À Charles Spon, le 16 janvier 1652
Note [22]
Dubuisson-Aubenay (Journal des guerres civiles, tome ii, pages 148 et 160‑161, 7 janvier et 6 février 1652) a parlé de la violente tempête que traversait alors la Bibliothèque mazarine :
« Dimanche 7, les commissaires établis pour la vente de la bibliothèque du cardinal Mazarin y furent et le sieur Naudé, bibliothécaire, les harangua, leur disant s’il était raisonnable qu’eux, gens de lettres, ruinassent en trois jours un trésor des lettres amassé par dix-sept ans avec tant de soins et de dépenses, etc., qu’ils appréhendassent le jugement des autres hommes de lettres, et français et étrangers, et ce que la postérité dirait d’eux ; ce qui n’empêcha pas que dès le lendemain, lesdits commissaires n’en vendissent pour quinze cents livres. […]
Les livres manuscrits du recueil de M. de Loménie, au nombre de trois cent cinquante volumes in‑folio ou environ et vendus au feu roi pour 20 000 écus, mis en la bibliothèque du feu cardinal de Richelieu et après sa mort, transportés en celle de M. le Chancelier d’où ils avaient été mis en celle du cardinal Mazarin, en ont été séparés par le soin particulier du procureur général {a} qui les a fait porter au Trésor des Chartes du roi dans la Sainte-Chapelle. {b} Le reste de la bibliothèque est comme vendu et y en a bien pour vingt mille écus ; sur quoi il faut prendre les frais des commissaires qui vont à dix livres chacun par jour, et sont trois conseillers, Peteau, Pithou, Portail ; puis des huissiers et greffiers et des priseurs {c} libraires. Il reste quelques livres manuscrits et des langues étrangères dont le sieur Naudé offre deux mille écus. »
Gabriel Naudé a publié à cette occasion un Avis à Nosseigneurs du Parlement sur la vente de la bibliothèque de M. le cardinal Mazarin (sans lieu ni date [1652], in‑4o de 4 pages) :
« Messeigneurs, tous les arrêts de votre célèbre Compagnie étant comme des coups de foudre qui écrasent ceux qu’ils frappent et rendent muets ou étonnés au dernier point ceux qui les voient tomber, je vous dirai avec tous les respects et soumissions possibles que celui que vous fulminâtes le 29 décembre contre la bibliothèque de Mgr l’Éminentiss. C. Mazarin, mon maître, a produit ces deux effets avec tant de force et de violence que, pour ce qui est de ladite bibliothèque, il n’y a nulle apparence qu’elle se puisse jamais relever des pertes qu’elle a déjà souffertes, ni même éviter celle dont elle est encore menacée, si ce n’est par un effet très remarquable de votre bonté et protection singulière. Et pour moi qui la chérissais comme l’œuvre de mes mains et le miracle de ma vie, je vous avoue ingénument que depuis ce coup de foudre lancé du ciel de votre justice sur une pièce si rare, si belle et si excellente, et que j’avais par mes veilles et labeurs réduite à une telle perfection que l’on ne pouvait pas moralement en désirer une plus grande, j’ai été tellement interdit et si fort étonné que, si la même cause qui fit parler autrefois le fils de Crésus, {a} quoique muet de sa nature, ne me déliait maintenant la langue pour jeter ces derniers accents au trépas de cette mienne fille, comme celui-là faisait au dangereux état où se trouvait son père, je serais demeuré muet éternellement. Et en effet, Messieurs, comme ce bon fils sauva la vie à son père en le faisant connaître pour ce qu’il était, pourquoi ne puis-je pas me promettre que votre bienveillance et votre justice ordinaire sauveront la vie à cette fille, ou pour mieux dire à cette fameuse bibliothèque, quand je vous aurai dit, pour vous représenter en peu de mots l’abrégé de ses perfections, que c’est la plus belle et la mieux fournie de toutes les bibliothèques qui ont jamais été au monde et qui pourront, si l’affection ne me trompe bien fort, y être à l’avenir ? C’est-à-dire, Messieurs, qu’elle est composée de plus de quarante mille volumes recherchés par le soin des rois et de princes de l’Europe, et par tous les ambassadeurs qui sont sortis de France depuis dix ans pour aller aux lieux les plus éloignés de ce royaume. Car de dire que j’ai fait les voyages de Flandre, d’Italie, d’Angleterre et d’Allemagne pour en apporter ce qu’il y avait de plus beau et plus rare, c’est si peu de chose en comparaison des soins qu’ont pris tant de têtes couronnées pour favoriser les louables desseins de Son Éminence, que je serais coupable d’en avoir seulement la moindre intention. Aussi est-ce, Messieurs, à ces illustres soins que cette bonne ville de Paris est redevable de deux cents Bibles traduites en toutes sortes de langues, de l’Histoire la plus universelle et la mieux suivie qui se soit jamais vue, de trois mille cinq cents volumes qui sont purement et absolument de Mathématique, de toutes les vieilles et nouvelles éditions, tant des Saints Pères que de tous les autres auteurs classiques, d’une Scolastique qui n’a point encore eu sa semblable, des Coutumiers de plus de cent cinquante villes ou provinces, la plupart étrangères, des Synodes de plus de trois cents évêchés, des Rituels et Offices d’une infinité d’églises, des lois et fondations de toutes les religions, hôpitaux, communautés et confréries, des règles et secrets pratiqués en tous les arts, tant libéraux que mécaniques, de manuscrits en toutes langues et en toutes sciences. Et pour mettre fin à un discours qui n’en aurait jamais si je voulais spécifier tous les trésors ramassés dans l’enclos de sept chambres remplies de bas en haut et dont la galerie de douze toises {b} n’est comptée que pour une, c’est, dis-je, à ces illustres têtes que la ville de Paris, mais que ne dis-je plutôt la France, et non seulement la France mais toute l’Europe, sont redevables d’une bibliothèque dans laquelle, si les bons desseins de Son Éminence lui eussent aussi heureusement réussi qu’il les avait sagement projetés, tout le monde aurait maintenant la liberté de voir et de feuilleter avec autant de loisir que de commodité ce que l’Égypte, la Perse, la Grèce, l’Italie et tous les autres royaumes de l’Europe nous ont jamais donné de plus singulier et de plus beau. Chose étrange, Messieurs, que les mieux fournis jurisconsultes étaient contraints de confesser leur pauvreté lorsqu’ils voyaient le grand recueil que j’avais fait des livres de leur profession dans cette riche bibliothèque et que les plus grands amas de volumes en médecine n’étaient rien au prix de ce que j’avais assemblé en cette Faculté ; que la philosophie y était plus belle et plus florissante qu’elle n’a jamais été en Grèce ; que les Italiens, Allemands, Espagnols, Anglais, Polonais, Flamands et autres nations y trouvaient leur histoire beaucoup plus riche et mieux fournie qu’ils ne faisaient chez eux-mêmes ; que les catholiques et protestants pouvaient y vérifier toutes sortes de passages et y accorder toutes sortes de difficultés. Et pour donner le comble à toutes ces perfections, pour les rehausser et les mettre en leur vrai lustre, n’est-ce pas assez, Messieurs, de vous produire pour des preuves assurées que Son Éminence en voulait faire un présent au public et la donner au soulagement commun de tant de pauvres écoliers, religieux, étrangers, et de tant de personnes doctes et curieuses qui devaient y trouver tout ce qui leur était nécessaire ? N’est-ce pas, dis-je, assez, Messieurs, de vous produire et représenter ici l’inscription que l’on devait mettre sur la porte de la bibliothèque pour inviter le monde à y entrer avec toute sorte de liberté et qui y aurait été attachée il y a plus de trois ans si les guerres et dissensions domestiques n’eussent point davantage préjudicié aux bonnes intentions de Son Éminence que n’avaient fait les étrangères ?
Ludovico xivo feliciter imperante, Anna Austriaca Castrorum Matre Augustissima regnum sapienter moderante, Iulius S.R.E. cardinalis Mazarinus utrique Consiliorum Minister acceptissimus, Bibliothecam hanc omnium linguarum, artium, scientiarum, libris instructissimam, urbis splendori, Galliarum onrnamento, disciplinarum incremento, lubens volens D.D.D. publice patere voluit, censu perpetuo dotavit, posteritati commendavit. m.dc.xlviii. {c}
Voilà, Messieurs, une inscription qui se peut dire ancienne puisqu’il y a si longtemps que l’on en parle et qu’il n’y a lieu en l’Europe où elle ne soit connue ; et quoiqu’elle dise et comprenne beaucoup de choses, je puis néanmoins vous assurer que Son Éminence en méditait encore une autre beaucoup plus précise et plus considérable, puisqu’elle devait établir et faire valoir ce généreux dessein de fonder une bibliothèque publique au milieu de la France, sous la direction et protection des premiers présidents des trois cours souveraines de cette ville et de M. le procureur général ; se persuadant que par un moyen si puissant et si vénérable, la postérité jouirait sans fin d’un dépôt si avantageux et qui pouvait, sans préjudicier à ces fameuses bibliothèques de Rome, de Milan et d’Oxford, passer non seulement pour le plus bel amas de livres qui ait été fait jusqu’à présent, mais encore pour la huitième merveille de l’Univers. Et cela étant ainsi, comme en effet je suis prêt de jurer sur les saints Évangiles que l’intention de Son Éminence a toujours été telle, pouvez-vous permettre, Messieurs, que le public demeure privé d’une chose si utile et précieuse ? Pouvez-vous endurer que cette belle fleur, qui répand déjà son odeur par tout le monde, se flétrisse entre vos mains ? Mais pouvez-vous souffrir sans regret qu’une pièce si innocente, et qui ne périra jamais que tout le monde n’en porte le deuil, reçoive l’arrêt de sa condamnation par ceux-là mêmes qui étaient destinés pour l’honorer et pour la favoriser de leur protection ? Pensez, Messieurs, que cette perte étant faite, il n’y aura jamais homme au monde, lequel, à moins d’avoir autant d’autorité dans le ministère et autant de zèle pour les bonnes lettres qu’en a eus Mgr le cardinal Mazarin, la puisse réparer ? Croyez s’il vous plaît que la ruine de cette bibliothèque sera bien plus soigneusement marquée dans toutes les histoires et calendriers que n’a jamais été la prise et le sac de Constantinople. Et si mes labeurs de dix ans à construire un tel ouvrage, si tant de voyages que j’ai faits pour en ramasser les matériaux, si les grands soins que j’ai pris à la disposer, si le zèle ardent que j’ai eu à la conserver jusqu’à cette heure ne sont pas des moyens suffisants pour me faire espérer quelque grâce de vos bontés singulières, en ce temps principalement où vous avez encore plus de sujet de les exercer sur cette bibliothèque que vous n’aviez il y a trois ans lorsque par un arrêt solennel vous jugeâtes à propos de la conserver et de m’en donner la garde, {d} permettez au moins, Messieurs, que j’aie recours aux Muses, puisqu’elles sont si intéressées en la conservation de ce nouveau Parnasse, et que joignant le crédit qu’elles ont envers vous à mes très humbles prières, je vous puisse dire, comme fit l’empereur Auguste lorsqu’il était question de perdre ou de sauver l’Énéide de Virgile, laquelle toutefois ne nous aurait pas été plus inimitable que le sera cette bibliothèque à la postérité. […]
G.N.P. » {e}
- Crésus à qui, selon Hérodote (Histoires, livre i, chapitre lxxxv), son fils muet sauva la vie en recouvrant la parole pour écarter le soldat perse qui allait tuer son père, sans savoir qu’il était roi de Lydie (v. note [91] du Faux Patiniana II‑7).
Près de 23,5 mètres.
« L’an 1648, sous l’heureux règne de Louis xiv, sous la sage régence de sa très auguste mère Anne d’Autriche, Jules Mazarin, cardinal de la sainte Église romaine, leur très affectionné ministre, fit volontiers et gracieusement don de cette Bibliothèque, la plus pourvue en livres de toutes les langues, sciences et arts, l’a dédiée à la splendeur de la capitale, à la distinction des Français, à l’enrichissement des études, a voulu l’ouvrir au public, l’a dotée d’une rente perpétuelle, l’a donnée en garde à la postérité. »
Par arrêt du 16 février 1649.
Gabriel Naudé, de Paris.
V. infra note [33] pour d’autres détails sur la Bibliothèque mazarine.