L. 992.  >
À André Falconet,
le 6 août 1670

Monsieur, [a][1]

La disgrâce de M. Foucault [2] fait ici parler le monde, mais néanmoins on croit qu’il sera rétabli et qu’il rentrera dans les bonnes grâces du roi [3] par le moyen de M. Colbert. [4] Oui, tout est fait, M. le chancelier [5] lui a fait grâce. [1]

Ce 4e d’août. Hier il arriva une chose bien étrange dans Notre-Dame : [6] un prêtre disait la messe dans la nef à un autel célèbre ; un homme s’en approcha pour lui aider, mais quand il vint à l’élévation de la sainte hostie, ce malheureux se leva, mit la main à l’épée et voulut en escrimer ; on dit qu’il voulait percer cette hostie que le prêtre tenait, il blessa le prêtre, qui était encore jeune, de deux coups. Ce malheureux assassin a été aussitôt mené en prison dans l’Archevêché, puis fut amené dans le grand Châtelet. [7] Il est huguenot, [8] natif de Caen [9] en Normandie, et s’appelle Pierre Sarrazin ; [10] il a été quelquefois huguenot et quelquefois catholique, il était fou ce me semble. [2][11] Défunt M. Naudé [12] disait qu’il fallait demeurer comme l’on était et que c’était la marque d’un esprit mal tourné de changer si souvent de religion, que le tout ne valait pas la peine ; nota qu’il avait demeuré 13 ans en Italie auprès du cardinal Bagni [13] et qu’il avait été intime ami de Crémonin, [14] qui n’était point meilleur chrétien que Pomponace, [15] que Machiavel, [16] que Cardan [17] et telles autres âmes moutonnières dont ce pays abonde ; j’entends l’Italie, où il y a bien plus de fins et rusés politiques que de bons chrétiens, excepté les jésuites [18] et les moines, [19] qui sont fort gens de bien, gens d’honneur et de probité, grands serviteurs de Dieu, gens de charité et de conscience, qui aiment et servent Dieu, et ne veulent que votre bien. Ce misérable Normand a été jugé ce matin par M. le lieutenant criminel [20] à faire amende honorable [21] devant Notre-Dame de Paris, [22] puis d’être mené en Grève [23] où il aura le poing coupé [24] et sera brûlé tout vif ; mais il y a appel au Parlement où peut-être dès demain, le procès sera jugé. Les juges ont envoyé à Caen faire saisir les livres et les papiers de ce misérable Pierre Sarazin, et prendre ses deux frères, desquels il a parlé en son interrogatoire. Il n’a pas encore 22 ans, c’est un fou calviniste, percé du divin trait d’une forte superstition ou folle opinion. Cruenta religione imbutus animus non est sui iuris, nescit quiescere[3] ces gens-là sont bien dangereux. Tel était Ravaillac [25] qui tua si malheureusement notre bon grand roi Henri iv [26] l’an 1610. Il avait été maître d’école et moine feuillant[27] d’où il était sorti depuis quelque temps. Il avait la nuit des visions qui lui faisaient faire du bruit dans le couvent, et réveillait les autres moines ; ses méditations étaient trop noires et trop criminelles. Ces gens-là devraient être mis en bonne garde et étroitement enfermés au pain et à l’eau. Les fous se promènent par le monde avec trop de liberté, nimis multa licent improbis et infamis[4][28]

Ce 5e d’août. Enfin la sentence du Châtelet [29] a été confirmée au Parlement, et ce misérable fou a été tiré de la Conciergerie [30] et mené à Notre-Dame où il a fait amende honorable et delà, mené à la Grève en belle compagnie, où il a été brûlé sans qu’il ait jamais témoigné aucun sentiment de piété, ni de religion, ni de regret de mourir. [31] Tout le monde est d’accord que ce jeune homme était un esprit perdu, enragé et désespéré. On dit que quand on lui demanda de quelle religion il était, il dit qu’il était israélite, mais les israélites suivent le Décalogue de Moïse [32] par lequel il est précisément défendu de tuer qui que ce soit, et beaucoup moins un prêtre qui dit la messe dans Notre-Dame ; d’où je conclus que ce misérable fou avait perdu l’esprit et qu’il méritait d’être mis dans les Petites-Maisons [33] huit jours avant qu’entrer dans l’église de Notre-Dame de Paris où il a fait ce misérable assassinat. M. de Louvois [34] est allé à Pignerol [35] par ordre du roi, en poste[5][36] Pour M. Foucault, secrétaire du Conseil qui est rétabli dans les bonnes grâces de M. le chancelier et en ses charges, c’est une affaire cachée que l’on soupçonne avoir été préméditée et qui a seulement failli de réussir au gré de ceux qui fuerant artifices fabulæ[6] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 6e d’août 1670.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 6 août 1670

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(Consulté le 28/03/2024)

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