Paris contre Montpellier, 1641-1654
L’ultime procès de Théophraste Renaudot contre la Faculté de médecine de Paris, perdu le 1er mars 1644, [1] résume la violente querelle qui opposa la Faculté de médecine de Paris à Renaudot, [2] déclenchée par les activités médicales du Bureau d’adresse qu’il avait établi sur l’île de la Cité en 1628, sous la toute-puissante protection de Richelieu. [3] Guy Patin, l’un des champions du clan parisien, avait publiquement diffamé Renaudot à deux reprises : dans la préface anonyme de son édition des Opera [Œuvres] de Daniel Sennert (Paris, 1641), en le traitant de nebulo et blatero ; [1][4] puis à visage découvert, dans sa thèse L’homme n’est que maladie (17 décembre 1643), [5] en l’enguirlandant d’un infamant acrostiche. [2][6] La très salubre Faculté et son boutefeu Patin sortirent vainqueurs du procès qui s’ensuivit, mais l’Université de Montpellier, où Renaudot avait obtenu son diplôme et puisé sa pratique médicale, en fut aussi meurtrie que vindicative.
Ces péripéties ne se limitaient pas à un combat singulier entre Renaudot et Patin, mais à un affrontement entre les deux plus puissantes écoles médicales françaises. Le principal argument en était doctrinal. [7] En simplifiant, il opposait : au nord, le dogmatisme de Paris, fondé sur la méthode d’Hippocrate et de Galien, [8][9] assise sur la théorie des quatre humeurs corporelles, [10][11][12][13] opposée aux innovations, et préconisant la saignée à tout va [14] et la purgation à l’aide de remèdes végétaux simples, [15] dont le moins antique était le séné, [16] seule concession faite, à contrecœur, à la médecine des Arabes ; [17] et au sud, l’empirisme [18] éclairé de Montpellier, ouvert aux idées de Paracelse, [19] qui avait renversé la théorie humorale et introduit les remèdes chimiques, [20] tels l’antimoine, et qui essayait de sortir la thérapeutique de la vénérée routine qui se résumait à rétablir le bon équilibre (tempérament) du corps par la saignée et la purge. À cette dispute médicale des anciens et des modernes s’ajoutait un différend religieux et politique : Montpellier ouvrait ses bancs aux réformés et aux juifs marranes, [21] tandis que Paris ne graduait presque uniquement que des catholiques ; [22] pour contrer les influents médecins du roi et des premiers princes du sang, dont un bon nombre était issu de Montpellier et d’autres facultés provinciales, Paris les qualifiait d’étrangers et leur interdisait de pratiquer dans la capitale, hors de la cour. [23]
Le discours inaugural de Siméon Courtaud, [24] doyen de Montpellier, [25] prononcé le 21 octobre 1644, et publié l’année suivante, attaquait la Faculté de Paris avec virulence en niant sa prééminence historique et savante. Ce fut le début d’un ouragan de pamphlets souvent non signés qui dura dix ans : Jean ii Riolan et Patin ripostèrent en 1651 avec les anonymes Curieuses recherches ; [3][26] le paroxysme fut atteint en 1655, avec au moins 13 libelles écrits en latin, dont les principales plumes parisiennes identifiables furent Charles Guillemeau, [27] Jacques Thévart [28] et François Blondel. [4][29]
Jean Héroard, [30] premier médecin de Louis xiii [31] et oncle maternel de Siméon Courtaud, est un modèle des médecins originaires de Montpellier que les Parisiens tenaient pour étrangers et accablaient de leurs sarcasmes. Deux libelles latins publiés à Paris en 1654 ont raconté sa vie de façon contradictoire. Ce sont, dans l’ordre où Patin les a commentés dans sa correspondance, qui correspond probablement à celui de leur parution (mais aucun des deux n’est daté par un privilège ou un « Achevé d’imprimer ») :
- la Cani miuro sive Curto fustis, hoc est Caroli Guillemei, doctoris Paris. ordin. Regis Med., Responsio pro seipso… [Bastonnade pour le chien dont on a coupé la queue, autrement dit Courtaud, qui est la Réponse de Charles Guillemeau, docteur de Paris, médecin ordinaire du roi, pour sa propre défense…] (petit in‑fo de 38 pages), probablement paru en juin ;
- l’anonyme Genius Παντουλιδαμασ ad diam Scholam apud Parisios Empirico-Methodicam… [Le Génie Pantoulidamas (maître absolu de tout) contre la dive École empirico-méthodique de Paris…] (in‑4o de 133 pages), que Patin a attribuée Antoine Madelain, probablement paru en décembre. [5][32].
Dans des styles fort différents, le latin de ces deux biographies est absolument exécrable. J’ai bien vite compris pourquoi nul ne s’était jusqu’ici échiné à les traduire, en dépit des précieux renseignements qu’ils recèlent. Les versions que j’en donne ici sont souvent plutôt des interprétations plausibles que des traductions mot à mot. J’y ai fait fi des incorrections grammaticales, des barbarismes, des discordances des temps de conjugaison et des incohérences de la ponctuation, et allégé de mon mieux les lourdes redondances qui enrobent tant les louanges que les moqueries. Le confort de lecture a primé, et l’impossible fidélité au texte m’a parfois contraint à privilégier le contexte. J’ai aussi inséré des alinéas pour aérer les récits. Étant donné les éclairages différents que les deux narrations projettent sur les faits, j’ai prêté une particulière attention à leur chronologie. Avant d’en venir à ces textes, il convient d’en comprendre la genèse.
Prologue : l’offense faite à Charles Guillemeau
La Seconde Apologie de l’Université en médecine de Montpellier, répondant aux Curieuses recherches des universités de Paris et de Montpellier, faites par un vieil docteur médecin de Paris. Envoyée à M. Riolan, professeur anatomique, par un jeune docteur en médecine de Montpellier… (Paris, 1653) [6][33] avait fort maltraité Charles Guillemeau, tout particulièrement dans ce passage de la section xxxix, Les Rois ne préfèrent point Montpellier à Paris, pages 56‑58 :
« Vous, Jean Roilan, avez connu Monsieur Vautier, et comme il était premier médecin ; [7][34] vous avez connu ceux qui possédaient cette charge avant lui. Monsieur Vautier était médecin de Montpellier ; les autres l’étaient de votre Faculté. Et cependant, avec un affront et ignominie que votre Faculté ne réparera jamais, ils ont été honteusement déquillés pour y mettre Monsieur Vautier en la place, pour cette seule considération qu’il était médecin de Montpellier. [8] Du depuis, on a eu le même égard en la sage et digne élection qu’on a faite de Monsieur Vallot, [35] homme plein d’honneur, de savoir d’expérience et de prudence, en la place de Monsieur Vautier. [9] Il me suffit de vous donner ces deux exemples tout récents pour faire voir la différence qu’il y a entre les docteurs de ces deux universités, et l’estime diverse qu’on en fait.
Que s’il est question d’artifices pour parvenir à une telle charge, vous savez comme Monsieur Bouvard [36] y entra. En voici tout le tissu. M. Charles Guillemeau, qui avait l’accès près du roi, l’introduisit pour lui servir de planche à ladite charge, ce rusé et faux rousseau [37] abusant de la candeur et ingénuité de Monsieur Bouvard. Monsieur Héroard, grand médecin, grand politique (vénérable pour sa prud’homie, [38] pour son âge et pour le service par lui rendu à quatre de nos rois successivement), [10] possédait la charge de premier médecin avec l’amour et la bonne grâce de son prince. Il avait contracté une amitié fort étroite avec Maître Jacques Guillemeau le père, chirurgien du roi, [11][39] lequel lui donna son fils Charles Guillemeau, aussi chirurgien. Il l’aime comme fils de son ami, et comme le sien propre, le fait connaître et le met en la bonne estime du roi, qui le reçoit sur le témoignage de Monsieur Héroard. Ce Guillemeau se comporta en apparence d’honnête homme ; enfin, saisi de vanité et de bonne opinion de soi, il desseigne [12] de pousser avant sa bonne fortune. Comme que ce fut, ayant quitté le rasoir et la lancette, [40] il se fait docteur de votre Faculté et muguette la charge de premier médecin ; [13] mais Monsieur Héroard, son créateur et bienfaiteur, l’en empêche. Ce garnement se résout de fermer les yeux pour ne le point considérer, [14] et commence à semer de faux bruits sur l’honneur du dit sieur Héroard, disant qu’il était vieux, que son jugement n’était point de même que par le passé, qu’il ne connaissait pas bien le naturel du roi (lequel cependant il avait heureusement conduit dès sa naissance).
Pour donc parvenir plus aisément et plus tôt à une telle charge, il dresse de loin sa batterie, de peur d’être connu tel qu’il était, se reconnaissant trop jeune d’âge, de prudence et d’expérience. Il retire Monsieur Bouvard du service du public, pour le faire connaître à la cour, et lui faire naître quelque désir de cette première charge, avec ce dessein de l’en débusquer incontinent qu’il y serait établi. Et ainsi, mon galant, ce monstre ingrat, ce perfide rousseau, je dis Charles Guillemeau, lève le talon contre son second père, duquel il devait écouter les paroles comme des oracles, et les suivre comme des règles de bien-vivre. Le doyen a touché en passant, dans son Apologie, la noire ingratitude de ce dénaturé parricide ; mais en termes pleins d’honnêteté, ayant caché le nom de Guillemeau sous le nom de Rousseau, lorsqu’il dit comme<nt> ce vénérable vieillard, et le sage Caton [41] de la cour, étant vu un matin, attendant qu’il fût jour, en l’une des fenêtres qui regardent la basse-cour du Louvre, [42] voyant venir ledit Guillemeau, dit à quelqu’un qui était près de lui : “ Voilà le seul ingrat et perfide que j’aie trouvé. ” [15] Mais cet orgueilleux se trouve bien reculé, [16] pource que jamais personne ne se prit contre ledit sieur Héroard qui ne s’en soit mal trouvé ; mais, entre plusieurs, [17] cet ingrat qui étant le dernier, < est > comme la lie de tous, et le plus détestable. Les amis du sieur Héroard lui conseillaient de lui faire manger la poussière, pour servir d’exemple ; mais la mémoire du père et la qualité de chrétien firent qu’il remit tout cela à Dieu, se contentant du pouvoir qu’il avait de le rendre misérable. Ce que j’ai voulu représenter ici, afin que ses confrères fissent considération du personnage selon ses bonnes et remarquables actions, et eussent souvenance du dire du dit sieur Héroard, “ Que l’ingratitude est un symptôme de la ladrerie ”. [43] Après le décès d’icelui sieur Héroard (qui mourut paisible dans son lit en sa charge, visité en sa maladie par Sa Majesté, et regretté, après sa mort, de Sa dite Majesté, en ces paroles, “ J’avais encore bien besoin de lui ”), Monsieur Bouvard occupe la place ; mais de telle sorte que le scélérat Rousseau trouve plus de résistance qu’il ne s’attendait point de ce bon et franc naturel. Voilà donc comme il fut pourvu de ladite charge par les menées du dit Guillemeau, lequel voulant voir jusques où la fortune le pousserait per fas et nefas, [18] fut repoussé aussi vivement comme il la recherchait ardemment. Et ainsi, ces deux grands hommes, Monsieur Héroard et Monsieur Bouvard, corvum suum rufum deluserunt hiantem. » [19][44]
Charles Guillemeau (qui se défendait d’être roux) a prouvé que sa Vie de Héroard venait de cette attaque : il l’a transcrite, sous le titre d’Extrait du livre intitulé Seconde Apologie…, en exergue de son Cani miuro…
Cani miuro (Charles Guillemeau)
[Page 3 | LAT | IMG] « Écoute donc maintenant ce qui t’afflige, t’enrage, te fait écumer et, ce qu’il y a de pire pour toi et pour ton oncle, [20] vois comme tu seras flatté de m’avoir arraché le récit parfaitement véridique de ce qui s’est passé, [Page 4 | LAT | IMG] sans que j’y aie volontairement et sciemment ajouté d’impudentes médisances !
Jean Héroard eut pour père un illustre [21] barbier [45][46] de Montpellier. Il encouragea notre futur premier médecin du roi Louis (car ainsi la Fortune [47] a-t-elle voulu plaisanter) à s’enduire d’une très légère teinture de rudiments lettrés, pour le pousser hors de sa boutique à remèdes ; puis il se consacra à le faire poursuivre en prenant ce qu’on appelle de petites leçons de médecine. Comme Héroard était né sans attrait pour les Muses ni le moindre talent pour les arts d’Apollon, [48] il décide qu’il a mal fait de s’y être essayé : il s’envole du nid et s’enrôle comme simple soldat, dans le parti qui mettait en avant le nom de Religion [49] pour trahir la Couronne sous le commandement de Coligny, [50] auquel il s’était rallié, tout comme son père et sa proche parenté. Ils s’engagent dans la funeste bataille de Moncontour, [22][51] où, dès le tonnerre des premiers coups de canon, notre soldat a d’abord le souffle coupé ; il tourne les talons, non pas pour se jeter de nouveau dans la mêlée, mais pour ne jamais plus reprendre le combat ; et tout en regardant souvent derrière lui, sa fuite finit par le ramener à Montpellier. Là, il se renferme dans la vielle École où, entre-temps, est venu le jeune Jacques Guillemeau, [23] avide de voir et apprendre quantité de nouveautés. Fils et petit-fils de chirurgien royal, il deviendra bientôt chirurgien ordinaire du roi Charles ix. [52] En fréquentant ladite Université, ou par quelque autre hasard, il fait la connaissance de Héroard, et ce bien plus pour l’avantage de ce dernier que pour celui du public.
Guillemeau retourne à Paris pour assurer les quartiers de sa charge. Puis à son tour, Héroard y monte : mécontent de ses déboires militaires, tout comme de ses médiocres études et de son application à la médecine, il espère se ménager n’importe où un avenir moins misérable que là où il était, ayant ouï dire que les hommes se couvraient d’or dans la capitale. Quelques jours après y être arrivé, il rend visite à Guillemeau. Fidèle à sa coutumière amabilité, son bon génie, n’a pas oublié cet homme : il ne l’éconduit pas, mais l’embrasse ; il lui demande pourquoi il est venu, et lui promet son argent et son soutien ; et à quel point lui a-t-il plus tard prouvé qu’il ne faisait pas cela par pure courtoisie ! Héroard lui dit : “ Puissiez-vous me procurer quelque moyen d’existence, car j’en suis venu au point de vouloir sortir de mes misères ! ” Mon père servait auprès d’Ambroise Paré, [53] premier chirurgien du roi Charles, que le souverain avait personnellement chargé de trouver quelque jeune homme capable d’étudier soigneusement l’anatomie du cheval et ses maladies, pour en faire son hippiatre. [24][54] Héroard décide alors de saisir sa chance et d’assouvir son désir le plus cher, qui est [Page 5 | LAT | IMG] d’entrer dans la Maison royale, quelle qu’y soit sa place. Guillemeau en parle immédiatement au premier chirurgien. Héroard se rend, comme convenu, au domicile de Paré, Guillemeau l’y recommande avec ardeur et le confie à son maître, qui l’emmène voir le roi à Vincennes, [55] où il avait coutume de se distraire en jouant à la paume. [56] “ Sire, dit Paré, j’ai amené, comme vous l’avez ordonné, celui qui deviendra votre médecin du cheval. ” Le roi, qui ne voulait pas désapprouver quelqu’un que son chirurgien avait personnellement recommandé, décide d’intégrer Héroard dans sa Maison en qualité d’hippiatre, et lui accorde une pension annuelle de quatre cents livres. Il sert un certain temps dans cette charge et avec ce titre, sous le bon génie de Guillemeau, son protecteur et celui à qui il était redevable de ce bienfait. Chasse, chiens et soins des chevaux étaient le divertissement et le plaisir du roi Charles. À sa mort, Henri [57] lui succède ; [25] mais comme les esprits et les intérêts des rois et des frères diffèrent souvent, Sa Majesté ne prête plus d’intérêt à ces sujets ; et voilà notre hippiatre plongé dans l’inaction, la disgrâce et l’incertitude de son avenir.
Il vient souvent voir Guillemeau, et l’implore et supplie de venir à son aide : “ Ayez soin de moi, Guillemeau, protégez celui en qui vous avez tant de fois mis votre confiance. Efforcez-vous de veiller sur lui ! ” Anne de Joyeuse [58] était comme l’Héphestion du roi, [26][59] et Guillemeau s’était acquis tant de faveur auprès de lui, par la fidélité et le succès de ses services et de ses soins, qu’il jouissait de toute sa confiance. Bien assuré de cette grâce et pensant amicalement à Héroard, son protégé, Guillemeau saisit une bonne occasion pour adresser franchement et non sans à-propos ces paroles à Joyeuse : “ À votre Maison, si vaste et si choisie, Monseigneur, manque ce qui n’a jamais manqué aux grands princes de Rome, [27] à savoir d’y attacher un médecin particulier. Il vous faut en avoir un, et je crois avoir trouvé celui dont vous ne mépriserez ni l’art ni le zèle à servir. Et moi, qui suis votre conseiller, je me porte garant de cet homme, dont voici le nom. ” Quand Joyeuse l’entend, il éclate de rire : “ Pour ma part, mon cher Guillemeau, je vous ai tenu pour homme et ami, mais vous, vous me prenez pour un cheval, qui aura attaché à tout jamais sa personne à un médecin des chevaux ! ” Ferme dans son bienveillant dessein, mon père répond : “ Mais je vous assure qu’il est bel et bien médecin des hommes. Il a exercé en son pays de Montpellier, et aussi à Paris, où il a servi avec assiduité auprès du célèbre Duret. [28][60] Il a supporté de devenir médecin des chevaux, charge qu’il a remplie avec grandeur et bonheur, car elle lui a permis d’obtenir un rang parmi les domestiques du roi. ” Afin que le duc ne refuse pas, il insiste en disant qu’il ne lui proposerait jamais quelqu’un sans être sûr qu’il est parfaitement capable de le servir. Vaincu par tant de persévérance, [Page 6 | LAT | IMG] Joyeuse admet dans sa Maison le protégé de Guillemeau. Assez longtemps après, Guillemeau, comme si Héroard était véritablement son frère, et pensant qu’ils devaient tous deux jouir des mêmes appointements et de la même considération, lui dit : “ Pour vous débarrasser de ce titre de médecin équin et mettre un terme à cette réputation, il nous faut servir notre héros en tant que domestiques de l’Hippone, et y mettre tant de zèle qu’il veuille vous nommer médecin de son écurie, avec une rente identique à celle que vous perceviez comme hippiatre du roi Charles. Au prix de ce seul changement de titre, il ne verra pas de difficulté à vous enregistrer dans cette charge. ” [29][61]
Les efforts de Guillemeau permettent de conclure l’affaire, et il ne faut pas longtemps pour qu’ensuite, grâce à l’appui et à l’influence de Guillemeau, le maître à penser de Joyeuse, qui ne lui refusait rien, Héroard soit aussi nommé médecin du roi, figurant dans l’album de ceux qu’on appelle les serviteurs de saint Théraponte. [30] Jusqu’ici, il est clair, et il restera clair jusqu’à la fin, que la bonté de Guillemeau envers Héroard ne s’est jamais étiolée, et que si l’existence de cet homme a eu quelque valeur, il ne l’a dû ni à lui-même ni à quelque mortel que ce soit, autre que le seul et unique Guillemeau. C’est à lui que Joyeuse s’est plaint de son incompétence, et lui qui l’a souvent entendu plaisanter, avec la franchise et l’esprit qui le caractérisaient : “ Vous m’avez pourvu d’un médecin, mais il est médecin des chevaux ; du reste, c’est à qui se porte garant de rendre des comptes, vous me rembourserez ce que vous m’en devez, et même davantage. ” Et au roi, dont il était l’ami de tous les moments : “ Ma métamorphose vous émerveillera, Sire, quand vous saurez que me voici changé en cheval, et ce n’est pas pour la raison que la fable donne à la transformation de Saturne, [31][62] mais parce que mon médecin est un médecin de chevaux, comme si j’en étais un. ” Il est pourtant rare que la puissance dure longtemps, et plus rare encore qu’elle soit perpétuelle : si grande soit-elle, jamais elle n’est suffisamment solide. Une fois sa faveur refroidie, Joyeuse se voit écarté des illusions de gloire et de pouvoir dans la lutte contre les chefs militaires qui prétendaient mettre leurs forces au service de la liberté religieuse. Héroard, soit pour fuir la guerre, car il ne s’était jamais remis de son épouvante de Moncontour, soit pour avoir eu vent de la brouille survenue entre le roi et Joyeuse, car c’est un homme fort soupçonneux et à l’affût de toutes les rumeurs, avec une ignominie et une ingratitude sans pareilles, délaisse alors ce maître qui avait tant mérité sa reconnaissance et qui l’avait fait passer du vil état d’hippiatre à la dignité de médecin. La souillure de son forfait rejaillit sur Guillemeau, à qui il devait tout. Joyeuse fit mine de l’en blâmer : “ Mon ami, vous avez non seulement confié ma personne à un médecin de cheval, mais à un ingrat. Que disparaisse donc [Page 7 | LAT | IMG] celui qui s’est montré aussi indigne de vos insistantes recommandations que de votre constance à prendre sa défense ! Je me suis naguère aisément passé d’un médecin, et m’en passerai désormais ” Survient alors la mortelle défaite de Joyeuse, [32] mais toujours grâce aux intercessions et au soutien de Guillemeau, Héroard reste en cour. Depuis lors, son assiduité à bien mériter et à bien faire l’y a maintenu pendant quarante années, et s’il avait vécu, celui qui l’avait fait hippiatre puis médecin du roi l’aurait vu devenir archiatre. [33]
Un assassinat aussi abominable qu’impie ayant emporté Henri, le plus aimable des princes, [34][63] Héroard se voit écarté, méprisé, rejeté par la cour, où il n’est tenu pour rien d’autre que le titulaire de la charge d’hippiatre. Néanmoins, il s’incruste dans l’entourage du très grand roi qui est monté sur le trône ; ou, bien plutôt, il s’y accroche en dépit du dédain qu’il y inspire : il n’a personne vers qui se tourner, puisque nul ne le conseille et nul ne lui demande conseil ; dans ses rencontres et ses entretiens avec les autres médecins, il se rend compte de son inaptitude et de son ignorance absolue, tel un banqueroutier redoutant son créancier. [35][64] Le roi se rend à Lyon pour un mariage que tous les honnêtes gens ont souhaité avec ardeur. [36] Héroard, qui n’a en tête que la provision de ses intérêts et de ses bonnes fortunes, seule matière en laquelle son pronostic ait jamais été juste, se dit que, puisqu’il est au moins médecin, il pourrait trouver moyen de devenir médecin du dauphin à naître (étant donné qu’en tout homme l’ambition outrepasse la capacité naturelle). [65] Il sait pourtant bien ne rien posséder du renom et de l’autorité, et encore moins de toutes les vertus qui sont requises pour nourrir une si grande espérance. Qu’y a-t-il que l’argent ne puisse procurer ? Il se fait bien voir, il rassemble huit cents écus, qu’il remet de la main à la main à l’archiatre, Jean de La Rivière ; [37][66] en outre, il tourne ses prières vers Roger de Bellegarde, le très influent hypaspistês, c’est-à-dire le grand écuyer, [38][67] afin que, comme maître de l’Écurie royale, il veille à l’en nommer médecin, ce qui le prédestinerait à devenir celui de Monseigneur le Dauphin. En homme d’aimable commerce et ne pouvant à peu près rien refuser, Bellegarde en discute avec le roi et l’entend dire qu’il n’y a pas besoin d’un médecin pour un enfant qui n’est pas encore né et que s’il lui venait un fils, il n’irait pas le confier à un médecin de cheval : la réputation de Héroard dans cette charge est telle, que c’est le seul titre que le roi lui ait jamais connu. “ Il y a, dit-il, bien assez de médecins dans mon royaume, ne serait-ce qu’à Paris, pour que j’aie l’embarras du choix ; mais vous, grand maître de mon Écurie, vous nous imposez un médecin des chevaux. Valant mieux que vous pour régler cette affaire, je vais moi-même y mettre la main. ” Un dauphin étant né, selon les vœux de tout le peuple, [Page 8 | LAT | IMG] Héroard insiste auprès de Bellegarde. Il harcèle son protecteur, qui ne renonçait pas d’ordinaire à ce qu’il avait entrepris, mais qui, s’il avait mieux connu l’animal, aurait difficilement toléré sa présence dans sa propre écurie. Il persiste à le recommander, avec plus d’énergie et d’assurance que jamais. Après avoir été secrètement informé par Héroard, La Rivière va voir le roi, qui dit à son archiatre : “ Savez-vous quel médecin Bellegarde destine à mon fils ? C’est celui qui s’est rendu célèbre en soignant les chevaux ! ” La Rivière, dont l’or a corrompu les lèvres, lui répond : “ Il est impossible, Sire, de choisir meilleur médecin pour les petits enfants que celui qui ne touche à rien, qui ne prescrit rien. Pour tout médecin et toute médecine, il ne leur faut que la large et saine mamelle de la nourrice ; [68] et s’il arrive au dauphin d’avoir besoin d’un médecin, je ne serai jamais loin. ” Ces prières convainquent si bien le roi qu’il souffre facilement de ne pas dire non, lui le plus fin des connaisseurs et des observateurs, lui que le relent, même lointain, de médecin du cheval offensait encore ; mais hélas il était beaucoup trop bon homme ! Il se fiait pourtant en cela à la diligence et au talent de son médecin, et non pas à ceux de Héroard. Toutefois, comme les choses et les hommes ont coutume de croître ensemble, sans d’ordinaire se dissocier autrement que par la ruine, même quand il s’agit de poutres malsaines, la cour et le très clément roi ont toléré, pendant les neuf premières années suivant sa nomination, un médecin qui n’en avait que le titre, auquel personne n’a jamais eu recours, hormis celui qui aurait ignoré comment s’y prendre pour se désenfler les pieds. [39][69]
Ce Soleil des Français, lumière du siècle et honneur des rois, vient à s’éteindre. [40] Cette nuit, dont l’éternité nous horrifie, abat et suffoque les esprits de tous, depuis la lie du peuple jusqu’au dauphin, alors devenu roi, et qui était né pour l’être. En principe, Héroard a cessé d’être son médecin : tous jugent certes qu’il faut le chasser de sa charge, mais qu’il y satisfera tant que les affaires n’auront pas retrouvé leur calme. La reine [70] et les princes du sang sont de même avis là-dessus. Comme on recherche un médecin d’authenticité et de dignité incontestables, les suffrages se portent sur un homme qui a moins brillé par sa notoriété publique que par ses salutaires actions et ses éminents mérites : vous auriez dit que Simon Piètre, [71] fils de Simon [72] et frère de Nicolas, [73] lui-même médecin parfaitement accompli, était le défenseur et le purificateur de la médecine, dans la mesure où elle défend et purifie les hommes ; vous lui auriez donné la première place devant Caton pour l’intégrité, devant Hippocrate pour le jugement et devant Galien pour la science ; la médecine lui devait plus son salut qu’aux dispendieuses duperies des pharmaciens, [74] [Page 9 | LAT | IMG] aux fumées des souffleurs aux impostures des charlatans, [75] aux fourberies des saltimbanques, aux poisons des stibiatres, [41][76] et il lui a rendu son antique et noble liberté. Le sachant tout à fait étranger à la cupidité et à l’ambition, la cour l’espère plus qu’elle ne le souhaite vraiment. On va néanmoins jusqu’à lui porter un brevet d’archiatre, mais il préfère conserver sa parfaite dignité que s’exposer à l’outrage d’être éconduit, et se contente du fruit de son éminente autorité (seule vertu à laquelle il attachât du prix). [42] On discute avec Héroard afin qu’il cède la place à meilleurs que lui ; mais il lutte, il résiste, il s’accroche comme un poulpe à son rocher, à la manière dont le lierre s’obstine sans fin à tuer l’arbre qu’il enserre de ses rameaux. Ce n’est pas une mince affaire de dénoncer et de chasser un homme qui a si bien connu le tempérament du roi et qui l’a accoutumé à lui en l’accompagnant depuis sa naissance : qu’il arrive quoi que ce soit à Sa Majesté, et il ne manquera pas de gens pour plaider en faveur de cet homme, et condamner la décision de le répudier sur ce qu’ils diront en être la funeste conséquence. Les ministres du Conseil [77] le pressent afin qu’il demande à être soulagé d’un si grand office et d’un si lourd fardeau, en lui promettant qu’il ne quittera pas la cour nu comme au sortir d’un naufrage. On lui présente des accommodements. Lui, très soucieux de ses intérêts, exige une charge de maître des comptes ; on ne lui concède qu’une charge d’auditeur, mais il trouve honnête de n’en vouloir démordre, une, deux et trois fois de suite. Tandis qu’il demeure indécis et que toute la cour ne se demande plus s’il est incapable, mais le croit assurément tel, Concini [43][78] présente une supplique en sa faveur et le cours de la transaction s’inverse, comme font toutes affaires humaines. Héroard a pu s’en réjouir, mais il n’aurait pas dû, car il a lié son destin à celui de la France : vaille que vaille, ce flot l’a projeté dans un port, pour autant que la cour en soit un, et non pas un lieu d’agitation et de tempêtes ; y occuper un premier rang, quand même nous ne nous mettrions pas de la partie, c’est s’abandonner au jugement de tous. Qu’il y serve donc, qu’il en jouisse pleinement, bien que j’aie entendu dire de lui que premier médecin est ce qu’il n’est pas, mais que médecin des chevaux est ce qu’il a été. » [44]
Genius Παντουλιδαμασ (Antoine Madelain ?)
[Page 48 | LAT | IMG] « Venons-en maintenant à Héroard, pour ne rien laisser à désirer aux vœux et favorables auspices de l’Université de médecine de Montpellier.
Le très illustre Jean Héroard, légitime seigneur de la terre et des âmes de Vaugrigneuse, [45][79] mérite très amplement une place au premier rang des nobles et remarquables personnages de son temps, car il a fait luire jusqu’à Paris, très fameuse et incontestée capitale de la France, la gent et la célébrité montpelliéraines. Il naquit non loin du temple d’Apollon Esculape, [80] un 22 juillet, jour où notre Marie l’Égyptienne, [81][82] elle qui adora le Christ en lui essuyant les pieds de sa chevelure aimante, s’envola, munie du saint baptême de pénitence et toute nimbée de lumière, pour le séjour des saints et le merveilleux monde ; et le même jour, s’appuyant sur les vertus de cette sainte, tel un nouveau Soleil levant, Héroard a illuminé l’année 1551. [46] Et pour Montpellier, et pour Esculape, et pour la France, et pour tous les autres, cette naissance ne fut jamais infidèle à l’augure et au renom [Page 49 | LAT | IMG] que cet homme connaît à présent et connaîtra dans la postérité.
Épais suc lactescent de la très opulente glèbe et du sol paternel, et tout proche du Feu, n’étant encore qu’un petit garçon, dans la piètre et incertaine fortune de ce Guillaume, [83] en raison peut-être des défauts de son esprit ingrat, [47] il eut une enfance vagissante. Les débuts de son âge encore tendre et de son adolescence ne furent en rien privés du désir d’apprendre tout ce qui se présentait à lui, envie qui l’agitait sans relâche de toutes ses vertueuses forces : il a rampé, mais confirmé ce qu’on avait bien auguré de lui. Ensuite, séduit par les bienfaits et les agréments de son apprentissage, avec de rares interruptions dues aux mouvements du temps qui s’écoule inlassablement, il se voua à s’illustrer en l’art salutaire de la médecine et s’y appliqua avec zèle. Ayant délaissé tout le reste, puisqu’il vénérait cette demeure sacrée d’Apollon, et armé de tout son courage, il embrassa la déesse Panacée. [84] Il aurait alors poursuivi l’apprentissage de cet art secourable, qui est le plus noble de tous, jusqu’à obtenir les immortels lauriers du doctorat ; mais ses études ayant à peine commencé, [48] la force du destin, l’ampleur de son courage, la noblesse de sa race et de sa famille au service du roi, et son obligation envers son père en ont soudainement détourné Héroard, car la France entière s’enflait des guerres intestines qui l’avaient écrasée, et déjà presque ruinée et dévastée. Encouragé et mû par ce bienveillant génie, à la merci d’horribles dangers, Héroard glorifie Mars, [85] à moins qu’il ne s’agisse de Bellone, [86] il part à l’assaut, il bannit les belles-lettres, et abandonne la très salubre médecine et le plus sage des arts. [49] Le voilà qui repousse les études, empaume le glaive, auquel ses aïeux l’avaient brillamment préparé, laissant quelque peu de côté Hippocrate et Galien, ainsi qu’Avicenne, [87] brandit l’épée, au moment où sa bile s’était échauffée fort à propos. [Page 50 | LAT | IMG] Il s’aguerrit avec constance et résolution : sans dételer ni jamais s’abandonner à l’oisiveté, il prend plaisir à l’escrime, il en fait sa principale activité, consentant toujours au combat, exercice distrayant auquel il s’adonnait avec une adresse inouïe. Il pratique en fine lame, et il gagne. Ayant laissé de côté les friandises de la médecine pour les faits d’armes et pour le service désintéressé, à la gloire des grands, notre vaillant soldat se prépare à la guerre. C’est à ce moment que Condé, [88] dont il se démarquait vivement, et pour ses manières et pour ses visées, et Coligny, dont il épousait les vœux et le parti, menaçaient de ruiner entièrement Paris après en avoir rompu les remparts. [50] Rallié à une petite troupe, en compagnie de quelques amis, il sert dans l’infanterie légère en des contrées éloignées, pour l’un ou l’autre de ces deux chefs. D’abord, il combat glorieusement dans des escarmouches, puis il menace des armées rangées dans de très âpres engagements, il intercepte, il assaille, il vainc ; il est présent et très actif à la bataille qui eut lieu en Saintonge, à Bassac ou Jarnac. [89] Condé y fut tué, bien qu’il ne commandât pas tumultuairement, mais sagement : en luttant comme en y mourant, il n’a rien ôté au renom de ses aînés. [51] Par la bienveillance de Dieu, Héroard sort vivant de ce massacre et, avec Coligny, qui est sauf lui aussi, il prend la fuite, mais à contrecœur et en victime de l’adversité. Il marche à ses côtés pour attaquer et prendre Poitiers ; [90] pourchassée par le duc de Guise, [91] leur armée éprouve les hasards de toute guerre à Moncontour : la bataille y fut très rude ; dans cet engagement acharné d’armées très bien munies, Coligny n’a pas remporté une maigre victoire, car c’est lui qui pressait ses troupes, qui les menait, qui redonnait courage aux fuyards, qui venait en aide aux apeurés, qui protégeait les blessés contre les farouches ennemis. [52]
Après Moncontour et la mort de Condé, [Page 51 | LAT | IMG] dont il soutenait le parti, Héroard regagna Montpellier, où il songea à reprendre les études de médecine qu’il avait brièvement interrompues. Il y brille parmi les autres étudiants, qui s’affrontent souvent à lui dans de plaisantes et amicales disputes académiques, à tel point qu’il est admis à postuler le doctorat, après avoir enduré un si vaste océan de difficultés et être sorti vivant de son expérience guerrière. Quelques jours après, à l’unanimité des suffrages, les professeurs qui dirigeaient alors l’Université jugent notre docteur digne d’appartenir à la descendance d’Hippocrate et d’Esculape, mais non pas à celle de Botal, [92][93] ce charlatan qui est auteur de la pratique médicale empirico-méthodique de la Faculté de Paris. [94] On tient son savoir pour conforme et il est reçu. [53] Il a été formé par cette armée d’illustres personnages, dont beaucoup occupaient des places éminentes, mais aussi de parents et d’amis, dont l’autorité auprès du roi valait bien celle de quantité d’autres. Confiant dans leurs espérances et dans leur soutien, il fut aussi très stimulé par leurs aimables conseils. Parmi eux, Laurent de Fizes, secrétaire des très saints conseils, le plus cher ami de son père, François Sabbatier, prévôt du très saint trésor, son oncle maternel, ainsi que Desictæus, de la même autorité et du même ordre, ainsi que Guillaume Héroard, son parent, et un autre des commentateurs royaux, zélé assesseur des très saints conseils, n’ont pas tenu les moindres rangs. [54] Il se rend à la cour, il suit le roi, sans fréquenter trop assidûment les grands personnages, il intervient avec audace dans des consultations avisées. Son esprit adroit, joint à l’acuité de son intelligence, le mêle à la compagnie de politiques influents et lui acquiert du renom. Son dévouement [Page 52 | LAT | IMG] lui vaut d’être si bien reconnu que Charles ix, roi de France, songe souvent à le voir et à l’écouter, et qu’il est très fréquemment sollicité par ses apparentés et par ceux qu’une fréquentation très amicale et assidue a liés à lui. Ceux-là demandent au souverain de lui attribuer une charge et un office, et le roi accorde l’une et l’autre à Héroard, ne souffrant pas de se séparer de lui, en raison de ses multiples conseils et de la singulière affection qu’il porte à ses intérêts. [55] Héroard obéit à la loi et au roi, qu’il persuade et convainc d’ajouter à l’art médical, qui combat maintes maladies des humains, l’hippiatrie, qui est une pratique extrêmement difficile et qui s’est avérée hautement recommandable au cours des siècles passés. Séduit par le zèle de Héroard pour cette matière et par sa capacité à y consacrer tous ses soins, le souverain suit l’exemple du roi Alphonse d’Aragon, [56][95] qui avait jadis engagé deux docteurs en médecine très expérimentés en l’art de soigner chiens et chevaux malades, en les gratifiant d’un salaire élevé ; il attribue la charge de vétérinaire à Héroard, le nomme officiellement et lui alloue une rente sur les deniers royaux. [57]
Cela met alors Héroard en lumière aux yeux de tous, mais ne fait en rien taire aujourd’hui les médisances de Kakia [96] et de Capon, [97] ce que je ne mentionne pas ici sans malice, tous deux étant acolytes et suppôts de la Compagnie des médecins de Paris. [58] Après la mort du roi Charles, qui était, dirais-je, son héros, c’est pourtant vers notre illustre et vraiment sans malice Héroard que se tourne Henri iii, son frère et successeur, revenu de Pologne [98] pour prendre les rênes de la France. Il porte son regard sur lui, le choisit, l’ajoute au nombre des gens de sa Maison [Page 53 | LAT | IMG] et de sa cour, dont il le nomme médecin. [59]
En la 1584e année de la Rédemption de notre Salut, Héroard ne se soustrait pas et obéit à l’ordre que lui donne le roi d’accompagner l’illustrissime duc de Joyeuse dans son ambassade en Italie. [60] Beaucoup dénoncent déjà le faciès de renard, les yeux noirs enfoncés sous les sourcils, et si vous regardez plus haut, l’esprit farouche, vil et craintif de ce duc, qui comble tout haut Héroard de louanges, et lui fait valoir la priorité qu’il doit donner à combattre ses maladies et à préserver sa santé. Héroard endure la profonde haine des docteurs de la Faculté de Paris, et la désapprobation de ses collègues de Montpellier, qui l’accusent de fourberies visant sournoisement à servir plus sûrement ses propres intérêts et ceux de sa famille, en se vendant à l’ignoble petit peuple des courtisans ; mais le duc paie d’une immortelle reconnaissance cette immense faveur qu’il a reçue du roi. [61] Héroard jouit alors d’une grande autorité auprès du généralissime-duc, il l’assiste au plus près, comme si, tel un second Hippocrate de Cos, il s’était mis de bon cœur au service de Xerxès, roi de Perse. [62][99] Quant aux gratifications promises, Héroard, avec sa coutumière grandeur d’âme, ne se soucie guère de son sort, hormis ses honoraires réguliers. Joyeuse le poursuit en effet d’une si singulière bienveillance qu’il ne passe pas de jour sans Héroard : nulle décision sans l’avis d’Héroard ; nul sentiment sans Héroard ; nulle amicale discussion avec les courtisans sans Héroard ; Héroard en temps de paix comme de guerre ; Héroard est l’Orient et l’Occident du duc de Joyeuse ; pour lui enfin, Héroard toujours et partout, et jamais assez. [Page 54 | LAT | IMG] Mais en 1587, Joyeuse outrepasse toutes les bornes de la raison : il rallie à lui d’autres chefs d’armées, pour s’appuyer sur eux comme sur de très solides soutiens ; Héroard met son maître en garde contre la fidélité variable et l’amitié changeante de ses alliés ; Joyeuse lui ôte la dignité de conseiller ; emporté par l’ardeur changeante des tourbillons de la guerre civile, Héroard craint l’effondrement qui menace, il réduit son zèle à servir la cause publique, en consacrant ses veilles au royaume et à la bonne exécution de sa charge, mais il reste au service de Sa Majesté. Le duc prend la tête d’une armée royale, l’ardeur et le courage de tous les soldats promettent et font espérer les plus heureux succès, ce qui mérite bien d’être noté dans les annales. Cette troupe parfaitement équipée a dessein de terrasser, disperser et détruire celle des très perfides ennemis de la Couronne. Ainsi fortifiée par le duc de Joyeuse, elle décide et entreprend plutôt une guerre d’escarmouches contre le roi Henri de Navarre [100] et le Prince de Condé. [101] Héroard, dont les talents médicaux et guerriers sont sans égal, accompagne le duc avec un zèle et un courage égaux aux siens : il lutte à ses côtés, il combat, il attaque, il accourt, il encourage, il monte à l’assaut, il ravage, il saccage et il tue. Enfin, une bataille rangée s’engage à Coutras pour rompre l’élan de l’ennemi ; mais dans les actions guerrières, l’issue diffère toujours des prévisions : Navarre lance sa puissante armée en bon ordre à l’assaut dans l’arène, elle charge en rangs serrés et l’épée au poing ; elle massacre et, comme escortée par la foudre, elle renverse et fauche lamentablement les troupes royales. Ce carnage, illustre par le nombre de ceux qui y périrent et par l’affront qu’il infligea à la dignité des grands [Page 55 | LAT | IMG] du royaume, [63] est diligemment vengé par Guise, avec les reîtres qu’il tue à Auneau, aux confins du Pays chartrain ; [64][102] mais Coutras est un désastre pour le roi, pour le royaume et pour notre très vaillant Héroard, lui qui, lors de cette bataille, chaque fois qu’on resserrait les rangs face à la charge de l’ennemi, avait lutté au côté du duc de Joyeuse, en heureux augure du bon droit qu’il fallait remettre entre les mains du roi et de la France, car ce duc, qui dirigeait l’armée du souverain et du royaume, et qui était l’espoir de Héroard et l’objet de ses soins assidus, tomba entre les mains des soudards ennemis, et ces vautours se querellèrent pour savoir à qui reviendrait la gloire de tirer la balle qui tua un si illustre prisonnier.
Ainsi périrent aussi les belles espérances de Héroard : ne pouvant plus rien attendre de ce duc à qui il avait lié son destin, il confie son désespoir au roi, qui le coopte et reçoit sur la liste de ses médecins. Il reprend les travaux qu’il avait brièvement interrompus, se remet à écrire son Hippostologie, la développe et, dans la vive inquiétude de pouvoir la faire imprimer, prend soin de la creuser en profondeur, puis il la dédie et consacre au roi. [65] Dans cet intervalle, il s’est mêlé aux factions de malhonnêtes gens qui s’allient les unes aux autres, et à l’agitation des guerres civiles, pour arrêter et réprimer promptement les élans de ce funeste conflit intestin ; mais jamais il n’a abdiqué en se mettant à l’écart de ces clans. Le roi sort de Paris ; cette ville, qui est la plus célèbre capitale de toute l’Europe, n’effraie pas Héroard, mais il s’en éloigne pourtant. Il est entièrement dévoué au roi : quoi qu’il lui demande, tant en matière de médecine que de guerre, il est à son entière dévotion et obéit sur-le-champ à ses ordres. Au château de Saint-Cloud, [103] un sicaire, un quelconque [Page 56 | LAT | IMG] dominicain, [104][105] poignarde perfidement Henri iii et le tue (parricide monstrueux à maudire pour l’éternité). [66] Héroard, jusque-là rompu aux incessants revers de la fortune, sachant que nul mortel n’échappe à l’infinie et capricieuse diversité du destin, voue sa réputation, sa fidélité et ses services au roi Henri iv, tout en étant bien certain de tirer opprobre et moqueries pour avoir ainsi mis fin aux aléas de toute sa vie passée. Le souverain a de l’estime pour les médecins vétérinaires et approuve leur pratique.
Héroard brille au sein de l’honorable, antique et solennel Collège des secrétaires du roi (dit des boursiers), [67] car il n’a pas ménagé sa sueur en ces offices pendant quelques années, et s’est élevé à ce très haut rang par la noblesse de sa famille et de son art. Il y a conservé l’éclat de son prestigieux renom et de son excellente réputation jusqu’au dernier jour de sa vieillesse. C’est dans ces vœux que Henri iv a couvé des yeux celui qu’il savait très sûrement capable de briller dans le traitement des maladies comme dans les conseils, et enfin en toutes circonstances. Quand vient le tant espéré et heureux accouchement de l’illustrissime reine, le roi réfléchit à qui confier la charge de premier médecin du futur dauphin et de la descendance princière. Parmi la foule de ceux qui l’ambitionnent avidement, il désigne notre illustre Héroard ; il demeure ferme et constant dans sa décision, contre le gré de tous les autres, mais avec l’approbation publique de La Rivière et Du Laurens, [106] médecins de Leurs Majestés. [68] Cette résolution royale ne surprend guère Héroard : [Page 57 | LAT | IMG] de longue date, Henri iv s’était fait la meilleure opinion de cet homme qui n’avait aucunement la prétention d’appartenir à l’élite médicale. Le 15 septembre 1601, par l’entremise de la noble et très estimable Madame de Guercheville, [69][107] le roi lui écrit une lettre et M. La Rivière, son premier médecin, lui en adresse une autre le 17e du même mois. Après les avoir lues et méditées, Héroard se rend deux jours plus tard à Fontainebleau, [108] où le roi se repose. Le lendemain, quatre heures après midi, tandis que Héroard cherche à savoir si le dessein du roi n’a pas changé, Sa Majesté, que la chasse vient de grandement distraire, l’appelle à lui ; dans le bruit et la bruine des jets d’eau, il le fixe du regard avec insistance, puis l’avise en disant d’un ton impérieux, comme à son habitude : “ Héroard, je vous ai choisi pour médecin du dauphin qui va naître. Prenez-en diligemment soin ! ” Puis vient le moment tant attendu de l’accouchement, événement dont l’importance et la gloire sont si grandes que l’heure en reste mémorable : le 27 septembre de la même année, que Jupiter [109] a parée pour la faveur du prestige de la Couronne et des Français, un dauphin apparaît, tel un Soleil levant dans toute sa splendeur ; il est une très féconde source de bienfaits et l’apogée de la majesté royale. [70]
Aussitôt, afin que de noires et nocturnes vapeurs n’obscurcissent pas cet éclat, Héroard ajoute quelques grains de mithridate [110] à une cuiller de vin blanc, qu’il donne à sucer à l’enfant pour le ranimer. Ensuite, pour épanouir et garantir la vigueur de ses sens, il le réchauffe en lui frictionnant entièrement le corps et la tête avec du vin rouge, mêlé à une quantité adéquate d’huile rosat. [111] Le lendemain, [Page 58 | LAT | IMG] 28e jour de septembre, Guillemeau le père, chirurgien du roi, en s’y reprenant à plusieurs fois, lui incise et tranche le frein de la langue qui le gênait pour téter ; [71] son opération a accaparé toute l’attention de Héroard, à qui avait été confiée la charge sacrée de cette gloire de la France, conformément à la volonté et à l’affection de notre très invincible roi, ainsi que des premiers médecins, MM. La Rivière et Du Laurens, qui étaient tous transportés de la joie la plus extrême. Afin de nourrir et élever ce dauphin nouveau-né, on décide et ordonne qu’il jouisse de l’air plus sain de Saint-Germain-en-Laye, [112] pour son meilleur avantage, et ceux de son très vénérable père, de ses médecins et de toute la France : ainsi en advient-il, le moment venu. [72] Aussi veilla-t-on sur la très précieuse vie de ce prince, dont la complexion se montrait saine, mais fragile. Si son médecin ne l’avait pas épaulée, car elle avait menacé de chanceler dès le berceau, et si Héroard n’avait bénéficié de mains aidantes, le deuil et les larmes auraient inondé la France entière, que les autres pays du monde regardaient avec extrême attention. On mène donc le dauphin à Saint-Germain, en compagnie de Héroard ; les très éminents MM. La Rivière et Du Laurens sont transportés d’une joie peu commune toutes les fois que s’affermissent leurs certitudes sur les grands talents de cet homme, de ce héros et de ce médecin ; et le roi ne manque pas de s’en réjouir lui-même publiquement. La constitution très fragile du dauphin de France, premier prince du sang, et l’intempérie de toutes les parties de son corps [Page 59 | LAT | IMG] étaient préoccupantes. Héroard rapporte avec art et sans façon que, le 12 janvier 1604 vers six heures de l’après-midi, l’enfant se met à bégayer ; [73][113] de même aussi pour la hernie intestinale apparue tandis qu’il jouait au ballon, le 19 septembre 1602, [74][114] que, suivant son devoir, Héroard a traitée en administrant des remèdes anodins, en vue de lui rétablir et protéger la santé ; il le guérit entièrement et sur-le-champ de cette maladie rebelle, au très grand plaisir du roi, de la reine et des médecins alors présents à la cour. Voilà comment, grâce aux secours d’un meilleur naturel, du roi et de la sérénissime reine, de la France et de tous les soins de Héroard, le dauphin est passé d’un état médiocre et des soupirs d’une complexion languissante, à une santé plus ferme et mieux assurée. Par le livre qu’il a publié sur l’institution morale des princes et qu’il lui a dédié, [75] Héroard, en très brillant homme et très sage médecin, a aussi fait passer le dauphin des jupes et des bagatelles des femmes, j’entends celles de la cour, qui n’ont ni grand talent pour les lettres ni la moindre aptitude pour les armes, à l’autorité du sage et prudent administrateur (bien que les finesses des femmes héroïques ne manquent ni de sagesse ni de prudence), sans oublier ni la gloire ni le jugement des princes. Il saura et devra entendre ce livre avec un œil reconnaissant et le sourire aux lèvres.
Sur ces entrefaites, un funeste et terrible trépas emporte notre très généreux et invincible Henri iv ; [40] et le 25 mai 1610, jour où le dauphin, qui est l’espoir le plus cher de la France, devient roi, il désigne Héroard pour occuper de plus hautes fonctions. [Page 60 | LAT | IMG] Sur les recommandations de l’illustrissime et très-chrétienne reine, il reçoit enfin la profondément vénérable et extrêmement honorable charge de premier médecin du roi. Il l’a assurée depuis cette date jusqu’au 10 février 1628, quand Louis xiii, le plus juste des rois, assiégeait La Rochelle, [115] encerclée et attaquée par ses armées, pour griefs de haute trahison, car elle était devenue un retranchement très sûr pour les rebelles, mais nuisible pour la France. [76] Pendant vingt-sept ans, Héroard a diligemment assuré sa charge au plus haut niveau d’honneur, de renom, de réputation et d’estime. Il l’aurait fait plus longtemps encore si, dans la soixante-seizième année de son âge, de sa naissance et de son éclat, cette période critique, où le Soleil éthéré parcourait le dix-huitième grade décisif du Verseau, quand le malveillant Saturne frappe de ses coups cette splendeur éthérée d’Ætreus, [77] ne l’avait soustrait à l’affection du roi, du royaume et de ses amis, et au gosier féroce et vipérin de Guillemeau. [78] Son lumineux rayonnement, l’exemplaire probité de ses mœurs, sa grandeur d’âme, la générosité de son opulence, sa bonté et la recommandation de sa bonté, son zèle et son amour de la recommandation, sa douceur en affection, sa propension innée à accorder des faveurs, sa coutumière réticence à les accepter, et la retenue de tous ses mouvements d’humeur ont immortalisé sa mémoire, malgré la jalousie des botalistes et de tous les autres : que d’affliction, que de larmes ! [79]
Εμοι δ᾽ αχος οξυ γενεσκετο, κηροθι μαλλον
Ανθρωποισιν απασι και εσσομενοισιν αιδην
Αλλα μεν. » [80][116]
Épilogue
Sans prétendre avoir mené une enquête complète, j’ai prêté une particulière attention aux travaux de trois autres biographes qui se sont depuis penchés sur Jean Héroard.
- L’article de Jean Astruc, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de la Faculté de médecine de Montpellier (Paris, 1767, pages 364‑ 367), a longtemps servi de référence.
« Il est fâcheux d’être obligé, comme je le suis, de prendre les particularités de la vie de Jean Héroard dans les ouvrages d’un de ses plus grands ennemis, car on ne saurait donner d’autre titre à Charles Guillemeau, dont j’entends parler et qu’il importe de faire connaître pour juger du poids de son témoignage. Il était fils de Jacques Guillemeau, habile chirurgien de Paris, et chirurgien du roi. Il avait acheté, étant encore jeune, la charge de premier chirurgien du roi ; mais flatté de quelques marques de confiance que le roi Louis xiii lui donna, il crut pouvoir aspirer à un poste plus brillant. Guy Patin, qui l’avait bien connu, dit que c’était un rusé courtisan, qui avait grande envie de faire fortune. [81] Il quitta donc sa charge de premier chirurgien, se mit sur les bancs de la Faculté de médecine de Paris, et y reçut le bonnet de docteur en 1625 < sic pour : décembre 1626 >. Revêtu de ce grade, il reparut à la cour et, pourvu d’une charge de médecin par quartier, aspira à la place de Héroard, premier médecin ; et pour l’obliger, à force de dégoût, de s’en démettre, il contrôla et blâma sa conduite dans toutes les occasions.
Près de 20 ans après la mort de Héroard, Sim<é>on Courtaud, son neveu, parle de la conduite de Guillemeau et de son ingratitude envers son oncle dans sa fameuse ouverture de l’École de Montpellier en 1644. [3] Ce fut assez pour mettre Guillemeau en fureur. Il fit contre l’oncle et contre le neveu deux satires violentes, où il entasse les injures les plus grossières, comme il serait aisé de le prouver par les titres mêmes qu’il leur a donnés, si j’étais capable de vouloir salir mon ouvrage jusqu’à les rapporter. [82] Mais comme je connais le fonds que l’on doit faire sur ce que dit Guillemeau, je saurai, en parlant de Héroard, me défier, comme je le dois, de la fureur qu’il n’a pas été maître de contenir.
Jean Héroard était de Montpellier. Il fut immatriculé dans le Registre de la Faculté le 27 août 1571, et prit ses degrés en 1575 ; [48] il alla à Paris peu de temps après, et par l’amitié de Jacques Guillemeau, père de Charles, qu’il avait connu à Montpellier, où il était allé pour se perfectionner en chirurgie, il fut reçu chez M. de Joyeuse ; et c’est par le crédit de ce seigneur qu’il obtint l’agrément d’une place de médecin par quartier, qu’il garda pendant le règne de Charles ix et de Henri iii. C’est en cette qualité qu’il fut présent à l’ouverture du corps de ce dernier prince. [83][117]
Sous Henri iv, il eut le bonheur de s’introduire auprès du duc de Bellegarde, [38] favori du roi ; et c’est par sa protection qu’il obtint, à la grossesse de la reine Marie de Médicis, le brevet de premier médecin du dauphin qui naîtrait. Guillemeau prétend qu’il fallut pour cela acheter l’approbation du sieur Ribit de La Rivière, premier médecin, et qu’il lui en coûta huit cents écus. [37]
Cette place mena bientôt Héroard à la première place < sic > parce que le dauphin devint bientôt roi, par la mort malheureuse de Henri iv. Il s’y soutint jusqu’à sa mort avec honneur et avec la confiance du roi, nonobstant les basses manœuvres et les sourdes détractions de Guillemeau, qui ne cessait de blâmer sa conduite dans toutes les incommodités du roi, lesquelles étaient fréquentes. Tantôt, c’était une saignée faite trop tard ; tantôt, une purgation ordonnée trop tard < sic pour : tôt (?) >. On condamnait surtout le régime [118] qu’il laissait garder au roi, et qui était effectivement très mauvais et contribuait à le rendre souvent malade. Mais le roi était né avec une mauvaise constitution. Il était très peu docile, et par conséquent très difficile à conduire sur le régime ; n’aimant que ce qui était contraire. Héroard faisait tout ce qu’il pouvait pour retenir le roi, et pour tâcher de réparer les torts qu’il se faisait par son intempérance ; mais il avançait peu. On peut voir sur tous ces détails le traité composé par Robert Lyonnet, [119] médecin du Puy, intitulé Dissertatio de morbis hæreditariis, imprimé à Paris en 1646 < sic pour : 1647 >, in‑4o. Voici comme il parle de Louis xiii : simplices omnes cibos aversabatur, varietate explebatur, nec nisi tostis et frixis, salsamentis, embammatis, artocreate, placentis, rebusque multo saccharo conditis, et aliis gustum acuentibus delectabatur ; jusculorum, carnium elixarum, ipsius etiam panis, nisi assati usum abhorrebat, [quibus etiam ministrorum favebat assentatio : nam a subornato quodam ex ephebis, sibi singulis matutinis, ex urbe lucanicas clanculum ad ientaculum deferri solitas, ipse sæpius affirmavit, dum pueriles delicias recenseret,] atque horum sive usu, sive caloris et siccitatis incremento sitis intendebatur, invalescebat incendium, dum etiam inane vini aromatitis hauriret pateram, et vinum inter pastus minus dilutum. [84][120]
Malgré toutes les menées de Guillemeau, Héroard conserva toujours la confiance du roi. Il mourut au siège de La Rochelle en 1627 < sic pour : 1628 >, où le roi se trouvait en personne. Charles Bouvard, docteur de la Faculté de Paris, lui succéda. On prétend bien que Guillemeau ne négligea rien pour tâcher d’être nommé à cette place, mais ses brigues furent inutiles. Elles déplurent cependant au cardinal de Richelieu, qui l’éloigna de la cour où il ne put revenir qu’avec beaucoup de peine et par la protection du prince de Condé. » [81][121]
- Eudore Soulié et Édouard de Barthélemy ont fourni quelques détails supplémentaires dans l’Introduction de leur édition partielle du Journal de Jean Héroard (Paris, 1868). [85]
- Une curieuse supposition apparaît page lxii :
« Dans son Histoire des secrétaires d’État, publiée en 1668, Fauvelet du Toc [122] prétend que lorsque Charles de Beauclerc [123] fut nommé secrétaire d’État en 1624, il le fut “ avec un applaudissement si universel que le cardinal de Richelieu, qui commençait à s’introduire au ministère, en eut de la jalousie ; il appréhenda qu’il ne fît quelque obstacle à son élévation, et ne put s’empêcher de dire qu’il ne craignait que deux hommes auprès du roi, M. de Beauclerc et Héroard, premier médecin de Sa Majesté. ” [86] Si ce mot est historique, il faudrait peut-être ajouter foi à un document d’après lequel “ le sieur Héroard ” est compris parmi les personnages “ emprisonnés sous le ministère du cardinal ” (Archives curieuses de l’histoire de France, 2e série, tome v). [87] Cette détention pourrait être la vraie cause d’une des longues interruptions qui existent dans les dernières années du journal et que des notes ajoutées après coup attribuent à la négligence de la veuve et des parents de Héroard, qui auraient “ misérablement perdu, pillé, dissipé et vilainement employé ” de nombreux cahiers du manuscrit. »
- La querelle avec Charles Guillemeau est détaillée pages lxiv‑lvi :
« Jean Héroard était mort depuis seize années lorsque son nom se trouva mêlé, d’abord incidemment, puis avec un éclat bien fâcheux pour sa mémoire, dans la controverse qui agita les facultés de Paris et de Montpellier pendant la seconde moitié du dix-septième siècle. Un des neveux maternels et héritiers de Héroard, Sim<é>on Courtaud, après avoir été, par la protection de son oncle, pourvu pendant quelque temps d’une charge de médecin par quartier, s’était retiré à Montpellier où il était devenu doyen de la Faculté. En 1644, Courtaud, dans un discours latin prononcé à l’ouverture de l’École de Montpellier, mentionne Héroard parmi les docteurs sortis de cette École qui avaient eu l’honneur d’occuper la première place auprès des rois de France. [88] Cette apologie, imprimée à Montpellier, vient aux oreilles des médecins de Paris et provoque de la part d’un d’entre eux, Jean Riolan, une longue réponse publiée en 1651 sous le titre de Curieuses recherches sur les écoles de médecine de Paris et de Montpellier, [3] dans laquelle Riolan insinue en passant que Jean Héroard n’a pas été choisi parce qu’il avait étudié à Montpellier, mais parce qu’il se trouvait déjà auprès de Louis xiii au moment de sa nomination comme premier médecin du roi. Sim<é>on Courtaud réplique en 1653 par un gros in‑4o intitulé Seconde Apologie de l’Université en médecine de Montpellier, etc., envoyée à M. Riolan, professeur anatomique ; [6] et là il reprend l’éloge de son oncle Héroard, à propos de la préférence donnée par les rois à la Faculté de Montpellier sur celle de Paris ; puis il attaque Charles Guillemeau comme ayant abusé de la confiance de son collègue et ami Héroard “ pour mugueter la charge de premier médecin ”. C’est alors que l’année suivante, Charles Guillemeau entre dans la lice avec le libelle latin dont nous avons extrait et traduit librement quelques passages. Il y attaque avec une violence inouïe Héroard et son neveu, qu’il n’appelle pas autrement que le chien Courtaud, et il termine sa brochure par ce parallèle entre Riolan et Héroard :
“ Jean Riolan est né à Paris d’un père éminent dans les lettres et dans la médecine, et n’a fait qu’augmenter la gloire du nom de son père ; Jean Héroard a eu pour père un méchant barbier de Montpellier, et le plus ignare de tous parmi les barbiers. Jean Riolan, après avoir puisé les principes sacrés de l’art de la médecine à la Faculté de Paris, a reçu d’emblée son bonnet de docteur ; Jean Héroard n’a jamais été reçu médecin, mais seulement bachelier dans votre École, et encore, par la complaisance du grand Conseil et du doyen de Montpellier. Jean Riolan a érigé des monuments immortels, divins, dans les lettres et dans l’art de la médecine ; Jean Héroard n’a jamais écrit que son Hippostologie, ouvrage bien digne d’un vétérinaire et qui fait que toute la France s’écrie qu’il n’a jamais été un médecin royal, mais un médecin de cheval ! ” Enfin, nous en passons et des meilleurs, “ est-il possible, dit-il à Courtaud, de comparer, sans la plus mortelle injure, Jean Héroard avec ce grand médecin, Jean Riolan ? Non ! il faut le comparer, ton Héroard, à ces charlatans africains dont les éloges, et telle était la Ludovicotrophie de ton oncle, tuaient les gens de bien, pétrifiaient les arbres, faisaient périr les enfants ! à ces Triballiens et Illyriens, peuples de la même espèce, qui ensorcelaient par leurs regards et mettaient à mort tous ceux sur qui ils tenaient trop longtemps les yeux attachés ! Ah ! roi infiniment trop bon ! Ah ! il t’a regardé trop longtemps de son mauvais œil, cet Héroard ! Il faut le comparer encore avec ces sorcières de Scythie, appelées Bythies, avec cette race de Thibiens Pontiques dont Philarque écrit à Pline [124] qu’ils avaient dans un œil deux pupilles et dans l’autre la figure d’un cheval : ce qu’un ami de la médecine peut bien dire d’un médecin de cheval, d’un archi-âne tel que Héroard !... Reléguons-le, cet Héroard maudit, qui a abrégé la vie de son roi et n’a point péri lui-même, parmi ces peuples d’Éthiopie dont l’odeur et les exhalaisons communiquaient la peste par le seul contact de leur corps ! ” [89]
On croirait vraiment, à entendre Guillemeau, que Louis xiii n’a pas survécu quinze ans à son premier médecin ; mais est-il bien nécessaire d’insister plus longtemps sur ces invectives qui se reproduisirent, avec plus de violence encore, dans deux brochures latines publiées l’année suivante, [82] et qui auraient été sans doute suivies de bien d’autres, sans la mort de Guillemeau, arrivée en 1656 ? Cédons pourtant à une dernière tentation, en ce qui concerne Guillemeau, pour rappeler, nous l’apprenons de lui-même, que ce médecin était un protégé du grand louvetier Saint-Simon, [125] père de celui qui s’est montré lui-même si passionné et si injuste dans ses célèbres Mémoires. [90] Les injures, les calomnies, si peu fondées qu’elles soient, laissent toujours après elles, surtout lorsqu’elles se produisent après la mort et que les individus attaqués ne peuvent plus se défendre, des traces profondes, des préventions invincibles. C’est ainsi que Guy Patin, dont l’esprit satirique était d’ailleurs tout disposé à prendre parti pour la Faculté de Paris, dont il était doyen < sic pour : avait été >, écrivait encore en 1663 à son ami André Falconet, médecin de Lyon : “ M. Bouvard m’a dit autrefois qu’il avait entretenu le feu roi du mérite et de la capacité de quelques médecins par les mains de qui Sa Majesté avait passé ; et après qu’il lui en eut dit ce qu’il en savait, que le roi s’écria, Hélas ! que je suis malheureux d’avoir passé par les mains de tant de charlatans ! Ces messieurs étaient Héroard, Guillemeau et Vautier. Le premier était bon courtisan, mais mauvais et ignorant médecin. M. Sanche, le père, [126] m’a dit l’année passée que cet homme ne fut jamais médecin de Montpellier. ” » [81]
- Madeleine Foisil a apporté de précieux éléments nouveaux dans l’Introduction de son édition du Journal de Jean Héroard (Paris, 1989). [91] J’y ai relevé ces détails complémentaires.
- Naissance de Jean Héroard
Son grand-père, Eustache Héroard, [127] originaire de Normandie, vint à Montpellier au début du xvie s., où il devint chirurgien, avec cette note 3, page 39 :
« Les notices faites sur Jean Héroard affirment toutes qu’il est né en Normandie près de Saint-Lô, à Hauteville-le-Guichard. [128] Deux érudits normands sont à l’origine de cette tradition. […] Une enquête récente faite par Yves Nédélec, directeur des Archives de la Manche, précise que les registres paroissiaux de Hauteville-le-Guichard ne vont pas au delà de 1643 et qu’on ne trouve aucune trace de Jean Héroard dans cette région, bien que l’on y rencontre encore aujourd’hui le patronyme. L’étude d’autres documents originaux confirme les recherches inédites d’Yves Nédélec. Jean Héroard n’est pas normand, mais montpelliérain. »
- Jeunesse de Jean (pages 44‑45)
- Aux armées
« À dix-huit ans, il suit les armées qui se mobilisent pour la troisième guerre de Religion et participe à la bataille de Moncontour, le 30 < sic pour : 3 > octobre 1569. [22] C’est le médecin Guillemeau, ennemi juré de Héroard, qui nous donne cette précision, en ajoutant aussitôt avec malveillance qu’il s’enfuit au premier coup de canon. »
- Études médicales
« Le 17 août 1571 est une date essentielle. Il a vingt ans et s’inscrit à l’Université de médecine de Montpellier où ont étudié son grand-père et son oncle, et où ce dernier a été professeur ; le registre matricule, précieusement conservé, nous a gardé la mention manuscrite de son nom. [92] À ce moment même, Guillaume < sic pour Gilbert > Héroard, son oncle, subissait l’ostracisme en raison de la querelle religieuse : prétendant à la place de docteur régent de L’Université, vacante par la mort d’Honoré Castellan, [129] il en fut écarté au bénéfice du catholique Jean Hucher. [130] Des conditions exactes dans lesquelles Héroard fit ses études, nous ne savons rien, faute de document.
En 1574, il quitte Montpellier pour ne plus y revenir. C’est une autre date essentielle de sa vie. En entrant au service des grands et des rois, il prend le chemin qui le conduira, vingt-sept ans plus tard, auprès du dauphin. »
- Gilbert Héroard, oncle de Jean (pages 40‑42)
Gilbert aurait abandonné la médecine et serait parti s’établir à Paris pour entamer une carrière de partisan. Ses deux fils, Pierre, sieur du Mesnil, [131] et Jean, sieur de Raincy, [132] l’auraient suivi dans la carrière des finances et auraient fait banqueroute en 1643. [93]
- Religion de Jean
- Page 42 :
« Ainsi, l’appartenance de la famille Héroard au milieu protestant, l’ardente personnalité huguenote de Michel Héroard, dont les textes et les mémoires officiels nous rendent compte, demandent-elles à être soulignées. Toute la sensibilité de Jean Héroard, jusqu’à un âge avancé, a été imprégnée de protestantisme. Même si autour de cinquante ans, dans les années qui précèdent son entrée au service du dauphin, il se convertit au catholicisme, [133] il ne faut point oublier les racines huguenotes d’un homme qui sera l’un des éveilleurs de la conscience et de la personnalité du futur roi. »
- Page 51, Le huguenot catholique, le catholique huguenot :
« C’est en ces termes, en effet, que l’on peut définir l’appartenance religieuse de Héroard, dont l’évolution reste floue. Protestant dans la première moitié de sa vie, catholique à la fin, à quelle date se fit sa conversion ? En 1601, il épouse Anne de Vaugrigneuse [134] devant la sainte Église catholique et romaine. En 1628, tandis que les Héroard de Paris sont inhumés à Charenton, [135] cimetière protestant, il est inhumé en terre d’Église, à Vaugrigneuse, dont il est le seigneur et le protecteur. Est-il un catholique récent ou doit-on faire remonter beaucoup plus haut son abandon de la religion protestante ? A-t-il pu être au service du dévot Anne de Joyeuse, avoir une charge à la cour de Charles ix et plus encore à celle de Henri iii, garder leur confiance, tout en appartenant à la Religion réformée ? Tandis qu’au lendemain des Barricades (12 mai 1588), [136] Henri iii disgracie toute une partie de son entourage qui ne lui inspire pas confiance (le catholique Villeroy, [137] le catholique La Vrillière, [138] le catholique Miron, [139] etc.), [94] il garde Héroard. Mais celui-ci est un fidèle de Henri iv après l’assassinat de Henri iii. Pourrait-il l’être sans continuer de faire partie de la Religion réformée ? Autant de questions auxquelles le silence des textes ne permet pas de répondre…
Pierre de L’Estoile [140] affirmait qu’en 1601, il était toujours protestant : un an plus tard, il était catholique. En 1618, un certain Frizon lui dédia un pamphlet contre Pierre Du Moulin, [141] le fameux pasteur réformé de Charenton, où il évoque, sans en préciser la date, la conversion du médecin : “ À Monsieur, Monsieur Héroard, premier médecin de Sa Majesté très-chrétienne. Monsieur, Dieu vous ayant fait la grâce par sa miséricorde infinie de reconnaître, il y a longtemps, la nullité de la Religion prétendue réformée, vous avez été béni du Ciel. ” » [95]
- Soucis de Jean à la cour (Pages 45-46)
« Carrière d’une apparente uniformité, mais dans laquelle certains détails permettent de distinguer des fragilités, des à-coups. On les voit apparaître à partir de juillet 1608. Il semble que l’on ait remis en cause la charge de Héroard auprès de l’enfant et qu’il ait dû son maintien à Marie de Médicis. Il écrit ainsi le 15 juillet 1608 : “ À dix heures et un quart, à la messe ; puis va donner le bonjour à la reine où je la remerciai de ce que le jour précédent, elle m’avait fait l’honneur de faire résoudre au roi que je demeurerais premier médecin de Mgr le Dauphin. ” Malgré cela, en octobre 1608, on peut constater qu’encore une fois, le médecin doit faire face à des intrigues, alors qu’il s’est absenté durant neuf jours pour aller à Vaugrigneuse. Pendant son absence, l’enfant tombe malade de la rougeole, [142] et est atteint par toute une série de maladies ; le premier médecin aurait dû être appelé en hâte. Or, le 30 octobre, Héroard se confie à son Journal et laisse transparaître amertume et mécontentement : “ L’on ne me donna jamais avis qu’il eût aucune fièvre, mais un simple rhume. [143] Je le trouve avec la fièvre, pouls plein, égal, hâté, chaud, la face toute couverte de rougeurs. ” […]
Richelieu […] alla-t-il jusqu’à faire emprisonner Héroard ? Les premiers éditeurs du Journal, Soulié et Barthélemy, le pensent en s’appuyant sur un document dont l’interprétation est discutable ; mais une lettre de Peiresc [144] à Valavez [145] confirme l’insécurité dans laquelle il se trouvait : “ M. de Guise [146] (…) disait l’autre jour que M. Hérouard avait eu son congé, il nous tarde d’en savoir la vérité. ” » [96]
- Les Guillemeau (note 1, page 45)
« Deux médecins < sic pour : praticiens > Guillemeau ont été dans l’entourage de Jean Héroard et ont joué envers lui un rôle exactement contraire. Jacques Guillemeau, 1550-1613, élève de Riolan [147] puis disciple d’Ambroise Paré, chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Paris, [148] médecin des rois Charles ix, Henri iii, Henri iv. C’est lui qui avait favorisé la venue de Héroard à la cour. Le 1er avril 1609, il lui dédicaça son ouvrage, De la nourriture et gouvernement des enfants, Paris chez Nicolas Buon. [97][149]
Charles Guillemeau, fils de Jacques, médecin de la Faculté de Paris en 1626, en fut le doyen en 1634-1635 < sic pour : 1636 >. Il manifesta une violente hostilité à l’encontre de Héroard, et sa malveillance contribua à la mauvaise réputation de celui-ci. Il écrivit contre lui un pamphlet, Cani miuro. »
Ombres et lueurs
Les trois biographies françaises de Jean Héroard que j’ai consultées ne se sont intéressées qu’à la première de ses deux Vies latines, le Cani miuro de Charles Guillemeau ; mais elles ont entièrement ignoré la seconde, celle du Genius Pantoulidamas, où l’École de Montpellier répond vigoureusement aux attaques parisiennes. Polémiques, contradictoires et rédigées dans une langue barbelée, leur ton diffère du tout au tout, passant du tombereau d’injures, dans la première, à la corbeille de louanges dans la seconde. Toutefois, les événements relatés et leurs dates s’y complètent sans beaucoup s’y contredire, après qu’on a fait la part des propos outranciers, aussi suspects d’un côté que de l’autre. Ce sont des textes précieux car écrits par des témoins et acteurs directs des faits, 16 ans après la mort de Héroard, éminent médecin de la cour qui a joué un rôle capital dans la vie intime de Louis xiii.
Il subsiste des zones obscures, mais beaucoup de lacunes sont comblées, notamment sur la carrière militaire de Héroard, qui passa du parti huguenot, aux côtés de Coligny à Jarnac (mars 1569) puis Moncontour (octobre suivant), au parti catholique, aux côtés de Joyeuse à Coutras (juin 1587). Dans l’intervalle, l’existence de Héroard avait pris deux virages importants.
- Immatriculé en 1571, comme l’affirment Astruc et Foisil, il fut gradué médecin par l’Université de Montpellier ; mais sa première inscription date plus probablement de 1568, car le Genius Pantoulidamas, tout de même plus crédible sur ce point, dit qu’il interrompit ses études médicales à peine commencées pour s’enrôler en 1569 dans les armées protestantes. [48]
Il est possible qu’il n’ait jamais été reçu docteur : Guillemeau dit qu’il ne dépassa pas le baccalauréat ; [89] Patin, sur la foi de Pierre i Sanche, professeur de Montpellier, écrit qu’il « ne fut jamais médecin ». [81] Le Genius Pantoulidamas (sans date précise) [53] et Astruc (en date de 1575) font état d’un doctorat (mais Astruc ne parle que de « ses degrés ») que Héroard aurait obtenu, tout en semblant bien avoir définitivement quitté Montpellier en 1574 (selon Guillemeau, non contredit par le Genius Pantoulidamas et suivi par Foisil) et en s’étant sûrement mis au service du roi Charles ix à Paris, « quelques mois » avant la mort du souverain, en mai 1574 (selon Héroard lui-même, dans la dédicace de son Hippostologie). [57] Serait-il inconcevable qu’un médecin royal ne fût pas docteur gradué ? Je n’en suis pas persuadé et je me demande si les Montpelliérains (en 1654) et Astruc (en 1767) auraient osé en convenir quand ils chantaient la gloire de leur École médicale.
- Héroard s’est sûrement converti du calvinisme au catholicisme, mais quand exactement ? L’Estoile semble le dire encore protestant en 1601. Néanmoins, la plaisanterie dont il assaisonne sa relation [95] n’interdit pas de penser que ce fut longtemps avant : il était en effet commun de reprocher, toute leur vie durant, leur ancienne confession à ceux qui l’avaient abjurée ; Patin, dans ses lettres et dans ses ana, ne s’est jamais privé de le faire. Une date plus plausible me paraît être le passage au service du roi (1574), pour aider le jeune médecin « étranger », qu’il était alors, à entamer plus à l’aise sa lente mais remarquable ascension jusqu’à la charge suprême d’archiatre. [55]
Quoi qu’il en soit de ces deux questions, il est désormais difficile d’ignorer l’intégralité des deux Vies latines de Héroard dont j’ai présenté les traductions jusqu’ici inédites, en les commentant pour en résoudre les apparentes contradictions. Conscient de leur intérêt historique, je les ai voulues les plus fidèles possible, en dépit des difficultés que j’ai rencontrées à les convertir en français lisible et des quelques incertitudes qui y subsistent.
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