Daniel Wallach dwallach@noos.fr

Ce texte uniquement destiné au site Internet de la SFHD vise à indiquer les principaux éléments à la base de deux conférences, non publiées : une conférence prononcée lors du forum Peau et Société tenu à Lyon le 25 avril 2001, et une communication faite à la séance d’histoire de la Société française de Dermatologie, le 14 mars 2002. Les publics étant différents, ces deux conférences ont été elles aussi différentes. Dans le présent texte, la partie décrivant les maladies vénériennes est destiné à un public non médical. La bibliographie est destinée aux chercheurs. Pour toute information complémentaire, contacter dwallach@noos.fr


1 – Introduction

Les progrès réellement décisifs dans la connaissance des maladies vénériennes datent de la fin du dix-neuvième siècle et surtout du vingtième siècle :

  • isolement des micro-organismes responsables : gonocoque par Neisser en 1879, bacille du chancre mou par Ducrey en 1889, tréponème de la syphilis par Schaudinn et Hoffmann en 1905 ;
  • mise au point de tests sérologiques : réaction de Bordet-Wassermann en 1906 ;
  • découverte de l’efficacité de la pénicilline en 1943 (Mahoney, Arnold et Harris). A partir de ce moment, la syphilis, auparavant terrible fléau social, est devenue une maladie parfaitement bénigne.

Mais avant cette époque, il n’y avait guère de moyens pour étudier les maladies : ces moyens étaient l’observation, qui constitue l’essentiel de la clinique et l’expérimentation, dont Claude Bernard a indiqué les règles.

Les techniques expérimentales concernent surtout les animaux ; mais l’expérimentation humaine a également été utilisée, soulevant, outre ses problèmes techniques, des problèmes éthiques qui n’ont pas été abordés de façon suffisante avant la seconde partie du vingtième siècle.

Parmi les outils du progrès de la médecine, l’inoculation de matériel pathologique à des sujets sains a une histoire complexe où les aspects positifs prédominent largement. En effet, dès la fin du dix-huitième siècle, l’invention de la vaccination par Jenner a représenté un des progrès médicaux les plus considérables de l’histoire. Rappelons que Jenner a observé puis démontré que l’inoculation de la vaccine, maladie de la vache (vacca), permettait d’immuniser contre la variole, très grave maladie humaine. Auparavant, la médecine traditionnelle avait mis au point dans de nombreux pays la variolisation préventive, aux résultats beaucoup moins bons mais avec déjà une certaine efficacité. On sait que les immunisations anti-infectieuses, qui porteront toutes le nom de vaccination, ont été ensuite développées après les travaux de Pasteur et de ses élèves, et constituent toujours une des plus spectaculaires démonstrations de l’efficacité de la médecine.

L’histoire des inoculations de maladies vénériennes, qui sera racontée ici, est beaucoup moins glorieuse que celle des vaccinations. Elle s’inscrit néanmoins dans ce contexte.

2 – Les maladies vénériennes

Les maladies vénériennes (liées à Vénus), actuellement appelées maladies sexuellement transmissibles (MST) sont des maladies infectieuses relativement peu contagieuses. Ainsi, leur transmission requiert des contacts interhumains étroits, comme ceux que réalisent les rapports sexuels ou, pour les plus graves d’entre elles, les échanges de sang (transfusions, autres pratiques), ou encore les contacts entre un fœtus et sa mère.

Le fait d’être transmises par les rapports sexuels a donné aux maladies vénériennes une place très particulière dans la médecine, puisqu’elles signifient l’intrusion de la maladie, voire de la mort, dans la sexualité. Cette particularité pourrait être longuement développée, notamment si on s’intéressait à l’histoire des MST dans la période 1890-1940, période du  » péril vénérien  » où des considérations morales se mêlaient inextricablement aux considérations médicales. Mais pour l’histoire qui nous intéresse aujourd’hui, les considérations morales sont discrètes, voire inexistantes, ce qui est d’ailleurs, d’un point de vue actuel, surprenant.

On distingue deux types de maladies vénériennes : les maladies purement locales, génitales, et les maladies systémiques, mortelles en l’absence de traitement.

2 – 1 – Les maladies vénériennes locales.

Elles sont connues depuis l’Antiquité et ont donné lieu à peu de notations médicales ni littéraires, sinon à des allusions ironiques lorsqu’elles étaient acquises auprès de prostituées ou lors de rapports homosexuels. Globalement bénignes, elles peuvent cependant avoir des conséquences préoccupantes : rétrécissements urétraux, accidents locaux de natures diverses, stérilité.

Ce sont, en les classant selon le symptôme principal :

  • les urétrites et autres infections génitales basses (gonorrhée, blennorragie), dont le symptôme le plus spectaculaire chez l’homme est la « chaude pisse », brûlures urétrales à la miction ; les causes en sont :
    • essentiellement les gonocoques et les chlamydiae. Ces infections peuvent causer des lésions chroniques urinaires ou génitales, dont des salpingites, causes de stérilité.
    • Plus rarement d’autres micro-organismes : mycoplasmes, trichomonas, Candida.
  • les verrues anogénitales, ou condylomes, ou crêtes de coq, dues à des virus du groupe des papillomavirus.
  • les diverses variétés d’ulcérations génitales (chancres) :
    • herpès génital, particulièrement caractéristique et bénin, mais qui peut être pénible par ses récurrences ; en outre, l’herpès peut atteindre gravement le nouveau-né ;
    • Les autres causes d’ulcérations vénériennes sont actuellement très rares en Europe :
      • chancre mou, dû au bacille de Ducrey. Le chancre mou a pratiquement disparu en Europe mais y était relativement fréquent au dix-neuvième siècle. Nous en reparlerons à cause de sa ressemblance avec le chancre syphilitique, qui a eu de lourdes conséquences, mais il est en fait cliniquement différent : plus mou (non induré), habituellement de plus grande taille, il s’accompagne souvent d’une adénopathie suppurée (bubon) ;
      • Maladie de Nicolas-Favre, ou lymphogranulomatose vénérienne, due à des chlamydiae : très petit chancre, adénite inflammatoire, rectite aiguë ;
      • donovanose, due à une bactérie : Calymmatobacterium granulomatis.
2 – 2 – Les maladies vénériennes systémiques.

Il s’agit de la syphilis et du sida, qui ont une histoire tout à fait particulière, non seulement du fait de leur gravité et de leur caractère de MST mortelle, liant clairement sexualité et mort, mais aussi parce qu’ils sont apparus brutalement, ce qui est très inhabituel dans l’histoire des maladies.

La syphilis est apparue en Europe en 1494, sous forme d’une épidémie spectaculaire, car à ses débuts la maladie était plus aiguë et plus grave qu’aujourd’hui. Bien qu’il y ait un peu d’incertitude à ce sujet, on admet habituellement que la syphilis a été ramenée du continent américain par les marins de Christophe Colomb. Il existait (et il existe encore) dans les pays tropicaux des tréponématoses autres que la syphilis, responsables de maladies bénignes, acquises dans l’enfance, non vénériennes. On pense que les Européens immunologiquement  » naïfs « , c’est-à-dire rencontrant ces tréponématoses pour la première fois, ont acquis la syphilis vénérienne. Celle-ci s’est rapidement propagée dans tous les pays d’Europe, donnant lieu à une littérature médicale abondante et précise, puisque la nouveauté de cette maladie est apparue d’emblée .(1)

La syphilis évolue en trois phases :

  • La syphilis primaire se manifeste par un chancre au point d’inoculation, c’est-à-dire le plus souvent au niveau des organes génitaux. Ce chancre, petite ulcération indurée – cette précision clinique est importante – guérit spontanément en quelques semaines ; il s’accompagne en règle d’une adénopathie régionale qui ne suppure pas.
  • La syphilis secondaire qui survient dans les semaines ou mois suivants est essentiellement un éruption cutanée, dont il existe de nombreuses variétés. Ceci explique le lien historique très étroit entre la dermatologie et les maladies vénériennes, puisqu’alors que les MST locales requièrent surtout des compétences d’urologue, la prise en charge de la syphilis nécessitait une bonne connaissance des maladies de peau.
  • La syphilis tertiaire survenait des mois ou des années après l’accident initial ; il s’agissait de maladies neurologiques (paralysies, démences), vasculaires (insuffisance aortique, anévrysmes), cutanées, osseuses…

En outre, la syphilis est transmissible de la mère à l’enfant. Cette syphilis congénitale, acquise in utero mais longtemps considérée comme héréditaire, est soit mortelle, soit source de stigmates assimilés par certains à des signes de  » dégénérescence « , lorsque ce concept est apparu.

On comprend donc qu’avant l’invention de la pénicilline, antibiotique très efficace contre le tréponème de la syphilis, cette maladie ait pu être considérée comme un véritable fléau, pour l’individu, sa famille, et la société dans son ensemble.

L’histoire du sida débute en 1981 et est bien connue (2). Nous n’en parlerons pas ici, sinon pour citer brièvement des expériences qui témoignent de la permanence de l’intérêt médical pour les inoculations à visée préventive. Comme la syphilis, le sida est une MST qui était mortelle avant la mise au point des traitements, et le reste encore malgré l’efficacité des médicaments anti-rétroviraux.

Tout comme la syphilis en son temps, le sida a donné lieu à une littérature médicale et sociale considérable (3). On notera que ces maladies impliquent des pratiques sexuelles condamnées à leur époque par les moralisateurs. Pour la syphilis, il s’agissait de la prostitution ; pour le sida, de l’homosexualité.

3 – Les inoculations

Le principe de l’inoculation consiste en l’injection d’un produit pathologique (pus prélevé sus une lésion) soit au malade lui-même (auto-inoculation) soit à un autre sujet.

L’inoculation peut avoir plusieurs buts :

  • étude de la maladie, de son évolution, de sa transmissibilité ; ce type d’inoculation est actuellement interdit par les lois, mais en fait l’inoculation à un sujet sain pouvait être considérée comme interdite de tous temps au nom du célèbre principe hippocratique : avoir, dans les maladies, deux choses en vue : être utile ou du moins ne pas nuire ;(4)
  • immunisation préventive contre la maladie, c’est la principe de la vaccination ;
  • thérapeutique, lorsque l’inoculation est faite à un sujet malade, dans le but de le guérir. Cette démarche s’inscrit dans le cadre des immunothérapies ; il existe actuellement de très nombreuses recherches d’immunothérapie active des cancers, appelées vaccinations, bien que le principe en soit assez différent de celui des vaccinations préventives contre les maladies infectieuses.

Notons que l’inoculation n’est pas le seul moyen d’expérimentation condamnable au nom de l’éthique médicale. L’expérimentation par abstention, qui consiste à observer l’évolution spontanée d’une maladie alors qu’elle pourrait être améliorée ou guérie par une intervention thérapeutique, est tout aussi coupable. Dans le domaine de la vénéréologie, le plus célèbre exemple de ce type est l’étude sur l’évolution naturelle de la syphilis chez les Noirs américains, appelée  » Tuskegee Study  » qui a duré de 1932 à 1972, a inspiré les lois américaines sur l’éthique de la recherche biomédicale, et continue d’être abondamment commentée du fait de ses implications médico-légales, éthiques, raciales . (5)

La plus horrible application des expérimentations concerne la médecine, si l’on peut dire, nazie, et les expériences menées dans les camps d’extermination.

Dans le cadre de recherches qui semblaient, du moins à leur époque, ne pas s’éloigner de l’éthique médicale, il y a eu un certain nombre d’expérimentations, dont la liste, probablement incomplète, est dressée par Bongrand dans sa thèse, en 1905 .(6) Cette thèse, malgré son titre ( » De l’expérimentation chez l’homme « ) se limite aux inoculations microbiennes, ou considérées comme telles.

Ces inoculations ont concerné de nombreuses maladies :

  • maladies infectieuses avec des résultats souvent, mais pas toujours, positifs : gale, favus, leishmaniose, fièvres éruptives, infections tropicales comme le paludisme, le choléra, … ;
  • maladies actuellement connues comme non infectieuses, avec des résultats souvent négatifs (pelade) mais parfois aussi positifs (on cite ainsi des cas d’inoculations réussies de psoriasis, de cancers).

Les sujets inoculés ont souvent été les expérimentateurs eux-mêmes, des étudiants en médecine, mais aussi des malades jamais informés, des forçats, des condamnés dont on pensait qu’ils avaient ainsi la possibilité de racheter leur faute. Les condamnés à mort étaient considérés par certains, même par Pasteur qui avait proposé à l’empereur du Brésil de tester sur eux son vaccin contre la rage, comme une exception raisonnable à l’interdiction de la recherche sans bénéfice personnel direct et potentiellement nuisible, que la plupart des auteurs condamnaient.

On voit qu’il existe donc une longue et riche histoire de l’inoculation en médecine, avec ses succès magnifiques comme la vaccination, mais aussi ses échecs et ses hontes morales. Nous nous limiterons ici à l’histoire des inoculations concernant les maladies vénériennes. Cette histoire a souvent été écrite, notamment par Jeanselme dans son monumental Traité de la Syphilis (7) et avant lui par Rollet, qui fut d’ailleurs un des acteurs de cette histoire, dans son Traité des maladies vénériennes (8).

4 – La vénéréologie au début du dix-neuvième siècle : confusions.

Nous l’avons vu, il existe plusieurs maladies vénériennes, bien différentes entre elles, et pour la plupart connues depuis l’Antiquité. Ainsi, l’épidémie de syphilis vénérienne qui éclata en Europe en 1494 a été immédiatement reconnue comme une maladie nouvelle : les descriptions des premiers auteurs, parfois malades eux-mêmes, sont particulièrement précises. On admirera notamment que le caractère induré du chancre syphilitique ait été rapidement signalé (Jean de Vigo, 1514), et considéré à juste titre comme un élément important permettant de le différencier, avant même l’apparition des autres manifestations de la maladie, du chancre mou, dit encore chancre simple, non syphilitique, maladie locale connue de longue date. Mais les auteurs des siècles suivants ont eu tendance à oublier ces précisions, ou à leur attribuer une signification différente, et on en est venu à considérer que toutes les maladies vénériennes étaient de même nature, ce qui pouvait faire penser qu’elles avaient une seule et unique cause.

Ceci peut se comprendre, puisque les maladies vénériennes ont bien un même mode de transmission, que leurs signes locaux sont sinon identiques, du moins proches, surtout si on n’examine pas les malades, notamment les femmes. On pouvait donc parler d’un virus vénérien, au sens ancien de  » poison  » qui n’avait rien à voir avec les virus actuels. Si la transmission vénérienne était admise, avant qu’on ne connaisse l’existence des micro-organismes cette transmission était donc difficile à interpréter.

En l’absence d’idée sur la cause de cette maladie, les conceptions physiopathologiques suivaient les doctrines médicales de l’époque pré-scientifique.

Par exemple, dans la conception humorale ancienne des maladies, le mercure, traitement toxique régulièrement prescrit contre la syphilis et considéré comme efficace, voire spécifique au point d’être parfois considéré comme un test diagnostique, semblait agir parce qu’il induisait une salivation abondante, voie d’élimination des humeurs.

Quant aux tenants de la médecine dite physiologique de Broussais, très en vogue au début du dix-neuvième siècle, ils niaient toute spécificité aux maladies, et les considéraient toutes comme secondaires à une inflammation intestinale curable par les saignées. Ainsi, Broussais et ses élèves considéraient le  » virus vénérien  » comme un simple irritant, et les symptômes de la syphilis comme une phlegmasie (inflammation) simple.

Au début du 19ème. siècle, la confusion était donc complète :

  • les lésions locales étaient attribuées à l’irritation et donc considérées comme non contagieuses ;
  • les lésions à distance étaient attribuées à la  » sympathie  » entre les organes (doctrine de Hunter et de Barthez), et pas plus contagieuses ;
  • Les manifestations de la syphilis et les effets toxiques du mercure étaient confondus

A tel point qu’en 1811 parut à Strasbourg un texte anonyme sur  » la non-existence de la maladie vénérienne « .

A partir de cette situation d’extrême confusion, où le mal vénérien était considéré comme une seule entité, dont l’existence même était remise en cause, des travaux cliniques allaient permettre de progresser.

Ces travaux étaient basés sur l’observation, et aussi sur l’expérimentation, c’est-à-dire des inoculations.

Ils ont permis de résoudre plusieurs grands problèmes :

  • 1. La gonorrhée est-elle de nature syphilitique?
  • 2. Le chancre mou et le chancre induré sont-ils de même nature?
  • 3. La syphilis secondaire est-elle contagieuse?
  • 4. Peut-on immuniser (vacciner) contre la syphilis?
5 – Premier problème : la distinction entre la blennorragie et la syphilis

Cette question fut mise au concours en 1810 par la Société de médecine de Besançon : on demandait aux candidats de  » Déterminer par des expériences et des observations concluantes, s’il y a identité de nature entre le virus de la Gonorrhée virulente et celui de la Vérole; si l’une peut donner l’autre ; et si le traitement qui convient à l’une peut être applicable à l’autre « . Il s’agissait là d’une question importante, débattue depuis plus de 40 ans, et très controversée : unicistes comme dualistes disposaient d’arguments de valeur, tous tirés d’expériences d’inoculations :

La théorie uniciste

L’argument essentiel des unicistes venait de la « terrible » ou encore « lamentable » expérience sur lui-même de John Hunter (1728-1793), très éminent médecin et chirurgien, maître notamment de Jenner.

Hunter, en 1767, s’était inoculé sur le gland et sur le prépuce avec du pus provenant d’un patient atteint de gonorrhée (urétrite). Mais les ulcères (chancres) qui se formèrent aux points d’inoculation furent suivis de localisations syphilitiques amygdaliennes, que Hunter guérit par des frictions mercurielles. Trois mois plus tard, Hunter présenta une éruption de syphilis secondaire et en souffrit pendant trois ans. Il crut donc avoir démontré que  » le pus de la gonorrhée peut produire un chancre ».

Cette erreur provenait sans doute du fait que le patient de Hunter avait en réalité, soit un chancre intra-urétral, facilement confondu avec une urétrite, soit à la fois une urétrite et une syphilis.

La théorie dualiste

Beaucoup d’auteurs de cette époque étaient dualistes, et se basaient notamment sur les expériences de Bell (1749-1805), d’Edinburgh, publiées en 1797 : ces expériences consistaient en des inoculations faites par des étudiants en médecine sur eux-mêmes.

Ces « courageux étudiants », en s’inoculant de la matière d’un chancre dans l’urètre, produisirent un chancre intra-urétral (soigné par le mercure) et non pas une gonorrhée ; en s’inoculant de la matière de gonorrhée, ils produisirent une gonorrhée sans chancre, et ainsi Bell put conclure : « je ne pouvais certainement espérer de preuves plus propres à démontrer la différence du virus de la gonorrhée d’avec celui de la syphilis »

La solution

Le mémoire qui sera couronné par la Société de médecine de Besançon est celui de Jean-François Hernandez (1769-1835), dualiste convaincu, qui conduisit des expériences d’inoculation sur les forçats du bagne de Toulon, qui du fait de leur réclusion ne pouvaient, pensait-on, contracter la syphilis et fausser ainsi les expériences.

Du « virus gonorrhéique » fut inoculé à trois hommes sains. On n’obtint que des lésions d’allure bénigne (non chancreuses, non syphilitiques), et Hernandez put ainsi conclure, malgré une méthodologie hasardeuse, que la gonorrhée ne donne pas de chancre.

Ricord apportera, dans ses ouvrages des années 1835-1840, toute son autorité à la théorie dualiste, en montrant que les erreurs (gonorrhée entraînant des chancres, comme dans le cas de Hunter) étaient dues à des chancres cachés, intra-uréthraux, ou vagino-utérins. Ricord démontra ainsi l’intérêt de l’examen gynécologique utilisant le speculum. D’autre part, les auto-inoculations de Ricord, négatives dans le cas de la gonorrhée, lui firent conclure que cette maladie était bien différente de la syphilis.

Malgré cela, d’éminents dermato-vénéréologistes restèrent unicistes, comme Cazenave qui en 1844, soit 50 ans après les expériences de Bell, écrivait, dans un article sur la  » blennorrhagie syphilitique  » :  » j’ai vu, en un mot, après la blennorrhagie comme après le chancre, des syphilides graves….. et il faut rigoureusement en conclure que le chancre et la blennorrhagie sont des symptômes identiques et qu’ils sont l’expression de la même maladie « .

6 – Deuxième problème : la question de l’unicité ou de la dualité des chancres.

Il avait donc été relativement difficile, à l’ère clinique, de séparer blennorrhagie et syphilis. Comment espérer alors différencier deux maladies vénériennes se manifestant toutes deux par un chancre au point d’inoculation?

En fait, comme on l’a dit, les syphiligraphes étaient de fins cliniciens. C’était nécessaire, pour porter à partir de la seule clinique des diagnostics aux conséquences si terribles. Dans ses Leçons sur le chancre (9) Ricord enseignait avec précision :  » Le chancre induré est indolent, suppure peu, s’accompagne de ganglions peu volumineux et sans réaction inflammatoire. Le chancre mou est ulcéreux, phagédénique même, et le pus qu’il secrète en abondance est indéfiniment inoculable au porteur. Au premier, succède fatalement l’infection constitutionnelle dont la guérison n’est obtenue que par le mercure, tandis que le second, accident purement local, n’exige pour se cicatriser que l’emploi de topiques « .

Mais pour Ricord comme pour les autres auteurs, cette différence d’aspect clinique ne tenait pas à une différence de nature: le virus du mal vénérien était, blennorragie mise à part comme on l’a vu ci-dessus, unique. Simplement, la « graine » était plus ou moins virulente, et le terrain plus ou moins réceptif, ce qui expliquait les différences d’aspect et d’évolution.

Ricord avait bien observé que les chancres mous ne donnaient pas d’accidents secondaires. On peut donc se demander pourquoi il n’a pas découvert la dualité des chancres, c’est-à-dire qu’il s’agit de deux maladies différentes.

Il semble que la cause de cette erreur majeure de Ricord réside d’une part dans un défaut d’observation (que Bassereau corrigera par sa méthode attentive des  » confrontations « ) et d’autre part dans des considérations éthiques.

En effet, Ricord a toujours condamné les inoculations, que d’autres ne se privaient pas de faire, sur eux-mêmes, sur des médecins, des étudiants ou sur des forçats, mais aussi, nous le verrons, sur toutes sortes de personnes, dont des enfants.

Ricord refusait le risque de contaminer des sujets sains. Il ne pratiquait donc pas d’hétéro-inoculations, mais uniquement des auto-inoculations (inoculation au malade lui-même du produit pathologique). Il en fit plus de 10 000 entre 1831 et 1837. Ce nombre en fait ne signifie pas grand chose : en inoculant au sujet son propre chancre, Ricord put uniquement vérifier l’auto-inoculabilité du chancre mou, qui pour lui était syphilitique, et la non-inoculabilité du chancre induré, ainsi que des accidents secondaires. Ricord confondit malheureusement cette non-auto-inoculabilité avec une non-contagion, source de ses célèbres erreurs. En fait, le chancre mou, maladie purement locale, ne déclenche pas d’immunité et peut être acquis à nouveau ; par contre la syphilis, maladie générale, entraîne une immunité qui se traduit par la négativité de l’auto-inoculation.

Pour Ricord, jusqu’à son revirement célèbre de 1859 (10), la syphilis reste une et unique, et seul le chancre auto-inoculable est contagieux.

On voit là l’ampleur des erreurs de Ricord qui, comme le dira G.Thibierge, « aurait compromis la réputation de tout autre que lui »

Pour démontrer la dualité des chancres, il fallait soit des expérimentateurs moins scrupuleux, soit des observateurs plus fins.

Expérimentations

Joseph Rollet (11) fut l’un des premiers (Une observation de Rinecker cependant est antérieure), à pratiquer l’inoculation d’un chancre induré à un sujet sain : le texte de Joseph Rollet (1824-1894), le plus prestigieux des syphiligraphes lyonnais (12), est bien connu :  » Ce chancre induré, je l’avais d’abord inoculé au malade lui-même, sans résultat ; je l’avais inoculé à d’autres malades affectés de chancres indurés, également sans résultat ; enfin je l’avais inoculé à plusieurs sujets affectés de syphilis secondaire ou tertiaire, toujours sans résultat. N’ayant pas alors d’idées arrêtées sur le double virus chancreux, je crus pouvoir l’inoculer impunément à un malade qui venait d’avoir un chancre simple et deux bubons reconnus chancreux à l’inoculation… chez lui …. apparurent après une incubation de dix-huit jours… une papule… 3 jours après, une ulcération a d’abord envahi le centre , puis la totalité de la papule, et j’aurais eu sans doute un chance induré complet, si je n’avais soumis immédiatement le malade à un traitement antisyphilitique. Cette inoculation a été le trait de lumière qui a dissipé pour moi, et peut-être aussi pour mes collègues, les obscurités dont était encore enveloppée la doctrine de la dualité des chancres… « .

Cette expérience fut réalisée à l’Antiquaille en 1856, mais l’observation ne fut publiée que plusieurs années plus tard, et d’autres expériences avaient été publiées par d’autres auteurs entre temps (voir les réf. 7, 8 et 11).

Observations

En réalité, ces expériences brillantes, mais éthiquement douteuses, n’étaient pas nécessaires. En effet, Léon Bassereau (1810-1887), élève de Ricord, démontrait en 1852 la dualité des chancres, par l’observation épidémiologique, alors appelée méthode des confrontations : cette observation minutieuse des malades contaminés et de leurs contaminateurs permit à Bassereau d’établir que les chancres indurés, infectants étaient transmis par des individus atteints de chancres infectants, et les chancres mous, simples par des individus atteints de chancres simples. Ces recherches ont été menées par Bassereau de 1839 à 1851 dans les services de Ricord et de Puche, à l’hôpital du Midi, et publiées en 1852 dans le  » Traité des maladies de la peau symptomatiques de la syphilis « . Bassereau démontra ainsi que le chancre simple et le chancre induré suivi d’accidents constitutionnels sont deux maladies distinctes.

Ricord fut convaincu par les confrontations de Bassereau et les expériences de Rollet, reconnnut la dualité des chancres et mit en exergue d’une édition suivante de ses leçons : « l’homme absurde est celui qui ne change jamais « .

7 – Troisième problème : les lésions de syphilis secondaire sont-elles contagieuses?

Cette question revêtait une importance considérable, à la fois du point de vue médical et du point de vue médico-légal. En effet, les tribunaux étaient parfois saisis de conflits, par exemple entre une nourrice et les parents d’un nourrisson, sur le point de savoir qui avait contaminé l’autre. Le problème du chancre de la bouche chez les ouvriers verriers donnait aussi lieu à des interprétations contradictoires. La connaissance de la contagiosité, de la transmissibilité, des différentes lésions de syphilis, était donc fondamentale.

Dans son discours inaugural de 1854, Joseph Rollet indique les aurguments qui, s’opposant à la doctrine de Ricord, plaident en faveur de la contagiosité des accidents secondaires. Ils sont de deux ordres : observation et expérimentation.

Les cas de transmission de la mère au fœtus (par le sang) et de nouveau-nés à des nourrices (par des accidents secondaires) démontraient déjà que la contagiosité ne se limite pas aux chancres.

Les cas d’inoculation expérimentale de syphilis secondaire ont confirmé cette contagiosité.

Lorsque Rollet, dans son traité (Réf.8) fait la revue générale des inoculations de syphilis publiées, il en décompte 33 : 11 concernent des chancres primitifs, 7 du sang, 10 des plaques muqueuses, 4 des syphilides pustuleuses, et 1 un ulcère de l’amygdale. Plus tard, dans leur revue de 1923 (11) Thibierge et Lacassagne retrouveront 48 observations.

Les premières observations d’inoculation de syphilis sont dues à Wallace, en 1835. Il s’agissait de trois inoculations de plaques muqueuses, qui toutes trois ont été positives, donnant lieu avec les durées d’incubation classiques de la syphilis à des accidents primitifs suivis d’accidents secondaires. Les plus célèbres sont celles rapportées par Gibert au nom de la Commission ad hoc de l’Académie de Médecine en 1859, qui souligna qu’elles ont paru nécessaires pour convaincre les opposants, dont surtout Ricord (voir plus loin). Les toutes dernières datent de 1862.

8 – Quatrième problème : peut-on immuniser contre la syphilis ?

Cette question reste d’actualité : en 2001, on ne dispose toujours pas d’un vaccin contre la syphilis. Etant donné l’efficacité de la pénicilline, il ne s’agit plus d’un problème majeur. Mais ce n’était pas le cas au dix-neuvième siècle, où le projet de vaccination anti-syphilitique a donné lieu à l’aventure scientifique de la syphilisation. Cette curieuse aventure mérite d’être connue comme un avatar des noces ratées entre la syphilis et l’immunologie.

On a vu qu’avant 1850 – 1860, tout le monde pensait que le chancre mou, d’évolution locale, était une forme mineure de mal vénérien, par rapport au chancre induré, producteur des accidents secondaires.

Dans ces conditions, ne peut-on, par analogie avec les rapports entre la vaccine et la variole, tenter de protéger contre la syphilis par inoculation de chancres ?

La syphilisation est l’oeuvre d’un seul homme, le Docteur Joseph-Alexandre Auzias-Turenne, né le 1er. mars 1812 à Perthuis (Vaucluse), mort le 27 mai 1870 à Paris.

Auzias-Turenne a dit justement : «  j’apporte dans la science une idée neuve « .

Malheureusement cette idée était fausse, et si Auzias-Turenne mériterait peut-être, par sa droiture et ses efforts, une place entre Jenner et Pasteur dans l’histoire de l’immunisation, il n’occupe pas cette place, à cause de son incapacité à reconnaître la fausseté de son idée.

Selon Auzias-Turenne, la syphilisation est un état physiologique dans lequel l’organisme, ayant épuisé sa réceptivité pour le virus syphilitique, n’est plus apte à subir l’évolution de la syphilis.

Cet état est obtenu par des inoculations successives de chancres. Auzias-Turenne et ses suiveurs attendaient de cet état de syphilisation :

  • une vaccination préventive de la syphilis, sur le modèle de l’inoculation du pus vaccinal ou de la variole bénigne qui protège contre la variole ;
  • et également, ce qui est tout aussi faux mais plus du tout compréhensible, un traitement de la syphilis.
  • Mais aussi, selon des théories mystérieuses, une guérison d’autres maladies de peau comme le favus, l’éléphantiasis, le lupus ;
  • et aussi le traitement du cancer : on pensait, selon les conceptions de l’époque, pouvoir substituer la diathèse syphilitique à la diathèse cancéreuse.

Tout a commencé en 1843, lorsque Auzias-Turenne, jeune docteur en médecine, assiste à une leçon clinique de Ricord, qui enseigne que les animaux ne sont pas susceptibles de contracter la syphilis. Auzias-Turenne, doté d’un esprit de doute ou de critique, décide de vérifier le contraire. Avec la bienveillance de Geoffroy Saint-Hilaire au Museum, Auzias-Turenne inocule des singes avec du pus syphilitique et obtient des chancres, qu’il présente en Octobre 1844 à l’Académie des Sciences, à l’Académie de Médecine et à l’Académie de Chirurgie.

Ces résultats sont discutés ; on pense que la preuve ne serait apportée que si ces chancres pouvaient transmettre la syphilis à des hommes.

Mais au cours de ces expériences, Auzias-Turenne a observé le fait qui deviendra essentiel dans sa doctrine : lors de l’inoculation d’une succession de chancres, les ulcérations deviennent de moins en moins importantes, et à la fin l’organisme est réfractaire aux inoculations, donc immunisé, ou vacciné. C’est là le phénomène de syphilisation, qu’Auzias-Turenne observe donc d’abord chez l’animal, puis chez l’homme :

  • sur lui-même, secret qu’il gardera jusqu’à son autopsie, où en sera volontairement faite la révélation (« je suis le plus ancien syphilisé du monde » testament d’Auzias-Turenne) ;
  • sur d’autres.

Après plusieurs travaux et polémiques, en 1850, Auzias-Turenne publie le fait que Robert de Welz (Professeur agrégé à la Faculté de médecine de Wartzbourg) s’est volontairement inoculé à quatre reprises du pus de chancres de singe et de chat, et a eu 4 chancres.

Paul Diday (1812-1894), chirurgien-major de l’Antiquaille, participa également à cette aventureuse recherche d’une vaccination antisyphilitique en expérimentant courageusement sur lui-même : il avait réussi à inoculer un chancre simple sur l’oreille d’un chat. Le 8 Mars 1851, il s’inocula sur le pénis avec le produit de ce chancre pustuleux. Il survint une ulcération, compliquée de phagédénisme et d’un bubon virulent. Tout ceci mit plusieurs mois à guérir.

Il semble que cette pénible expérience convainquit Diday de l’inanité des tentatives très controversées d’Auzias-Turenne. Diday sera toujours ensuite un opposant à la syphilisation, mais apparemment un opposant modéré et courtois.

L’histoire d’Auzias-Turenne est alors l’histoire d’une lutte pour faire reconnaître le bien-fondé de son idée, et certains historiens de la médecine pensent que son échec institutionnel n’est pas tant dû à la fausseté de sa méthode, qu’à son opposition à l’establishment scientifique représenté par Ricord.

En France, Auzias-Turenne n’aura pratiquement que des opposants. La syphilisation fut source de nombreuses polémiques, parmi les médecins, la presse, l’administration. Notamment, on refusera à Auzias-Turenne le droit de syphiliser les prostituées (pourtant volontaires) hospitalisées/emprisonnées à Saint-Lazare.

A l’étranger, la syphilisation aura des adeptes :

  • Sperino à Turin, qui inoculait des centaines de chancres, et syphilisera les prostituées du Syphilicome ;
  • Boeck à Christania ; la syphilisation devint un temps le principal traitement de la syphilis en Suède ;
  • Hebra, Sigmund à Vienne ;
  • Gamberini à Bologne.

Tous ces auteurs, et Auzias-Turenne dans sa clientèle privée à Paris, syphilisent donc, y compris des médecins, y compris un chirurgien des hôpitaux (tous anonymes) ;

Auzias-Turenne publie beaucoup, crée un dispensaire qui n’a aucun succès, fait un cours sur la syphilisation, consacre sa vie à cette idée.

Vie de travail, vie simple, économe, vie de célibataire :  » il n’eut d’autre passion que la science, d’autre plaisir que l’amitié « ,  » exerçant sur lui-même, au physique et au moral, une surveillance minutieuse et jamais interrompue  » . (13)

L’oeuvre d’Auzias-Turenne nous est bien connue car elle a été intégralement publiée par ses amis en 1878, en un volume de 900 pages (13). Il est ainsi possible de suivre chancre par chancre, et certains sujets en ont reçu plusieurs centaines ( Lindemann : 2000 chancres, sans être vacciné !) les tribulations pseudo-vaccinales d’Auzias-Turenne.

En fait, tout ceci est donc au mieux, un échec, au pire, l’inoculation de chancres phagédéniques, ou d’authentiques syphilis lorsque le syphilisateur inoculait un chancre induré.

Comme le dit Diday, qui savait de quoi il parlait, «  les hommes exposés à avoir la syphilis préfèreront sans doute courir les hasards de la contracter par la voie qui du moins offre quelques compensations, au lieu de se soumettre coup sur coup à cinq, six, sept, huit, chancres …. « .

Les seuls sujets immunisés contre la syphilis sont en fait ceux qui l’avaient déjà acquise auparavant…

On peut dire qu’Auzias-Turenne n’a rien compris à l’histoire naturelle de la syphilis, et a persisté dans son erreur malgré l’évidence de ses expériences et les critiques qui lui étaient faites.

Notamment, il ne fait pas la distinction entre chancre mou et syphilis. Ainsi, on ne peut même pas dire comme Jeanselme qu’Auzias-Turenne essaie d’inoculer le chancre mou pour protéger contre la syphilis, en analogie avec les relations entre la vaccine et la variole, puisque Auzias-Turenne ne parle que de chancre, sans voir qu’il s’agit de deux maladies différentes.

Ricord, pourtant longtemps uniciste, a fini par admettre, nous l’avons vu, la distinction entre les deux chancres, que Bassereau et Clerc ont démontrée dès 1852. Mais Auzias-Turenne, même en 1867, n’y comprend rien : « Nous autres syphilisateurs, nous faisons à volonté des chancres mous ou des chancres durs » ((13), p. 273). Il a toujours pensé que les deux types de chancres correspondaient à la syphilis ; au mieux, il consentira à « l’unité dans la variété« .

9 – Conséquences médiatiques et juridiques des inoculations
L’affaire de la Commission Gibert

En Octobre 1858, Auzias-Turenne, dont les motivations étaient ambigues, écrivit au Ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, pour lui poser la question de la contagiosité des accidents syphilitiques secondaires ; le ministre écrit à l’Académie Impériale de médecine pour lui demander son avis.

L’Académie nomma une commission, présidée par Gibert, et comprenant également Velpeau, Ricord, Devergie, Depaul. La commission décida de procéder à des expérimentations. Cette décision n’allait pas de soin, on aurait pu se contenter de l’avis majoritaire (dont celui de Gibert) ou d’une  » revue de la littérature « , puisque plusieurs expérimentations positives avaient été publiées. Mais il s’agissait essentiellement de convaincre Ricord, autorité magistrale, qui ne croyait pas à la contagiosité des accidents secondaires, réfutait les travaux aux conclusions opposées, et exigeait, pour être convaincu, une preuve formelle. Seule une expérimentation bien menée, scientifiquement supérieure aux observations cliniques, pouvait apporter une telle preuve.

En Janvier-Février 1859, la commission (en fait Gibert et Auzias-Turenne) inocula des lésions syphilitiques secondaires à quatre malades atteints de lupus et indemnes de syphilis, hospitalisés dans le service de Gibert (salle St.Charles) à l’hôpital Saint-Louis). La  » réussite  » de l’expérience fut complète, et confirmée par Devergie, Hardy, Bazin, notamment.

On démontra ainsi ce qui avait déjà été largement démontré, nous l’avons vu, entre 1835 et 1852. Les auteurs prétendirent espérer, ou croire, que l’inoculation de syphilis soignerait le lupus. On ne sait s’il s’agit d’un prétexte ou d’une confiance en la théorie de la syphilisation d’Auzias-Turenne. Celui-ci  » dont je ne saurais trop louer le zèle et l’assiduité  » dit Gibert, participa activement aux travaux de la Commission et inocula lui-même les deux premiers malades.

Gibert présenta son rapport à l’Académie de médecine le 20 Mai 1859 : Ricord refuse de signer le rapport, du fait de son hostilité à Auzias-Turenne ; le 24 Mai (14), Gibert présente ses conclusions, et enfin, le 31 Mai, Ricord accepte les conclusions. De ce fait, il renonce publiquement et spectaculairement à sa doctrine et admet la contagiosité de la syphilis secondaire.

Bien qu’ignorée par la grande presse, cette affaire fut abondamment commentée dans la presse médicale. De nombreux journaux condamnent l’expérimentation, dont la Gazette de Dechambre, journaliste médical actif et probablement influent, très critique sur les expériences de Gibert . (15) Gibert donne ses arguments :  » malgré une répugnance profonde pour l’inoculation « , celle-ci lui a paru nécessaire pour résoudre la question posée, car les résultats antérieurement publiés n’avaient pas emporté l’adhésion, notamment celle de Ricord qui faisait autorité. Tout en se plaignant des  » perfides interprétations « , Gibert regrette :  » C’est une mauvaise action, je ne la commettrai plus  »

Le procès de Lyon

Guyénot, Interne de Lyon, publie le 15 avril 1859 (16) un fait d’inoculation d’accidents syphilitiques secondaires, ayant produit un chancre primitif chez le sujet inoculé. Cette inoculation permet à l’auteur de confirmer la contagiosité de la syphilis secondaire, dont il existe déjà, précise-t-il, de nombreuses preuves.

Le patient initial était un homme de 18 ans, atteint de plaques muqueuses à l’anus, diagnostic confirmé par Rollet (il était important d’affirmer le caractère secondaire de ces lésions). Le sujet inoculé était un jeune garçon de 10 ans, nommé Charles Bouyon (nous l’apprendrons dans la publication judiciaire), en bonne santé mais atteint d’une teigne faveuse pour laquelle il était hospitalisé dans le service de Gailleton. Gailleton transféra ce garçon dans le service où travaillait Guyénot et autorisa l’inoculation.

Celle-ci fut effectuée le 7 janvier 1859, au bras droit, avec une lancette chargée des plaques anales du patient syphilitique. L’observation décrit avec précision le développement de la syphilis chez l’enfant : incubation de 28 jours, chancre papuleux puis pustuleux puis ulcéré, induration, adénopathies axillaires, puis, 2 mois et 17 jours après l’inoculation,  » belle  » éruption d’érythème papuleux du tronc et des membres. Il n’est pas question de l’évolution ultérieure ni d’un traitement. La seule préoccupation de l’auteur est d’affirmer la production d’un chancre à partir de lésions secondaires. Il tient à préciser que le chancre était bien le même que celui que l’on voit sur les organes génitaux. Ce fait a été confirmé par les nombreux médecins qui ont vu le malade (car, indique-t-il,  » les visiteurs n’ont pas manqué « ) : Diday, Rollet, Gailleton, et beaucoup d’autres.

Il est intéressant de noter que les revues générales sur les inoculations syphilitiques de Rollet ne citent pas les conséquences judiciaires de cette inoculation, conséquences uniques à ma connaissance : probablement sur plainte de la famille de l’enfant, Guyénot et Gailleton ont été inculpés de blessures volontaires et traduits devant le Tribunal correctionnel de Lyon (4ème chambre, audience du 15 décembre 1859) . (17) Les prévenus se sont défendus en soutenant que leur principal mobile était de guérir le favus par l’inoculation de syphilis, et que la recherche de la solution à une importante question de médecine n’était qu’un mobile secondaire. Mais comme ils ont indiqué, probablement pour se défendre, qu’ils ne croyaient pas qu’ils transmettraient avec succès la syphilis à l’enfant, les juges leur ont reproché d’avoir inventé après coup le mobile de la recherche de la guérison du favus, qu’ils ne pouvaient obtenir en ne croyant pas à la transmission de la syphilis. Tenant compte de leur honorabilité et du peu de préjudice éprouvé par l’enfant (on n’a cependant pas de détail à ce sujet), le tribunal a condamné Guyéton et Gailleton pour blessures volontaires et complicité, respectivement à 100 F et 50 F d’amende. Au passage, le jugement comporte quelques leçons sur les devoirs des médecins.

10 – Conclusions

On peut conclure que l’histoire des inoculations de maladies vénériennes ne fait pas partie des pages les plus glorieuses de l’histoire de la médecine.

Cette histoire nous enseigne un peu d’immunologie des maladies infectieuses. Elle nous enseigne surtout la permanence des grands principes hippocratiques, en réalité principes médicaux éternels. Si l’on considère comme prioritaire de ne pas nuire à autrui, on ne s’égare pas, même avec les meilleures intentions scientifiques du monde.

Il ne faudrait pas croire que les considérations qui ont amené des médecins du dix-neuvième siècle à inoculer des maladies vénériennes soient très éloignées de la pensée actuelle. Un des problèmes majeurs de la médecine actuelle est une maladie vénérienne, le sida. Maladie infectieuse, le sida a donné lieu et donne toujours lieu à des recherches vaccinales. Ces recherches reposent sur une base théorique ténue, puisque le virus du sida, le VIH, entraînant essentiellement une immunodépression, il sera probablement impossible, ou au moins très difficile, de susciter une réponse immuno protectrice.

Et je voudrais terminer cette conférence en rappelant la mémoire de Bernard Goussard. Biologiste à Kinshasa au début de l’épidémie de sida, Bernard Goussard s’est accidentellement blessé en 1987 avec une pipette de sang infecté. Il a accepté d’être  » vacciné  » avec un produit expérimenté à cette époque par Daniel Zagury. Il est mort le 31 mai 1994. Parmi les nombreux travaux du Professeur Zagury sur la vaccination anti-VIH, travaux qui se poursuivent actuellement avec des essais chez le Macaque, j’indique en référence un article dont B Goussard est un des signataires .(18)

Références

(1) Quétel C. Le mal de Naples. Paris. Seghers, 1986.
(2) Grmek MD. Histoire du sida. Paris, éditions Payot, 1989.
(3) Goens J. De la syphilis au sida. Cinq siècles des mémoires littéraires de Vénus. Bruxelles. Presses universitaires européennes, 1995.
(4) Œuvres complètes d’Hippocrate, par E.Littré. Paris, Baillière, Epidémies, premier livre. Tome 2, p. 635.
(5) Corbie-Smith G. The continuing legacy of the Tuskegee Syphilis Study: considerations for clinical investigation. Am J Med Sci 1999 ; 317 : 5-8.
(6) Bongrand Pierre-Charles. De l’expérimentation chez l’homme. Sa valeur scientifique et sa légitimité. Thèse pour le Doctorat en médecine. Bordeaux, 1905.
(7) Jeanselme E. Traité de la Syphilis. Doin, Paris 1931 (sept volumes). (Nombre de nos citations, notamment celles qui ne sont pas référencées, sont extraites du premier volume de ce traité, qui contient une abondante bibliographie. Nous invitons le lecteur à s’y reporter).
(8) Rollet J. Traité des maladies vénériennes. Masson, Paris 1865.
(9) Ricord P. Leçons sur le chancre, rédigées et publiées par Alfred Fournier. Paris, Delahaye, 1860.
(10) Ricord P. Contagion des accidents secondaires de la syphilis. Bull Acad Imper Med 1859 ; 14 : 931-943.
(11) Thibierge G, Lacassagne J. Les inoculations expérimentales de la syphilis à l’homme. Ann Dermatol Syphil 1923 : 6ème S., T.IV : 497-525 et 584-604.
(12) Thibierge G. L’œuvre de Joseph Rollet. Ann Dermatol Syphil. 1924 ; 6ème série, tome 5 : 609-677
(13) Auzias-Turenne. La syphilisation. Paris. Germer Baillière, 1878.
(14) Bull Acad Imper Med 1858-1859, T. XXIV, p. 883.
(15) Gaz Hebd Med Chir 27 mai 1859, pp. 330-331.
(16) M. Guyénot. Nouveau fait d’inoculation d’accidents syphilitiques secondaires, ayant produit un chancre primitif chez le sujet inoculé. Gaz Hebd Med Chir 1859 ; tome VI : 234-235.
(17) Gaz Med Lyon 1860 ; 12ème année : 12-13.
(18) Zagury D, Salaun JJ, Bernard J, Dechazal L, Goussard B, Lurhuma Z. . Immunisation contre le virus de l’immunodéficience humaine au Zaïre. Med Trop 1988 ;48 :417-423.