une ardoise, placé dans une chambre noire et exposé.

PROCÉDÉS ALBUMINES (NIÉPCE DE SAINT VICTOR, 1848)

Pour éviter que les défauts du papier négatif employé par Talbot n’altèrent la qualité du positif, d’autres supports furent essayés, d’abord le verre puis le papier recouvert de blanc d’œuf et de sels d’argent dit papier albuminé par opposition au papier salé de Talbot.

COLLODION HUMIDE ET DÉRIVÉS (SCOTT ARCHER, 1851)

Perfectionnement permettant de diminuer le temps de pose à  quelques secondes et d’une prix beaucoup moins élevé, permettant donc à  chacun de se faire photographier. La technique est toutefois complexe : le support est une plaque de verre sur laquelle le collodion doit être étalé de façon régulière. Le développement doit être fait très rapidement après la prise de vue lorsque la plaque est encore humide ce qui interdit de sortir ou de s’éloigner d’un studio ce qui le rend très adapté au portrait. Toutefois, le collodion est un produit difficile à  manipuler et inflammable. Parmi les variantes de ce procédé on retiendra :

  • l’ambrotype ou amphitype : positif direct obtenu à  partir d’un négatif sous exposé et placé devant un support noir. L’effet est proche d’un daguerréotype mais le résultat est beaucoup moins cher, plus rapide et les inversions sont corrigées. Le procédé fut très populaire aux États Unis.

  • le ferrotype (tintype), également très utilisé aux États Unis et obtenu après application de collodion sur une plaque en fer-blanc noirci puis exposé aboutissant à  un positif direct facile à  manipuler.

GELATINO-BROMURE D’ARGENT (MADDOX, 1871)

Incommodé par les vapeurs d’éther des collodions, Maddox, médecin britannique, remplace par de la gélatine, procédé amélioré par Eastman -inventeur de la marque Kodak- en 1880 qui construit la première machine à  étendre l’émulsion sur plaque de verre.