L. latine 119.  >
À Sebastian Scheffer,
le 20 mars 1659

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Sebastian Scheffer, le 20 mars 1659

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=1153

(Consulté le 19/04/2024)

 

[Ms BIU Santé no 2007, fo 79 vo | LAT | IMG]

Au très distingué M. Sebastian Scheffer, médecin de Francfort.

Très distingué Monsieur, [a][1]

J’ai bien de quoi vous devoir d’immenses remerciements, et ce pour le livre de votre Jordanus, que notre libraire m’a remis avec deux lettres, la vôtre et celle de votre père. [1][2][3] Dieu fasse que je puisse vous offrir en retour quelque présent à la hauteur de votre générosité et de votre libéralité. Grâce à l’excellent M. Volckamer, [4] j’ai ici le livre de Lucas Stengel contre l’antimoine, et ne le cherche plus. [2][5][6] Je souhaite pourtant qu’il puisse être réimprimé chez vous pour que beaucoup de gens parviennent à se le procurer ; pensez-y donc s’il vous plaît. J’ai envoyé votre autre lettre à Angers. Je salue de tout cœur monsieur votre excellent père, à qui j’offre de bon cœur toute sorte de services. Pour les livres de Quercetanus, [7] je l’aviserai que je n’en désire aucun et que ce chimiste ne vaut rien du tout. [8] Fils d’un barbier de campagne, il n’a jamais été docteur en médecine, mais avait d’abord pratiqué la chirurgie ; [9] l’ayant abandonnée, il est devenu valet de pharmacien ; [10] et ensuite, devenu chimiste en Allemagne, il a dû s’en sauver pour la fausse monnaie dont il avait fait sa pratique, [11] évitant adroitement la corde et les mains du bourreau ; parvenu à Paris, il s’y est acquis la réputation d’un médicastre habile à traiter la vérole, [12] ce qui lui a fait faire fortune et obtenir un brevet de médecin du roi sur la recommandation de quelques courtisans ; moyennant finances, il a acheté des scribes pour lui composer quelques livres qu’il a publiés sous son propre nom, bien qu’il ne sût même pas le latin ; diverses gens avaient écrit pour lui, mais surtout un certain de Burgo, médecin chimiste de Poitiers. [3] Quand il vivait en Allemagne, chez le comte Palatin du Rhin et chez le landgrave de Hesse, il avait appris l’art des orfèvres et s’était instruit dans la colliquation des métaux ; [4][13] d’où, avec l’aide de la chimie, il parvint à faire de la fausse monnaie et pour ne pas périr en Allemagne, malum pedem retulit in Galliam ; [5][14] et ce misérable vaurien est mort à Paris en 1609, d’un squirre dans le pancréas. [6][15][16] Ce fut un homme fort intempérant, qui a mené une vie extrêmement dissolue, puisqu’il abusait à l’excès du vin pur et des plaisirs de l’amour. Voilà qui vous donne en peu de mots un abrégé de la vie de ce personnage qu’avaient fort bien connu les hommes honnêtes et dignes de créance qui me l’ont racontée. [7][17] Je ne fais aucun cas de ses écrits, qui ne sont pas de lui et ne méritent ni louange ni réfutation. Je n’ai jamais vu ses Opuscules posthumes sur les secrets ; [8] de là est pourtant peut-être venue la rumeur disant qu’il proclamait chez les gens de la cour (espèce d’hommes qui souvent trompe et extravague, tout autant qu’elle est trompée) qu’il possédait quantité de secrets contre toutes les maladies, même désespérées. Les chimistes ont coutume de mentir ainsi ut faciant rem, si non rem, quocumquemodo rem[9][18] Il disait à tout le monde que ses remèdes étaient mystiques et séraphiques ; mais alors il se gaussait sans retenue de la sottise des Parisiens, en disant : Ô que ce peuple est donc facile à tromper ! Gens à qui, bien sûr, il vendait tous les jours au prix fort ses poudres, ses pilules, pour ne pas dire ses breloques ou ses poisons chimystiques. Mais laissons là ce fumivendulus[10][19] et venons-en à un autre.

Il s’agit de Borel, qui a effectivement publié quelques Observationes, mais de nulle importance. [11][20] Il n’a pas encore 40 ans, il n’a jamais exercé la médecine et s’est pourtant proclamé médecin. Il diffère néanmoins beaucoup de Quercetanus en ce que ce dernier était très riche, tandis que Borel, qui eût voulu se dire médecin et être tenu pour tel, n’était pas loin d’être mendiant. Il a vécu ici pendant plus de deux ans. [Ms BIU Santé no 2007, fo 80 ro | LAT | IMG] Comme il ne faisait pas fortune, il en est parti pour l’Angleterre, puis la Hollande ; après quoi, ayant compris que de telles pérégrinations lui réussissaient médiocrement, il est revenu à Paris, quémandant alors pitoyablement quelque stratagème lui donnant une chance de loger en lieu sûr, alors qu’il n’avait aucune ressource ; et comme il manquait des autres choses, et de presque tout, il a entrepris de marchander sa religion. Peut-être n’en avait-il alors aucune de solide, et il pensa s’en procurer une dont il pût tirer du pain et le reste de ce qui est nécessaire pour manger et se vêtir ; c’est qu’on juge toujours meilleure et préférable la religion qui peut nourrir celui qui la pratique. Je me souviens qu’il m’a alors demandé (il m’avait vu chez Pierre Gassendi, {succombant à une maladie mortelle,} [12][21] professeur royal de mathématiques, mon collègue et ami, dont j’étais le médecin depuis quelques années) de bien vouloir le placer dans quelque maison opulente où il gagnerait sa vie comme précepteur des enfants ou comme bibliothécaire. Ce qu’il souhaitait ne me plaisant point et voulant me dérober poliment, j’ai allégué cette Religion réformée dont il faisait profession : elle ferait qu’il peinerait, voire échouerait à trouver un emploi dans une cité certes très grande et très peuplée, mais largement et excessivement vouée aux rites romains, où loyolites et autres moines sont si puissants ; mais lui, esquivant ma réponse et voulant se jouer de moi, me rétorqua aussitôt qu’il ne se souciait pas le moins du monde de cette Religion réformée et qu’il embrasserait, quelque qu’elle fût, celle que voudraient les gens avec qui et par le moyen de qui il pourrait s’enrichir largement. Il plaisantait, mais peut-être parlait-il sérieusement ; j’ai donc ri et laissé là cet homme. [22] Mais enfin, ruiné et sans soutien d’aucun ami, pour ne pas tomber dans une plus rude pauvreté ou pour n’être pas contraint à mourir de faim, il est retourné dans sa patrie, savoir la ville de Castres, [23] située en Languedoc, non loin de Montpellier ; d’où j’ai appris, mais ce n’est encore qu’une rumeur incertaine, qu’il est mort d’une fièvre continue en refusant qu’on emploie la saignée pour la soigner. [24][25] Ainsi ce vaurien ignorant, et le plus menteur des imposteurs, a-t-il bien mérité sa mort, d’autant qu’il a inventé quantité de sottises et a impudemment menti dans ses Observationes[13]

J’ai ici entre les mains quelques manuscrits de Caspar Hofmann, où il y a ce livre de Humoribus[14][26] Si la guerre ne nous en empêchait, nous pourrions trouver des imprimeurs capables d’en faire deux gros volumes in‑fo ; mais auparavant, nous avons besoin de cette paix dorée, dont on débat maintenant. [27] Dieu fasse qu’elle nous vienne vite et que l’Europe tout entière en jouisse avec très grand bonheur pendant de nombreuses années. Je salue de tout cœur monsieur votre incomparable père et souhaite que vous-même jouissiez d’une belle santé. Vale et aimez-moi.

De Paris, le 20e de mars 1659.

Votre Guy Patin en toute franchise.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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