Karl HOLUBAR
Traduction Gérard Tilles, approuvée par l’auteur

Conférence prononcée le 27 Novembre 2001 à l’hôpital Saint-Louis à Paris, à l’occasion de la commémoration du bicentenaire de la spécialisation de l’hôpital en dermatologie


Evaluer l’importance de l’héritage spirituel d’Alibert nécessite tout d’abord d’apprécier la place qui fut la sienne parmi les dermatologues les plus éminents de son temps. Cette commémoration qui marque le bicentenaire de sa nomination à Saint-Louis est l’occasion idéale pour tenter d’apporter des éléments de réponse à cette nécessité préalable.

En février 2000, l’aube du 3ème millénaire incita la Société Royale de Médecine de Londres à  » élire  » le dermatologue du millénaire. Robert Willan (1757-1812) fut déclaré vainqueur de cette compétition intellectuelle posthume. Examinons donc la personnalité de cet auteur avant tout autre.

Toutefois, étant autrichien et viennois, je me dois de citer également Joseph Plenck (1735-1807) dont le système de classification des maladies de la peau stimula les recherches de Willan. Considérons donc ces trois personnalités et les écrits qui les rendirent célèbres.

Les préfaces, introductions et éditoriaux sont les pages les plus personnelles des ouvrages ; elles sont aussi celles qui s’offrent d’abord à la lecture.

J’accomplirai également le devoir de l’historien, qui est de situer ces personnalités éminentes dans la juste perspective de leur temps et de leurs contemporains.

Enfin, originaire de la ville de la musique par excellence et issu d’une famille de musiciens, vous ne m’en voudrez sans doute pas de faire de brèves allusions à quatre compositeurs.

Plenck, fils d’un relieur de Vienne était de trois ans plus jeune que Joseph Haydn (et aussi travailleur que l’était celui-ci lorsqu’il composait ses symphonies). Dès les premières lignes de son traité, Plenck écrit :  » Morborum qui cutem humanam affligunt multitudo atque varietas, causarum, a quibus, ii proveniunt obscuritas et quae inde nascitur sanandi difficultas « , affirmation concise, purement factuelle, dans laquelle on chercherait en vain la moindre expression de sentiment. Professeur de chimie, de pharmacologie et de matière médicale Plenck avait été auparavant professeur de chirurgie et d’obstétrique en Hongrie. Professeur et secrétaire de l’Académie médicale militaire de Vienne (j’occupe en fait sa chaire), Plenck avait la possibilité d’examiner de très nombreux patients en raison des liens qui unissaient l’Académie et un hôpital de 1200 lits. Ses travaux, souvent courts, sur des sujets variés lui valurent de nombreux éloges et de fréquentes critiques.

Robert Willan, né dans le Yorkshire, acquit une érudition classique. Fils d’un quaker, il était contemporain de Mozart, (un an plus jeune que lui et lié à Plenck comme Mozart l’était à Haydn). Willan possédait le sérieux et la modération qu’exigeaient ses convictions. L’avant-propos de son célèbre ouvrage daté du 20 novembre 1797 déplore assez sèchement le retard apporté à la parution du livre du fait du temps passé à l’impression des gravures en couleurs. Il ne fait aucune allusion au prix qu’il avait remporté 7 ans plus tôt (Médaille John Fothergillan décernée par la Société de Médecine de Londres le 8 mars 1790 ; le premier à recevoir cette distinction lege artis, le second d’une manière générale).Willan dirigea le dispensaire de Carey Street à Londres pendant des années, soignant les pauvres et manifestant un intérêt particulier pour les maladies de la peau, s’efforçant notamment de trouver la meilleure manière de les étudier de manière scientifique. Willan n’était ni professeur, ni directeur ni chef d’un service hospitalier, il avait simplement l’esprit en éveil et le don universel des anglo-saxons, celui de la simplification (qu’il appliqua d’ailleurs au système de Plenck).

Alibert, enfin. De deux ans plus âgé que Beethoven et comme lui personnalité colossale aux ambitions sans limite, était issu d’une famille d’hommes de loi. Son esprit d’entreprise, témoin de son tempérament gaulois, s’exprime dès les premiers mots de son ouvrage sur les maladies de la peau publié en 1806  :  » discours préliminaire : j’entre dans une carrière presque déserte où peu d’hommes ont pénétré avant moi où aucun travail antérieur ne m’a servi de guide où tout est nouveau pour l’observation, où tout est problème pour la pensée. J’ai frayé moi-même la route que je parcours. Qu’on juge des nombreux obstacles dont il m’a fallu triompher « , paroles qui reflètent l’esprit de quelqu’un qui se débat de toutes ses forces pour repousser les limites du possible, approche véritablement napoléonienne (Alibert avait juste un an de plus que l’empereur). Il est évident que ce genre de personnalité qui prend de grands risques à vouloir toujours se surpasser, toujours aller plus loin, exige beaucoup de soi ou de l’objectif à atteindre. Ceci est un aspect auquel il faudra réfléchir puisque je dois parler d’Alibert. Cependant, je crois pouvoir affirmer que pour développer une science, il est nécessaire de posséder à la fois deux qualités : le sérieux et l’enthousiasme. Alibert était enthousiaste.

Comment cet enthousiasme imprégna-t-il l’avenir des dermatologues dont nous parlons ? De quoi leur héritage est-il constitué ?

Plenck n’était pas dermatologue et ne bénéficiait d’aucun héritage clinique en dermatologie. Ses idées ne survivent que grâce au perfectionnement apporté par Willan qui les immortalisa.

Willan a créé un système de classification des maladies de la peau qui dans ses principes est encore actuel. Il rédigea le premier ouvrage qu’il est justifié de considérer comme le premier véritable traité de dermatologie à l’attention des étudiants comme des médecins, quel que soit leur niveau de connaissance.

Alibert fit autre chose et, dans un certain sens, davantage. Il créa un hôpital pour les maladies de la peau et fonda une école prestigieuse de dermatologie faite d’élèves nombreux dont le bouillonnement intellectuel assura la célébrité hors de Saint-Louis. Il inspira encore une lignée de successeurs qui suivirent sa voie dans la grandeur et la clairvoyance.

En quelles circonstances peut-on observer ces qualités ? J’en retiendrai :

  1. dans son travail scientifique et dans ses concepts
  2. chez ses élèves tant par leur nombre que par leur rang et leur importance
  3. dans son enseignement
  4. dans sa réussite personnelle
  5. dans ses activités non professionnelles.

La Description des maladies de la peau publiée en 1806 est un livre unique. Quels que soient les choix plus ou moins heureux qu’il fit en matière de nomenclature, cet ouvrage reste la première véritable grande œuvre en matière d’illustration des maladies de la peau dont les représentations et leurs dimensions attestent de leur grandeur propre. L’ouvrage montre encore ce que le maître était capable de faire à Saint-Louis : créer un orchestre dermatologique et composer pour lui les premières symphonies. Après tout ne sommes-nous pas impressionnés par les pyramides à cause surtout de leur hauteur ? Et M. Lucas, incarnation et héraut du mycosis fongoïde, n’est-il pas présent à l’esprit des dermatologues du monde entier ?

Le contenu de l’ouvrage intitulé  » Nosologie naturelle  » montre que la peau ne fut pas le seul sujet de préoccupations d’Alibert. Ce deuxième magnum opus s’inscrit comme en écho à la pensée de Bichat et de Boissier de Sauvages, c’est-à-dire comme une prise en compte de la médecine dans son ensemble avec un intérêt particulier pour l’histoire de la médecine. (On pardonnera au viennois que je suis de lire avec délectation que  » avant Stoll il n’y avait ni vérité ni exactitude dans les faits qu’on avait publiés  » ou encore  » Stoll a fait voir ce me semble que la médecine est la science des combinaisons et des calculs les plus difficiles : sous ce point de vue cette science est certainement supérieure à toutes les sciences physiques et naturelles « . Par cet intérêt pour la médecine en général, nous touchons au point qui sépare le plus nettement Alibert de Willan. C’est aussi l’occasion de voir combien Alibert était proche des travaux d’un autre génie, peut-être encore plus grand, Marie-François-Xavier Bichat. On peut d’ailleurs penser, avec peu de risques de se tromper, qu’Alibert connaissait en détail les 200 pages de l’ Anatomie Générale  de Bichat publiée en 1802 un an après sa disparition prématurée à l’âge de 31 ans (comme d’ailleurs Schubert).

Ce petit travail est proposé ici, à Paris et il paraîtra superflu d’énumérer la liste des élèves directs ou indirects d’Alibert tant ceux-ci sont connus de tous qu’il s’agisse de Gibert, Biett, les deux Devergie, Rayer, Cazenave, Hardy, Breschet, Bazin, Doyon … pour n’en citer que quelques-uns. Quels que furent les apports de Vienne et de Londres à la dermatologie, la pléiade de grands dermatologues parisiens fut sans égale. D’ailleurs la tenue à Paris du Premier Congrès International de dermatologie suffirait à confirmer ce point de vue… s’il en était besoin.

Enseignement : pour mettre en place une école de pensée, il faut d’abord être capable de faire partager son propre enthousiasme à ses élèves. Les leçons d’Alibert étaient réputées ; elles avaient lieu en plein air tant était grand le nombre des élèves (seul Ferdinand Hebra à Vienne fut au 19ème siècle, l’autre dermatologue internationalement reconnu. De nombreux témoignages l’attestent, tel celui de Georges Henri Fox).

La réussite personnelle est le reflet des ambitions et des perspectives de carrière où les ambitions prédominent.

Alibert était professeur, officier de la Légion d’Honneur, membre de l’ordre de Saint-Michel, médecin de plusieurs rois de France, lauréat du prix Montyon décerné par l’Académie Française, baron, etc….On peut être digne de tous ces honneurs qui vous sont accordés –on peut aussi courir après ! On peut aussi refuser d’être anobli. Kaposi le fit ; Hebra accepta.

La plupart des distinctions attribuées à Alibert sont inscrites sur sa tombe. Les tombes reflètent l’image qu’un homme veut laisser de lui-même à la postérité. Certains ne font inscrire que leurs noms ; d’autres tiennent à ce que leurs titres soient tous indiqués ; d’autres encore concluent avec humilité la liste de leurs titres : ainsi peut-on lire  » mendicus sum et nihil  » sur la tombe de Paul de Sorbait (1624-1691), une des toutes premières célébrités médicales de Vienne, dans la cathédrale Saint-Etienne de Vienne ; d’autres enfin tiennent à avoir une tombe anonyme (par exemple la maison royale des Wahabites). Alibert choisit la chapelle funéraire dans laquelle il voulut être inhumé. De ces deux derniers point de vue, Alibert se comporta comme Lord Nelson : il était assuré de réaliser ses ambitions et de la place que la postérité lui décernerait, assuré de son importance dans sa discipline et/ou dans son pays, autrement dit assuré de son rang dans l’histoire. Ceci mérite le respect et, de fait, doit être respecté.

Pour terminer, les activités non médicales. Alibert écrivait des poèmes comme en témoigne avec élégance les actes de la commémoration publiés en 1987 . A Tokyo, Keizo Dohi (1866-1931) fit de même comme d’ailleurs, à Berlin, Gottfried Benn (1886-1956) qui, comme Alibert, naquit un 2 mai et qui était un véritable poête. Quoi qu’il en soit ceci est un inestimable témoignage de vie spirituelle, d’intérêt pour les penchants philosophiques, montrant qu’en dépit des ambitions, la réalité doit rester à portée de vue. Permettez-moi de citer un poême d’Alibert.

L’Epître à Sophie

Le croiriez-vous belle Sophie
Ce monde, objet de votre amour,
Et dont vous êtes si chérie
Ce monde est une comédie,
Où chaque acteur vient à son tour
Amuser les hommes du jour
Des ridicules de sa vie
Parcourez nos cercles brillants
Vous verrez des amants perfides
Des vieillards tendres et galants,
Des docteurs à petits talents,
Et des beaux esprits insipides ;
De petits maîtres indolents,
Des belles aux yeux intrépides,
Des hommes de bien fort timides,
Et des parvenues insolentes …

J’aimerais conclure en affirmant que l’héritage d’Alibert peut être vu comme ce qui peut paraître comme l’accessoire particulier de ses talents de médecin et d’enseignant :

Un état d’esprit : ne soyez pas trop modeste, soyez entreprenant, soyez créatif !

Un certain sens du spectacle : perfectionnez votre propre style !

La fidélité à ses racines : suivez le chemin tracé par vos prédécesseurs, servez votre patrie !

Qu’en est-il de l’héritage dermatologique d’Alibert ? Voici une question beaucoup plus difficile.

(i) Alibert rappelait que :  » placé sur un théâtre où ces maladies se présentent et se renouvellent sans cesse j’ai pu mieux qu’un autre débrouiller mieux qu’un autre la confusion introduite dans les travaux anciens.. « . Ainsi, pouvons-nous penser que son premier devoir fut de débrouiller l’écheveau des maladies que présentait la littérature.

(ii) Alibert ne sacrifia pas à l’usage de ses prédécesseurs qui employaient une terminologie gréco latine mais préféra choisir les mots dartres, pliques, teignes, pians ajoutés aux ichtyoses, syphilides, tuberculides…et créa ainsi un nouveau terrain sémantique à la fois étrange, inintelligible et indéfinissable.

Une dizaine d’années avant sa disparition, un autre parisien, Rayer, écrivait :  » Plenck adopta les caractères extérieurs des maladies cutanées pour base de sa classification : ce fut le premier (ed. 1826, p. ix) puis il poursuivait  » Willan perfectionnait en Angleterre la classification de Plenck, Chiarugi en Italie en reproduisait… «  (p. xiii) et concluait-il  »  en résumé de toutes les classification des maladies de la peau, la plus exacte, la plus méthodique est encore celle de Willan  » (p. xvii)

Nous ne devons pas oublier qu’à cette époque l’histopathologie n’existait pas encore et que la clinique résumait le diagnostic.

Néanmoins, le terme dermato-pathologie avait été proposé en 1792 par Henry Seguin Jackson mais dans une perspective différente et n’avait pas été accepté.

La dermatopathologie, dont on peut dire qu’elle fut créée en même temps que le mot biopsie forgé par Besnier en 1885, n’existait pas au temps d’Alibert ou pour être plus précis ne commençait qu’à émerger notamment sous l’influence de Gilbert Breschet en 1839 puis de Julius Rosenbaum en 1844 et de Gustave Simon en 1848 (qui tous trois disparurent prématurément).

Dépeindre, enseigner, traiter, observer les malades et créer une école de pensée, image d’une grande ville universitaire, tels furent les mérites essentiels d’Alibert.

Ce fut Rayer qui le premier intégra une approche histopathologique dans sa classification des maladies de la peau (page 2 chapitre 1 de l’édition de 1826) (6). Hebra qui apprit la dermatologie théorique avec les auteurs français et anglais fit de même dans sa classification de 1845-1860. Hebra proposait d’utiliser ces critères et affirmait que son système reposait sur l’anatomie pathologique –mais il n’utilisait pas la biopsie de façon routinière, tous n’étant pas encore en possession de la technique Il classait les maladies de la peau en hyperhémies, anémies, anomalies de sécrétion, exsudations, hémorragies, hypertrophies et atrophies, etc…Kaposi poursuivit l’œuvre de son beau-père mais n’était pas réellement dermatopathologiste. Tous deux étaient néanmoins willanistes au sens où l’était Rayer c’est-à-dire intégrant l’héritage français et la littérature dans un habillage britannique contenant des semences autrichiennes. (Hebra se rendit à Paris trois fois et en Angleterre une fois ; Kaposi parlait parfaitement le français et l’utilisait même chez lui comme exercice).

Ce n’est pas ici le lieu pour esquisser les développements de la dermatopathologie qui est une autre histoire, plus complexe que celle de la dermatologie clinique et dans laquelle les écoles nationales prirent leurs parts de différentes manières .

Ce n’est qu’après que le versant microscopique de notre discipline fut utilisé avec autant d’habileté que la clinique que la dermatologie moderne, telle que nous la connaissons, commença à exister. Les dermatologues sont les seuls médecins qui peuvent observer sur leurs patients à la fois l’image clinique et l’image histopathologique de leurs maladies .

Cette possibilité constitue un avantage considérable sur les autres cliniciens, avantage que nous devons conserver et défendre à tout prix et pour lequel la dermatologie française de Breschet à Besnier en passant par Darier, Brocq, Civatte père et fils s’est tant illustrée.

Bibliographie

 

1

Plenck JJ., Doctrina de morbis cutaneis, Graeffer, Vienna, 1776, Prefatio.

2

Willan R., Description and Treatment of Cutaneous Diseases, J Johnson, London, 1798, frontispiece.

3

Alibert JL., Description des maladies de la peau, discours préliminaire, Paris, 1806.

4

Alibert JL., Nosologie naturelle, Germer Baillière, Paris, 1817, pp. lxxii-lxxiii.

5

JL Alibert, fondateur de la dermatologie française, Société des amis de Villefranche et du Bas Rouergue, 1987, p. 113.

6

Rayer PFO., Traité théorique et pratique des maladies de la peau, Paris, Baillière, 1826.

7

Holubar K ., The influence of the Vienna school on dermatopathology. Dermatopathology : Practical and conceptual, 2000, 6 : 65-70.