L. 727.  >
À André Falconet,
le 24 février 1662

Monsieur, [a][1]

Vous êtes un merveilleux ami : vous m’avez ci-devant envoyé tant de présents et vous continuez encore de m’en accabler ; je suis réduit à ne savoir plus me gouverner avec vous car vous me réduisez à l’impossible. J’ai reçu ce matin, mercredi des cendres, 22e de février, votre baril d’huile [2] et le Ravanel [3] par les soins de M. Cani. [1] Je vous prie d’en recevoir le prix des mains de M. Spon, comme je lui ai mandé, avec ce que vous avez déboursé. Pour l’autre paquet qui vient de chez MM. Arnaud [4] et Borde, [5] je ne sais quand je le recevrai ; il n’était point dans ce dernier coche d’eau, [6] mais les eaux ont été mauvaises jusqu’à présent ; peut-être qu’il est enfermé dans quelque balle de nos libraires. On ne parle plus ici du duché de Lorraine [7] ni de M. Fouquet, [8] ni du cardinal de Retz, [9] qui est à Commercy. [10] On dit seulement que le roi [11] va la semaine prochaine au Bois de Vincennes. [2][12]

On imprime en Hollande pour les jansénistes [13] quelque chose qui sera fort contre la thèse des jésuites de infaillibilitate Papæ[3] On y a achevé une impression de toutes les œuvres de Hugo Grotius, [4][14] que j’ai autrefois connu ici, ambassadeur de la reine de Suède. [15] Il a été le plus bel esprit de son temps. Il y aura neuf tomes in‑fo. Il était admirablement savant, et d’un savoir tout beau et tout noble. On parle ici d’une espèce de nouveau carrousel [16] où le roi fait entrer plusieurs seigneurs qui seront obligés à une belle dépense, tant pour les chevaux que pour les habits ; il en aura cinq compagnies, dont chacune sera conduite par un prince. [5] Il est venu du blé de Rouen, mais la police est ici si mauvaise que le blé ne rabaisse point ; sur quoi les pauvres crient bien fort, nec tamen habetur ratio tot querelarum[6] Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 24e de février 1662.


a.

Bulderen, no cclxxv (tome ii, pages 314‑315) ; Reveillé-Parise, no dxcviii (tome iii, pages 399‑400).

1.

V. notes [15], lettre 446, pour la Bibliotheca sacra… de Pierre Ravanel (Bâle, 1650, réédité en 1660-1663), et [2], lettre 724, pour l’annonce du baril d’huile d’olive d’Aramon offert par André Falconet à Guy Patin.

2.

Le 23 février, Louis xiv se rendit au Bois de Vincennes pour chasser (Levantal).

3.

« sur l’infaillibilité du pape » ; {a} cette réponse janséniste anonyme était intitulée :

Status novissimæ controversiæ de infaillibilitate Pontificis etiam in quæstionibus facti, pronuper… asserta a Iesuitis et negata… a Iansenistis… Expositus ex duplici partium scripto, quibus additur in fine brevis Epicrisis de tota hac controversia hominis neutri partium addicti.

[État de la très récente controverse sur l’infaillibilité du pape, même sur les questions de fait, {b} qui a été tout récemment… défendue par les jésuites mais niée… par les jansénistes… Exposé suivant un double écrit des parties, auxquels, à la fin, on a ajouté le court jugement d’un homme indépendant des parties sur cette controverse]. {c}


  1. V. note [2], lettre 741.

  2. Le pouvoir des souverains laïques sur les affaires temporelles de leur État.

  3. Groningue, J. Gillot, 1662, in‑4o de 36 pages.

4.

Ce projet n’a, semble-t-il, jamais abouti : je n’en ai pas trouvé trace dans les catalogues.

5.

Carrousel : « fête magnifique que font des princes ou seigneurs pour quelque réjouissance publique, comme aux mariages, aux entrées des rois, etc. Elle consiste en une cavalcade de plusieurs seigneurs superbement vêtus et équipés à la manière des anciens chevaliers, qui sont divisés en quadrilles. Ils se rendent à quelque place publique où ils font des courses de bague, des joutes, tournois et autres exercices de noblesse. On y ajoute quelquefois des chariots de triomphe, des machines, des danses de chevaux, etc. » (Furetière). Ce mot est d’origine italienne : « garosello est un diminutif de garoso, querelleur, de gara, querelle ; de sorte que garosello paraît signifier proprement tumulte » (Littré DLF).

Mme de Motteville (Mémoires, page 526) :

« Les préparatifs du carrousel, {a} dont il {b} voulut régaler les deux reines, à l’exemple de celui qui s’était fait au mariage du feu roi, {c} occupèrent les princes et les seigneurs qui furent nommés pour en être. La reine mère, qui n’avait point vu celui qui avait été fait pour elle, nous en faisait de belles descriptions sur ce qu’elle en avait ouï dire aux vieux courtisans. Je n’en vis point qui me pussent dire si celui-là, qui se fit à la place Royale, {d} était plus beau que celui-ci, qui se fit à la place des Tuileries. Il était composé de cinq quadrilles qui représentaient cinq nations : la romaine, la persane, la turque, l’indienne et l’américaine. Le roi était le chef de la première ; Monsieur, de la deuxième ; M. le Prince, de la troisième ; M. le duc d’Enghien, de la quatrième, et M. le duc de Guise, de la cinquième. Je ne m’arrêterai point à décrire l’ordre de leur marche, la richesse de leurs habits, la grandeur de leur suite, la galanterie de leurs devises et la différence de leurs couleurs. Je n’en dirai rien de meilleur pour en marquer la beauté, sinon que je ne m’y ennuyai point et que le comte de Sault, fils du duc de Lesdiguières, eut l’honneur d’emporter le prix de la course de bague, qui fut suivi de l’applaudissement des spectateurs, et du plaisir qu’il eut de recevoir un diamant d’un prix considérable de la main de la reine mère, qui était sur un échafaud qui avait été élevé près de ce palais.

Après ce spectacle, qui avait quelque chose des tournois, autrefois si fréquents en France, en Angleterre et en Allemagne, et qui était si convenable à la florissante jeunesse d’un prince qui venait de donner la paix à l’Europe et mettre fin à une guerre qui lui avait été si glorieuse, les divertissements particuliers recommencèrent à la cour. »


  1. Des 5 et 6 juin 1662.

  2. Louis xiv.

  3. Plus exactement, pour célébrer les fiançailles de Louis xiii et d’Anne d’Autriche, infante d’Espagne, en avril 1612.

  4. Actuelle place des Vosges.

Mémoires de Louis xiv (tome 2, appendice ii, pages 570‑570, année 1662) :

« Le carrousel […] n’avait été projeté d’abord que comme un léger amusement ; {a} mais on s’échauffa peu à peu, et il devint un spectacle assez grand et assez magnifique, soit par le nombre des exercices, soit par la nouveauté des habits ou par la variété des devises. {b}

Ce fut là que je commençai à prendre celle que j’ai toujours gardée depuis, et que vous voyez en tant de lieus. […] Ceux qui me voyaient gouverner avec assez de facilité et sans être embarrassé de rien, dans ce nombre de soins que la royauté exige, me persuadèrent d’y ajouter le globe de la Terre et, pour âme, {c} nec pluribus impar : {d} par où ils entendaient ce qui flattait agréablement l’ambition d’un jeune roi, que, suffisant seul à tant de choses, je suffirais sans doute encore à gouverner d’autres empires, comme le Soleil à éclairer d’autres mondes, s’ils étaient également exposés à ses rayons. Je sais qu’on a trouvé quelque obscurité dans ces paroles, et je ne doute pas que ce même corps n’en pût fournir de plus heureuses. Il y en a même qui m’ont été présentées depuis ; mais celle-là étant déjà employée dans mes bâtiments et en une infinité d’autres choses, je n’ai pas jugé à propos d’en changer. »


  1. Pour célébrer la naissance du dauphin.

  2. Le spectacle fut si éblouissant que le lieu où il se produisit conserva le nom de Place du Carrousel.

  3. Explication (légende) d’une devise (blason ou emblème).

  4. Mot à mot : « Je ne suis pas inférieur à la plupart des hommes », pour dire moins modestement « Je suis supérieur à tous ».

6.

« il n’y a pourtant pas motif à tant de querelles. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 24 février 1662

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(Consulté le 19/04/2024)

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